IRONIE numéro 78 - Supplément "Les secrets du Tintoret II"
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> Supplément du numéro 78,
Les secrets du Tintoret II
, Salotto Quadrato

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IRONIE numéro 78, Septembre 2002

 Les secrets du Tintoret II

Salotto Quadrato

 

NDLR : retrouvez Les secrets du Tintoret I dans le numéro 62 d'Ironie (mars 2001)
et Les secrets du Tintoret III dans le numéro 97 d'Ironie (mai 2004).

« Je me suis vu dans l'allée où il y a la grande porte de l'escalier royal et à son côté le cabinet du président de la guerre, qu'on appelle savio alla scrittura. La porte de la salle aux quatre portes était fermée, également que celle de l'escalier, grosse comme la porte d'une ville, que pour forcer il m'aurait fallu avoir le mouton ou le pétard. » Pendant sa fuite des Plombs, enfermé avec son moine de fortune dans le vestibule carré du second étage, appelé communément Salotto ou Atrio Quadrato, Casanova se heurte à un ultime obstacle, la porte de l'escalier d'Or du Palazzo Ducale de Venise. Le plafond est encore intact, peint par le Tintoret vers 1565. Par contre, les quatre toiles qui ornaient les murs, peintes aussi par le Tintoret vers 1577 ne sont plus présentes. Elles ont été transférées en 1716 dans la salle de l'Anticollège où elles y sont encore aujourd'hui.

   Vers 1565, le Doge Girolamo Priuli a proposé au Tintoret de travailler dans le Palazzo Ducale. De suite, le peintre s'est attaqué au plafond du Salotto Quadrato, situé en haut de l'escalier d'Or que Sansovino venait à peine de terminer. Salle de passage, d'attente, antichambre pour le Collège ou pour le Sénat. Les visiteurs étrangers étaient retenus là quelques instants avant d'être introduits dans une des salles majeures du Palazzo. Lieu de regard, lieu du temps qui passe, impression de Venise...

   Au milieu du plafond, un octogone peint... Le Doge Priuli représenté avec les symboles de son pouvoir (le lion de saint Marc, la corne d'Abondance, l'hermine) et le saint de son prénom Jérôme, une bible ouverte sur les nuages, s'agenouille devant deux femmes, la Justice et Venise. L'ensemble du cycle aurait une signification politique mettant en valeur le bon gouvernement du Doge et la gloire de la cité. Les quatre toiles bibliques, Salomon et la reine de Saba, Le jugement de Salomon, Esther devant Assuërus, Samson et les Philistins, peintes en monochrome, cacheraient les vertus de Venise, la sagesse, la paix, la justice, la force, la richesse, le courage, la prudence, la foi, la puissance... et les quatre saisons indiqueraient l'harmonie de la nature, la sensation du temps... Je suis les allégories des saisons, les anges joufflus... C'est le cœur du temps, les points cardinaux de la vie, à lire dans le sens des aiguilles d'une montre... Le cercle des saisons dans le carré du ciel. Le 8 règne au plafond, un octogone central avec quatre personnages entouré par huit petits tableaux qui font ronde autour de lui... Le Salotto Quadrato est la salle du Tintoret, un hymne à Venise, à ses beautés.

   Pignati en 1985, sûr de lui, pense que « le thème, évidemment dicté par l'un des nombreux érudits qui constituaient l'équipe culturelle des Doges (Grimani, Barbarigo, Navagero), ne convient pas, à franchement parler, à l'imagination du Tintoret, dont il a probablement limité l'élan ». Il critique la « pose étrangement incohérente » de saint Jérôme « avec un grand livre posé en l'air sur des nuages rapidement improvisés par l'habile Tintoret ». Selon lui, « Les images du peintre semblent embrouillées ». La bile Pignati note « un relâchement dans le ton du peintre ». Son hypothèse douteuse est que le Tintoret était trop absorbé par les travaux de la Scuola di San Rocco, « pris par d'inévitables relations publiques (...) Aussi ne pouvait-il s'occuper sérieusement d'autre chose ». Laissons là ces proses jalouses. Tintoret n'est évidemment pas sérieux. Joueur plutôt, amoureux des défis.

