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Achtung Artaud |
J'ai
bien reçu votre mot, peu de temps après ma séance du
Vieux Colombier.
J'ai, je peux dire : reçu, chez Pierre Loeb, la visite d'une dame venue
me parler de votre uvre et de vous.
Charles Estienne me fait part de votre désir d'illustrer mes uvres.
Mr Archtung vous allez me comprendre :
Je hais
De plus en plus la haine est le seul sentiment qui s'exhale de moi à
tout contact humain et je cherche des gens qui comme moi puissent et sachent
haïr.
J'ai senti à votre lettre à moi écrite
Que vous haïssiez,
Je dis : que vous haïssiez.
Mais à quoi bon maintenant illustrer mes uvres. Elles ne sont
pas visibles telles quelles. Je dis : comme des uvres d'art, des uvres
imprimées, des uvres vendues à un public.
Mais la vérité est celle-ci et vous me comprendrez :
Je ne peux souffrir qu'on illustre mes uvres,
Qu'un autre que moi les raconte. Et accepterai-je d'être traduit ? Je
ne sais pas.
Et puis Mr Archtung, je dessine.
Je veux dire que je ne dessine pas mais qu'à côté de ce
que j'écris, je fais des figures qui ne sont pas des mots, mais des
barres non des ombres.
Ce que je fais est trop près de moi, trop intime.
Je n'accepterai pas que quelqu'un chie avec moi quand je chie, se lave la
queue dans le même bidet que moi.
Ainsi en est-il de mes écrits.
Ils ne quitteront plus mon for intérieur et un autre que moi ne peut
intervenir dans leur manifestation.
Voilà
J'espère que vous ne m'en voudrez pas, que vous me comprendrez.
Je suis sûr qu'il y a en vous une rage de vivre dans un temps impossible
à la vie de ceux qui se rendent compte de la vie.
Quand personne n'a jamais su ce que c'était.
L'heure approche des bidons de pétrole, auxquels réellement
on fout le feu. Et ça ne part pas des mots en l'air mais de la chair
grillée, réellement noircie au feu dans le voisinage.
Peut-être un jour tout proche allumerez-vous un bidon de pétrole
non loin de moi. "
Antonin Artaud - Lettre à Hans Hartung (Ivry, le 25 avril 1947)
« Attaquer
sans distance, autant dire sans ironie, c'est lancer des troupes à l'assaut
sans le moindre état-major. »
Maurice
G. Dantec - Laboratoire de catastrophe générale (2001)
Présences |
« Tout amant est soldat »
Ovide - Amours
Je
fonce vers le soleil, le sud, l'horizon mauve. Ne pas oublier : deux tiers de
nos vies voués au bonheur, au cas où tout recommencerait !
Jouer aux cordes sensibles partitions de frissons cris chuintements
mots murmures musiques. Seules les femmes m'aiguillonnent mouvement aria crescendo
allegro ma non troppo beaux caprices... Rien n'est jamais gagné... Les
parcourir suites ballades. Se persuader que l'on ne saura rien de cette équation
à de multiples inconnues... Commedia dell'arte !
Je me rappelle cette Florentine. Elle m'a tout raconté.
Quand il pleuvait, elle partait à la recherche d'escargots. Nous sommes
sortis en pleine nuit vers les jardins de Boboli... Au fond du seau, il y en
avait bien une vingtaine... Une fois nue, sur son lit, elle les a posés
délicatement à divers endroits de son sexe... Elle aimait la douceur
mobile de ces animaux, objets inconscients d'un soupir original... Ainsi, son
régal était suspendu aux aléas de la météorologie.
Dans un bar de pêcheurs, j'assiste à des tournois
de bras de fer, Moyen-Age des hommes virils : bruits chaleurs fatigues.
Je me souviens d'une nymphette déjà mariée-mère-divorcée
à vingt ans : un regard radar a suffit, net. Alors, je l'ai suivi. La
beauté de son visage encore. Et cette vendeuse qui tenait fermement mes
fesses pendant le coït. Et l'esthéticienne, tribade intrigante,
vierge à trente ans, qui ne dépassait jamais les préliminaires.
Elle n'avait besoin de rien d'autre.
Ce matin, sept heures, les silhouettes s'activent, les pêcheurs;
les plates glissent vers les parcs, ombres chinoises avant le lever... Le varech
gelé, la mer chatouillée par le froid... Je regarde le jet d'huîtres,
pas un bateau de plaisance à l'horizon... Le soleil expose sa face rose-orange,
hostie en chaleur...
