IRONIE numéro 72 (Février 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 72, Février 2002

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Supplément du numéro 72,
Contes Moraux II, Le Tombeau de Moïse


 Achtung Artaud

J'ai bien reçu votre mot, peu de temps après ma séance du Vieux Colombier.
J'ai, je peux dire : reçu, chez Pierre Loeb, la visite d'une dame venue me parler de votre œuvre et de vous.
Charles Estienne me fait part de votre désir d'illustrer mes œuvres.
Mr Archtung vous allez me comprendre :
Je hais
De plus en plus la haine est le seul sentiment qui s'exhale de moi à tout contact humain et je cherche des gens qui comme moi puissent et sachent haïr.
J'ai senti à votre lettre à moi écrite
Que vous haïssiez,
Je dis : que vous haïssiez.
Mais à quoi bon maintenant illustrer mes œuvres. Elles ne sont pas visibles telles quelles. Je dis : comme des œuvres d'art, des œuvres imprimées, des œuvres vendues à un public.
Mais la vérité est celle-ci et vous me comprendrez :
Je ne peux souffrir qu'on illustre mes œuvres,
Qu'un autre que moi les raconte. Et accepterai-je d'être traduit ? Je ne sais pas.
Et puis Mr Archtung, je dessine.
Je veux dire que je ne dessine pas mais qu'à côté de ce que j'écris, je fais des figures qui ne sont pas des mots, mais des barres non des ombres.
Ce que je fais est trop près de moi, trop intime.
Je n'accepterai pas que quelqu'un chie avec moi quand je chie, se lave la queue dans le même bidet que moi.
Ainsi en est-il de mes écrits.
Ils ne quitteront plus mon for intérieur et un autre que moi ne peut intervenir dans leur manifestation.
Voilà
J'espère que vous ne m'en voudrez pas, que vous me comprendrez.
Je suis sûr qu'il y a en vous une rage de vivre dans un temps impossible à la vie de ceux qui se rendent compte de la vie.
Quand personne n'a jamais su ce que c'était.
L'heure approche des bidons de pétrole, auxquels réellement on fout le feu. Et ça ne part pas des mots en l'air mais de la chair grillée, réellement noircie au feu dans le voisinage.
Peut-être un jour tout proche allumerez-vous un bidon de pétrole non loin de moi. "

Antonin Artaud - Lettre à Hans Hartung (Ivry, le 25 avril 1947)

« Attaquer sans distance, autant dire sans ironie, c'est lancer des troupes à l'assaut sans le moindre état-major. »
Maurice G. Dantec - Laboratoire de catastrophe générale (2001)