Tintoret - Mercure et les Grâces
Mercure et les Grâces

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   « Après la destruction, en mai 1574, de la salle du Collège et de celle du Sénat, où se trouvaient entre autres des tableaux votifs du Tintoret, un nouveau brasier anéantit en décembre 1577 La bataille de Spolète ainsi que plusieurs œuvres majeures du Tintoret qui étaient accrochées dans la sala dello Scrutinio. Par manque de temps, le Tintoret délégua à son atelier de nombreuses allégories, tableaux votifs et tableaux d'histoire destinés au palais des Doges. Toutefois, il exécuta lui-même les quatre allégories qui ornent aujourd'hui l'Anticollegio : Mercure et les Grâces, Mars chassé par Minerve, La Forge de Vulcain et Vénus, Ariane et Bacchus. » (Roland Krischel, 2000). Dans le même temps, la peste s'installe à Venise dès l'été 1575 et se termine deux ans après l'été 1577. Près de 45 000 Vénitiens, un quart de la population, succombent, dont peut-être le peintre Titien qui meurt le 27 août 1576. Une de ces quatre toiles Vénus, Ariane et Bacchus est un hommage vibrant à Titien que le Tintoret n'a jamais cessé d'admirer. « Pour la couleur, il dit avoir imité la nature, puis Titien en particulier (bien des portraits faits par lui ont été pris en effet pour des œuvres de Titien) » (Borghini, 1584). L'attitude de son Bacchus rappellent le Bacchus et Ariane du Titien peint entre 1520 et 1523, que le Tintoret a sûrement vu à Ferrare. L'ivresse contre la mort...

Tintoret - La forge de Vulcain
La forge de Vulcain

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   Donc, Tintoret est à nouveau appelé au Salotto Quadrato du Palazzo Ducale pour ces quatre tableaux mythologiques, onze ans après en avoir décoré le plafond. Au même moment, Véronèse se charge du plafond du Collège qu'il réalise de 1575 à 1577 : Mars et Neptune ; La foi, force de la République ; Venise sur son trône avec la Justice et la Paix ; La Récompense ; La Modération ; La Simplicité ; La Dialectique ; La Mansuétude ; La Vigilance ; La Fidélité ; La Prospérité... En pleine peste, les peintres Tintoret et Véronèse choisissent les couleurs, la vie des Dieux, la force de Venise, l'or, la beauté, les corps en gloire... Le même Véronèse avec Palma il Giovane évaluent ces quatre œuvres de Tintoret au prix de 200 ducats le 28 juillet 1578, une belle gratification. En 1589, Tintoret montre ses œuvres du Salotto Quadrato à Agostino Carracci, de passage à Venise, qui réalise à sa façon deux gravures du cycle, Mercure et les Grâces et Mars chassé par Minerve, c'est-à-dire, le Printemps et l'Eté...