Je pense à D., délicate débauchée
douce dauphin déflorée déchargée décoiffée
débandade dare-dare danseuse délicieuse diablesse décollée
déchaînée dilatée discrète dulcinée
dodue dune dévoilée ductile dès... Je pense à K.,
karma kabbale kung-fu koala... Je pense à F., mon fa clé, faille
fente fange fuyante fabuleuse facétieuse futée fusée filante
fayyoum faste fève féline feinte fêlure fermée festin
flanc femme flèche flux fistule frivole flûte fissure ferveur fermeté
fébrile fortuite fourvoyée fragile frénésie fourrée
fugueuse fortune foudroyante fruitée fugace fût fusion fusible
friable furtif... Et S., serpent sage... Et L., languide lippue lapée
lascive latente latine lubrique lave lisse liqueur leste lucide léonine
lubie lys légère louve libre lueur lovée lutte licencieuse
libellule luisante luxuriante luth luxe lyre lustre...
Et moi ? Je vais vers l'océan... Je ne pense pas m'y
baigner; le gel s'accroche aux grains sablés... La meute des chiens de
chasse au loin, les hurlements, les coups de feu. Mourir ce matin, d'un trait
accidentel, dépecé ensuite par les chiens rendus furieux par les
détonations tous azimuts. Le fracas des vagues qui se cassent et les
corbeaux qui rongent l'unique charogne révélée par les
remous... Seul face à l'immensité changeante, humilité
mouillée de la mort, je me frictionne...
Après, j'ai visité mes grands-parents, au repos
dans le sable, une vague de pierre sous un pin. Je nettoie la tombe. Tout semble
exactement joué, la vie n'est qu'une vague bue par le sol. J'entre dans
un café bourgeois, les familles, les vieux, c'est dimanche. Tout est
convenu. Alors, je relis L'école des filles qui montre que « les
sentiments ne sont que jeux d'ombres, simulacres, effets de surface. Seules
comptent "les actions secrètes de la fouterie" ».
Lionel Dax
Telle est la question |
« A certains moments de grand désespoir par exemple, lorsque les choses perdent leur consistance et que toute signification s'obscurcit, la question surgit. Peut-être ne nous a t-elle touché qu'une fois, comme le son amorti d'une cloche, qui pénètre en notre être-Là, et se perd de nouveau peu à peu. La question est là, dans une explosion de joie, parce qu'alors toutes choses sont métamorphosées et comme pour la première fois autour de nous, au point qu'il nous serait plus facile, semble-t-il, de concevoir qu'elles ne sont pas que de concevoir qu'elles sont, et sont dans l'état où elles sont. La question est là, dans un moment d'ennui, lorsque nous sommes également éloignés du désespoir et de l'allégresse, mais que le caractère obstinément ordinaire de l'étant fait régner une désolation dans laquelle il nous paraît indifférent que l'étant soit ou ne soit pas, ce qui fait de nouveau retentir sous une forme bien particulière la question : « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? » »
Heidegger - Introduction à la métaphysique (1952)
Éclats du temps |
Parler
au présent un temps qu'aucune grammaire n'a encore inventé...
Mesguich parle de « représent » comme au théâtre
(ce qu'on cherche à révéler n'est ni le présent
ni le passé « mais le rêve d'une veille, une figure
possible, au bord de l'effacement ; un secret, sur le point de l'enfouissement... »).
Je parlerai plutôt de « Fragtemps » de ces fragments
de mots et d'images qui sont les joyaux de notre mémoire et constituent
notre identité.
Après cela « Tout ce que nous voyons est autre...
Tout
ce que nous possédons est oubli.
La
nuit froide, le passage du vent
Sont
des mains d'ombre dont les gens
Sont
la réalité-mère de cette illusion ».
Pessoa
- Ah ! tout est symbole !
L'unité intérieure n'est-ce pas ces multiples clichés d'un
seul temps celui qui remonte le cours de notre cerveau et qu'aucune horloge
ne peut dire ?
Rencontrer l'autre dans ce « fragtemps » où l'indicible
et l'invisible se croisent est miracle. Voir ensemble ce que les autres ne voient
pas et le voir autrement.
Reconstituer le puzzle de ce fragtemps qui peut être parfois le même
(le miracle de la fusion !) ou un autre (le miracle de l'altérité).
Voilà le pari !
Rien
n'a jamais eu lieu que
Le
lieu de sa tête
De rebonds en rebonds
De cascade en cascade
De jaillissement en rejaillissement
De ricochet en ricochet
Ainsi
se sculptent diverses correspondances
Où
le temps et les lieux se juxtaposent
En
une étrange et profonde unité
De silence en appel
De cristallisation en révélation
De fixation en oubli.