 Présences

« Tout amant est soldat »
Ovide - Amours

   Je fonce vers le soleil, le sud, l'horizon mauve. Ne pas oublier : deux tiers de nos vies voués au bonheur, au cas où tout recommencerait !
   Jouer aux cordes sensibles partitions de frissons cris chuintements mots murmures musiques. Seules les femmes m'aiguillonnent mouvement aria crescendo allegro ma non troppo beaux caprices... Rien n'est jamais gagné... Les parcourir suites ballades. Se persuader que l'on ne saura rien de cette équation à de multiples inconnues... Commedia dell'arte !
   Je me rappelle cette Florentine. Elle m'a tout raconté. Quand il pleuvait, elle partait à la recherche d'escargots. Nous sommes sortis en pleine nuit vers les jardins de Boboli... Au fond du seau, il y en avait bien une vingtaine... Une fois nue, sur son lit, elle les a posés délicatement à divers endroits de son sexe... Elle aimait la douceur mobile de ces animaux, objets inconscients d'un soupir original... Ainsi, son régal était suspendu aux aléas de la météorologie.
   Dans un bar de pêcheurs, j'assiste à des tournois de bras de fer, Moyen-Age des hommes virils : bruits chaleurs fatigues.
   Je me souviens d'une nymphette déjà mariée-mère-divorcée à vingt ans : un regard radar a suffit, net. Alors, je l'ai suivi. La beauté de son visage encore. Et cette vendeuse qui tenait fermement mes fesses pendant le coït. Et l'esthéticienne, tribade intrigante, vierge à trente ans, qui ne dépassait jamais les préliminaires. Elle n'avait besoin de rien d'autre.
   Ce matin, sept heures, les silhouettes s'activent, les pêcheurs; les plates glissent vers les parcs, ombres chinoises avant le lever... Le varech gelé, la mer chatouillée par le froid... Je regarde le jet d'huîtres, pas un bateau de plaisance à l'horizon... Le soleil expose sa face rose-orange, hostie en chaleur...
   Je pense à D., délicate débauchée douce dauphin déflorée déchargée décoiffée débandade dare-dare danseuse délicieuse diablesse décollée déchaînée dilatée discrète dulcinée dodue dune dévoilée ductile dès... Je pense à K., karma kabbale kung-fu koala... Je pense à F., mon fa clé, faille fente fange fuyante fabuleuse facétieuse futée fusée filante fayyoum faste fève féline feinte fêlure fermée festin flanc femme flèche flux fistule frivole flûte fissure ferveur fermeté fébrile fortuite fourvoyée fragile frénésie fourrée fugueuse fortune foudroyante fruitée fugace fût fusion fusible friable furtif... Et S., serpent sage... Et L., languide lippue lapée lascive latente latine lubrique lave lisse liqueur leste lucide léonine lubie lys légère louve libre lueur lovée lutte licencieuse libellule luisante luxuriante luth luxe lyre lustre...
   Et moi ? Je vais vers l'océan... Je ne pense pas m'y baigner; le gel s'accroche aux grains sablés... La meute des chiens de chasse au loin, les hurlements, les coups de feu. Mourir ce matin, d'un trait accidentel, dépecé ensuite par les chiens rendus furieux par les détonations tous azimuts. Le fracas des vagues qui se cassent et les corbeaux qui rongent l'unique charogne révélée par les remous... Seul face à l'immensité changeante, humilité mouillée de la mort, je me frictionne...
   Après, j'ai visité mes grands-parents, au repos dans le sable, une vague de pierre sous un pin. Je nettoie la tombe. Tout semble exactement joué, la vie n'est qu'une vague bue par le sol. J'entre dans un café bourgeois, les familles, les vieux, c'est dimanche. Tout est convenu. Alors, je relis L'école des filles qui montre que « les sentiments ne sont que jeux d'ombres, simulacres, effets de surface. Seules comptent "les actions secrètes de la fouterie" ».

Lionel Dax

 Telle est la question

« A certains moments de grand désespoir par exemple, lorsque les choses perdent leur consistance et que toute signification s'obscurcit, la question surgit. Peut-être ne nous a t-elle touché qu'une fois, comme le son amorti d'une cloche, qui pénètre en notre être-Là, et se perd de nouveau peu à peu. La question est là, dans une explosion de joie, parce qu'alors toutes choses sont métamorphosées et comme pour la première fois autour de nous, au point qu'il nous serait plus facile, semble-t-il, de concevoir qu'elles ne sont pas que de concevoir qu'elles sont, et sont dans l'état où elles sont. La question est là, dans un moment d'ennui, lorsque nous sommes également éloignés du désespoir et de l'allégresse, mais que le caractère obstinément ordinaire de l'étant fait régner une désolation dans laquelle il nous paraît indifférent que l'étant soit ou ne soit pas, ce qui fait de nouveau retentir sous une forme bien particulière la question : « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? » »

Heidegger - Introduction à la métaphysique (1952)

 Éclats du temps

Parler au présent un temps qu'aucune grammaire n'a encore inventé... Mesguich parle de « représent » comme au théâtre (ce qu'on cherche à révéler n'est ni le présent ni le passé « mais le rêve d'une veille, une figure possible, au bord de l'effacement ; un secret, sur le point de l'enfouissement... »).
Je parlerai plutôt de « Fragtemps » de ces fragments de mots et d'images qui sont les joyaux de notre mémoire et constituent notre identité.
Après cela « Tout ce que nous voyons est autre...
               Tout ce que nous possédons est oubli.
               La nuit froide, le passage du vent
               Sont des mains d'ombre dont les gens
               Sont la réalité-mère de cette illusion
 ».
               Pessoa - Ah ! tout est symbole !
L'unité intérieure n'est-ce pas ces multiples clichés d'un seul temps – celui qui remonte le cours de notre cerveau et qu'aucune horloge ne peut dire ?
Rencontrer l'autre dans ce « fragtemps » où l'indicible et l'invisible se croisent est miracle. Voir ensemble ce que les autres ne voient pas et le voir autrement.
Reconstituer le puzzle de ce fragtemps qui peut être parfois le même (le miracle de la fusion !) ou un autre (le miracle de l'altérité).
Voilà le pari !
               Rien n'a jamais eu lieu que
               Le lieu de sa tête
De rebonds en rebonds
De cascade en cascade
De jaillissement en rejaillissement
De ricochet en ricochet
               Ainsi se sculptent diverses correspondances
               Où le temps et les lieux se juxtaposent
               En une étrange et profonde unité
De silence en appel
De cristallisation en révélation
De fixation en oubli.

