IRONIE numéro 62 (Mars 2001)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
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LES SECRETS DU TINTORET

La musique à l'œuvre

NDLR : retrouvez Les secrets du Tintoret II dans le supplément du numéro 78 d'Ironie (septembre 2002)
et Les secrets du Tintoret III dans le numéro 97 d'Ironie (mai 2004).

« Le monde ne subsiste que par le secret » Le Zohar


« Les secrets d'un {peintre} sont infinis, et infinies les choses qu'il doit prendre en considération. C'est pourquoi il est téméraire de juger précipitamment ses actions, car bien souvent ce que tu crois qu'il fait pour un motif, il le fait pour un autre, et ce qui te semble fait au hasard ou imprudemment est fait à dessein et fort prudemment. »

François Guichardin - Ricordi (1530)

« Au favori de la nature, mixture d'Esculape et fils adoptif d'Apelle,
Messire Jacopo Tintoretto, peintre.

Tel un grain de poivre qui recouvre, assomme et vaut l'arôme de dix bottes de pavots, c'est ainsi que vous êtes, vous qui êtes du même sang que les Muses. Bien que né depuis peu, vous êtes pourvu de beaucoup d'esprit et d'intelligence; votre barbe est peu fournie mais votre tête est bien pleine; votre corps est petit mais votre cour est grand, bien que jeune en âge vous êtes mûr en sagesse; et dans le peu de temps où vous avez été apprenti, vous avez appris davantage que cent qui sont nés maîtres. (...) Parmi ceux qui chevauchent le Pégase de l'art moderne, il n'en est pas de plus habile que vous dans la représentation des gestes, attitudes, poses majestueuses, raccourcis, profils, ombres, lointains, perspectives. On peut bien dire, en somme, que si vous aviez autant de mains que de qualités de cour et d'esprit, il n'y aurait pas de chose que vous ne puissiez faire, aussi difficile fut-elle. Vous m'êtes bien cher, oh mon frère, je le jure par le sang des moustiques, car vous êtes ennemi de la paresse : vous passez votre vie partagé entre l'accroissement de votre gloire, la restauration de vos forces physiques et l'édification de votre esprit. Cela s'appelle travailler pour en tirer bénéfice et gloire, manger pour vivre et ne pas dépérir, et faire de la musique et chanter pour ne pas devenir fou comme certains qui s'adonnent tant à leur art qu'ils en perdent d'un coup la raison et leur tête. (...) » (1547)


   Cette lettre pleine d'humour provient d'un ami d'enfance du Tintoret (1519-1594), Andrea Calmo (1510-1571), lui aussi fils de teinturier, qui devint l'un des plus grands comédiens de Venise au XVIème siècle. Nous sommes loin du «Séquestré» inquiet que certains ont voulu voir dans la personnalité secrète du Tintoret. Eh oui, il peignait avec une vivacité qui a plu à Rubens, Rembrandt, Fragonard, Delacroix, Manet, Cézanne. Il aimait lire les philosophes, les satires de son temps, jouer de la musique, chanter avec art, et écrire quelques saynètes pour les compagnies « della calza » (troupes de comédiens aristocrates, reconnaissables à leurs pantalons - calze - multicolores).

   Dans sa lettre, Andrea Calmo souligne la grande sensibilité acoustique du Tintoret et son goût immodéré pour la musique, son oreille.

Jacopo Tintoretto - Autoportrait (v. 1548)

Jacopo Tintoretto - Autoportrait (v. 1548)

   Le peintre mène une vie qui va dans le sens de la «vita sobria», cette vie saine et tempérée que défend son ami l'humaniste et agronome vénitien Alvise Cornaro (1484-1566) :

« Si le monde se conserve par l'ordre, et si notre vie n'est autre chose, relativement au corps, que l'harmonie et l'ordre de quatre éléments, notre vie doit se maintenir et se conserver par ce même ordre, et au contraire s'altérer et se dissoudre par l'action inverse de la maladie et de la mort. L'ordre n'a-t-il pas une puissance admirable ? » (1558)

   Faisons attention aux glissements du vocabulaire. L'ordre dont parle Cornaro est un rythme, une harmonie, une règle qui précède les réjouissances, un ordre presque cosmique. N'y voyons pas les ordres obsessionnels et policiers de nos sociétés. Remarquons que dans L'Invitation au voyage, Baudelaire commence par l'ordre pour arriver à la volupté :

« Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
 » (1857)

   N'est-ce pas là le principe de tout peintre en prise avec la réalité sensible du monde ?