Francesca Janvier 2002
Chut ! Le Spectacle est Grand |
« Je
n'ai point dessein de composer une critique longue, peut-être indiscrète,
des livres dont les bibliothèques sont remplies. Je m'arrête seulement
à cette pensée que le silence serait nécessaire à
un grand nombre d'auteurs, soit parce qu'ils écrivent mal, ou parce qu'ils
écrivent trop ; et ce serait un bien très utile, si les écrivains
solides et judicieux, qui aiment trop à se taire, donnaient plus souvent
au public des instructions sages et importantes. (...)
Entrons dans un de ces édifices superbes, où les écrivains
sont exposés aux yeux du public. C'est un spectacle qui surprend d'abord,
qu'une vaste et riche bibliothèque ; plus de quatre-vingt mille auteurs,
de toute nation, de tout âge, de tout sexe, de tout caractère ;
rangés avec intelligence, chacun dans le lieu qui lui convient ; distingués,
ou par l'ordre du temps où ils ont vécu, ou par la nature des
choses qu'ils ont traitées ; toujours prêts, quand vous les consultez,
à vous répondre, soit dans leur langue naturelle si vous la savez,
soit par interprètes si vous ne pouvez les entendre autrement. (...)
Ce spectacle est grand, auguste, vénérable ; mais j'en reviens
à mes premières propositions : on écrit souvent mal ; on
écrit trop quelquefois ; et on n'écrit pas toujours assez. (...)
On écrit mal. De tout temps, une partie de l'occupation des meilleures
plumes a été de travailler à corriger ou à combattre
les mauvais livres. (...)
On écrit trop. Il est des hommes qui écrivent pour écrire,
comme il y en a qui parlent pour parler. Nul génie, nul dessein, ni dans
les discours des uns, ni dans les livres des autres ; on les lit et on n'y comprend
rien, ou on n'y apprend rien. Ces auteurs ne s'entendent pas eux-mêmes.
Pourquoi donc écrivent-ils ? C'est ainsi que par le mauvais choix des
matières, ou par une manière d'écrire qui ne signifie rien,
on remplit le monde de livres stériles et infructueux. (...) Ils sont
auteurs, direz-vous : ils ont fait un livre. Dîtes plutôt qu'ils
ont gâté du papier, après avoir perdu leur temps en croyant
faire un livre. Ils ne sont, tout au plus, que ce qu'ils étaient, pour
ne rien dire de plus critique. Ils ont du moins le plaisir de se croire auteurs.
Oui, sans doute. (...) On se plaint de l'incontinence d'esprit, qui multiplie
si prodigieusement parmi nous, et les auteurs de toute trempe, et les livres
de toute espèce, et les lecteurs de tout calibre. Jamais on ne vit en
effet de fermentation semblable à celle qui s'est faite dans les têtes
depuis vingt-cinq ou trente ans. Tout fourmille de gens de Lettres ; le nom
du moins est devenu si commun, si vulgaire même, qu'il est aujourd'hui
presque ridicule de l'être et de ne l'être pas. (...)
Si tout le monde écrit et devient auteur, que fera-t-on de tout cet esprit
et de tous ces livres, dont nous sommes surabondamment excédés,
inondés, submergés ? En un mot, quand tout sera dit, sur quoi
l'esprit humain pourra-t-il exercer son activité ? Quand tout sera pensé,
que tout sera dit, on recommencera, comme on fait depuis un temps immémorial,
à penser encore, à redire les mêmes choses ; on ne sera
pas plus surchargé de la population littéraire, qu'on l'est au
bout de quelque temps, de cette multitude de livres qui n'ont qu'un instant
de vie, qui naissent et meurent, qui revivent et disparaissent encore. (...)
Ainsi se consume insensiblement, ainsi sera consumée quelque jour, cette
innombrable quantité de livres dont les journaux marquent la naissance,
il n'en restera point de traces. Il faut l'avouer, il n'y a pas de nation pour
faire rouler les presses, comme la nation française, et peut-être
pour les faire gémir. Les auteurs naissent chez nous comme des champignons,
et malheureusement, le plus grand nombre en a toutes les qualités. »
Abbé Dinouart - L'Art de se taire (1771)
Pop Corn |
« Ceux
qui au théâtre mangent des sucreries le font surtout quand les
acteurs sont mauvais. »
Aristote
- L'Ethique à Nicomaque (Livre X, chap. V)