Tintoret - Mars chassé par Minerve
Mars chassé par Minerve

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   Sur les murs du Salotto Quadrato, quatre toiles magiques, mythologiques, de semblable dimension, presque carrées. Y a-t-il un sens à tout cela, une clé plausible ? La lumière du jour traversait le vestibule et les toiles du Tintoret étaient exposées presque à hauteur d'homme pour permettre aux visiteurs une vision rapprochée des œuvres. D'abord, assistées de Mercure, les trois Grâces dans une ronde en joie : fleurs, air, printemps... En face, Pallas éloigne d'une main Mars en armure et de l'autre caresse l'épaule nue de la Paix soutenue par la Concorde : fruits, terre, été... Le troisième tableau est une noce. Bacchus s'offre à Ariane, lui tend l'anneau d'or ; Vénus couronne la coiffe en perles blondes d'une constellation : feuilles, eau, automne... Dans le dernier tableau, Vulcain avec trois apprentis bien bâtis orchestre la forge au pied d'un volcan aux neiges éternelles : fers, feu, hiver... Les hommes en hiver sous l'œil d'un volcan aux roches phalliques, œuvres alchimiques, or secret en perspective, couronne boréale d'Ariane, caducée de Mercure, or de l'alliance, armure de Mars – Celui-ci s'avance armé, Minerve le repousse d'une caresse et d'un sourire qui remet à plus tard les plaisirs de la guerre. La lance rouge délimite les espaces : la pudeur sensuelle se protège de la flamme impulsive de Mars. Au calme, la Paix ceinte d'une couronne d'olivier, et la Concorde avec sa corne d'Abondance attendant le lait de la Paix. Les jambes et les mains se nouent, s'offrent en de diverses poses. Les seins se donnent, les nus ont leur langue secrète. Le voile rouge entre les cuisses d'Ariane s'épanche : il annonce une noce où le sang de l'hymen suivra le flux des vins. Regardez les majeurs, ces doigts si coquins. Celui d'Ariane légèrement baissé, celui de Bacchus assurément en avant... Il est question de conjonction. Le mariage de Venise et de la mer, l'instant érotique des alliances, des corps en communion, ici en suspens, l'esprit sain de la Victoire. Bucintoro Victoriae !

   Les commentateurs ont vu à travers ce cycle une allégorie de la gloire de Venise (Ridolfi, 1648) des saisons et des quatre éléments (Tolnay, 1963). Je me rapproche des toiles comme si elles allaient me chuchoter un indice... Un détail me frappe sur la première... Lettre Volée... L'une des Grâces s'appuie sur un dé; le chiffre quatre s'illumine... Une signature ? Personne n'a pensé ce dé, considéré comme un attribut des Grâces par Vincenzo Cartari en 1571 dans son ouvrage Le imagini dei Dei degl'antichi. Silence sur le dé. Le quatre est partout comme une inscription ésotérique... Quatre scènes bibliques, quatre saisons, quatre toiles mythologiques... Mais si ce dé dit davantage, ce n'est effectivement pas un hasard... Je le regarde fixement... La soie rouge rose masque à moitié le cinq et laisse entrevoir trois points... Ce n'est pas seulement vers le quatre qu'il faut chercher, trop clair, trop facile -, mais aussi vers ce trois à peine découvert... On voit un 4, mais aussi un 3, 4+3 font 7, la somme des faces opposées d'un dé, et les hommes du cycle. Le 3 peut s'unir avec le 5 et faire 8, 8 femmes, retour au cycle du plafond,. De plus 4+5 font 9, les étoiles de la couronne boréale, les muses. Si l'on place ce dé comme tel, nous savons que la Grâce pose sa main sur le 1, l'un caché, le peintre, la grâce d'une main, celle du Tintoret, seul à seul avec le temps...

Tintoret - Vénus, Ariane et Bacchus
Vénus, Ariane et Bacchus

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   Un tableau se démarque des autres... J'y distingue trois personnages, alors que les autres en sont composés de quatre... Le peintre ouvre une brèche dans la logique... Je m'avance vers Bacchus, ceinturé et couronné de raisins... Vénus, Bacchus, Ariane... Et l'absent, celui qui fuit, qui a oublié, celui qui recommence ailleurs, avec la sœur Phèdre, le libre, sur son bateau qu'on aperçoit sous la ligne d'horizon entre Vénus et Bacchus, au loin, vers le large... Thésée... Le quatrième disparaît dans les brumes de la mer... « La gondole se détacha vite du rivage, doubla la douane, et commença à fendre avec vigueur les eaux du grand canal de la Giudecca » (Casanova)

   Sur un document du 10 novembre 1578, on lit que ces toiles « toutes quatre ensemble représentent l'union ». Si ces toiles sont les allégories des saisons, le temps se lit différemment que celles du plafond (temps circulaire O). L'être est là, sous l'octogone, au croisement du sablier, du huit couché... Le temps se promène dans les courbes d'un infini

...InfiniInfiniInfiniInfiniInfiniInfini...

Lionel Dax


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