Francesca – Janvier 2002

 Chut ! Le Spectacle est Grand

« Je n'ai point dessein de composer une critique longue, peut-être indiscrète, des livres dont les bibliothèques sont remplies. Je m'arrête seulement à cette pensée que le silence serait nécessaire à un grand nombre d'auteurs, soit parce qu'ils écrivent mal, ou parce qu'ils écrivent trop ; et ce serait un bien très utile, si les écrivains solides et judicieux, qui aiment trop à se taire, donnaient plus souvent au public des instructions sages et importantes. (...)
Entrons dans un de ces édifices superbes, où les écrivains sont exposés aux yeux du public. C'est un spectacle qui surprend d'abord, qu'une vaste et riche bibliothèque ; plus de quatre-vingt mille auteurs, de toute nation, de tout âge, de tout sexe, de tout caractère ; rangés avec intelligence, chacun dans le lieu qui lui convient ; distingués, ou par l'ordre du temps où ils ont vécu, ou par la nature des choses qu'ils ont traitées ; toujours prêts, quand vous les consultez, à vous répondre, soit dans leur langue naturelle si vous la savez, soit par interprètes si vous ne pouvez les entendre autrement. (...) Ce spectacle est grand, auguste, vénérable ; mais j'en reviens à mes premières propositions : on écrit souvent mal ; on écrit trop quelquefois ; et on n'écrit pas toujours assez. (...)
On écrit mal. De tout temps, une partie de l'occupation des meilleures plumes a été de travailler à corriger ou à combattre les mauvais livres. (...)
On écrit trop. Il est des hommes qui écrivent pour écrire, comme il y en a qui parlent pour parler. Nul génie, nul dessein, ni dans les discours des uns, ni dans les livres des autres ; on les lit et on n'y comprend rien, ou on n'y apprend rien. Ces auteurs ne s'entendent pas eux-mêmes. Pourquoi donc écrivent-ils ? C'est ainsi que par le mauvais choix des matières, ou par une manière d'écrire qui ne signifie rien, on remplit le monde de livres stériles et infructueux. (...) Ils sont auteurs, direz-vous : ils ont fait un livre. Dîtes plutôt qu'ils ont gâté du papier, après avoir perdu leur temps en croyant faire un livre. Ils ne sont, tout au plus, que ce qu'ils étaient, pour ne rien dire de plus critique. Ils ont du moins le plaisir de se croire auteurs. Oui, sans doute. (...) On se plaint de l'incontinence d'esprit, qui multiplie si prodigieusement parmi nous, et les auteurs de toute trempe, et les livres de toute espèce, et les lecteurs de tout calibre. Jamais on ne vit en effet de fermentation semblable à celle qui s'est faite dans les têtes depuis vingt-cinq ou trente ans. Tout fourmille de gens de Lettres ; le nom du moins est devenu si commun, si vulgaire même, qu'il est aujourd'hui presque ridicule de l'être et de ne l'être pas. (...)
Si tout le monde écrit et devient auteur, que fera-t-on de tout cet esprit et de tous ces livres, dont nous sommes surabondamment excédés, inondés, submergés ? En un mot, quand tout sera dit, sur quoi l'esprit humain pourra-t-il exercer son activité ? Quand tout sera pensé, que tout sera dit, on recommencera, comme on fait depuis un temps immémorial, à penser encore, à redire les mêmes choses ; on ne sera pas plus surchargé de la population littéraire, qu'on l'est au bout de quelque temps, de cette multitude de livres qui n'ont qu'un instant de vie, qui naissent et meurent, qui revivent et disparaissent encore. (...) Ainsi se consume insensiblement, ainsi sera consumée quelque jour, cette innombrable quantité de livres dont les journaux marquent la naissance, il n'en restera point de traces. Il faut l'avouer, il n'y a pas de nation pour faire rouler les presses, comme la nation française, et peut-être pour les faire gémir. Les auteurs naissent chez nous comme des champignons, et malheureusement, le plus grand nombre en a toutes les qualités. »

Abbé Dinouart - L'Art de se taire (1771)

 Pop Corn

« Ceux qui au théâtre mangent des sucreries le font surtout quand les acteurs sont mauvais. »
Aristote - L'Ethique à Nicomaque (Livre X, chap. V)


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