« Ce que nous voulons, n'est-ce pas, c'est la volupté » Francis Bacon

   Que dit Cornaro :

« Je passe mon temps sans dégoût, parce que je trouve à en occuper toutes les heures avec plaisir. Ainsi, j'ai souvent occasion de causer avec nombre de gens distingués par l'esprit, les mours, le goût des lettres, ou par un talent supérieur. Si leur conversation me manque, je lis quelque bel ouvrage. Ai-je lu suffisamment, j'écris ».

   Parmi les « gens distingués », nous retrouvons bien sûr le Tintoret, qui fit le portrait de Cornaro aujourd'hui au Palazzo Pitti à Florence, mais aussi l'écrivain Pietro Bacci dit l'Arétin (1492-1556), le cardinal Pietro Bembo (1470-1547), les architectes-sculpteurs Ammanati (1511-1592) et Sansovino (1486-1570), les peintres Guiseppe Salviati (1520-1575), Lambert Sustris (1515-1584).

   Encore Cornaro :

« Tous mes sens, Dieu merci, sont excellents, et spécialement le goût. »
« Partout je dors du sommeil le plus doux et le plus paisible, sans éprouver la moindre agitation; aussi mes nuits sont-elles embellies de songes agréables. »
« Enfant de Venise, je lui dois tout l'amour »
« La sobriété purifie les sens; elle donne légèreté au corps, vivacité à l'intelligence, ténacité à la mémoire, souplesse aux mouvements, promptitude et régularité à l'action. Par elle, l'âme, comme déchargée de son fardeau terrestre, jouit de la plénitude de sa liberté : les esprits se meuvent paisiblement dans les artères; le sang court dans les veines; la chaleur, tempérée et douce, produit de doux et tempérés effets, et finalement ces éléments de notre corps conservent avec un ordre admirable une heureuse et bienfaisante harmonie. »

   Est-ce bien là le bréviaire d'un «Séquestré» ? Et pour ceux qui traînent une langoureuse mélancolie, et portent comme des croix la maladie et la tristesse :

« Quelques-uns s'imaginent que ces incommodités leur sont envoyées par la volonté divine, afin que dans cette vie ils expient leurs péchés. Selon moi, ils se trompent, je ne puis supposer que Dieu regarde comme un bien que l'homme, objet de sa prédilection, vive malade, triste, affligé; il le veut au contraire bien portant, gai, satisfait »

   Ainsi parlait Cornaro !

« On a inventé une notion « d'âme, une notion d'esprit  », et en fin de compte « d'âme immortelle », pour permettre de mépriser le corps, pour le rendre malade, « sacré », pour opposer la pire insouciance à toutes les questions sérieuses de la vie, aux questions de nourriture, de logement, de régime intellectuel, d'hygiène, de médecine, de salubrité, de température. On a remplacé la santé par le « salut de l'âme », je veux dire par une folie circulaire qui va des convulsions de la pénitence à l'hystérie de la rédemption ! »

Nietzsche - Ecce Homo (1888)

   Le peintre musicien semble plus proche de Dionysos que du Crucifié !
   La musique et le chant sont les principales sources d'équilibre du Tintoret. Elles le protègent de la mélancolie et de la folie dont les artistes, « enfants de Saturne », sont menacés, comme on le pensait à la Renaissance. La musique est une passion qui l'accompagne tout au long de sa vie. Vasari en 1568 :

« A Venise, vit encore un peintre appelé Jacopo Tintoretto qui a cultivé tous les arts, en particulier la musique, jouant lui-même de divers instruments; agréable dans tout ce qu'il fait, il est dans son art le cerveau le plus original, le plus capricieux, le plus prompt, le plus résolu, en un mot, l'esprit le plus « démesuré  » qu'ait jamais connu la peinture. »

   Il me plaît ce Tintoret.

   La musique vénitienne du XVIème adore le luth. Les premières éditions de pièces pour luth seul éditées à Venise sont l'œuvre de Francesco Spinacino (1507), Giovanni Maria de Crema (1508), Joan Ambrosio Dalza (1508). Appartenant au même registre, la musique de Vicenzo Capirola nous est connue par un manuscrit de 1517, compilé et enluminé par un certain Vidal (sûrement un pseudonyme de Capirola lui-même) qui écrivit à son sujet :

« Considérant que de nombreuses œuvres divines ont été perdues par suite de l'ignorance de leurs propriétaires et souhaitant que ce livre quasi divin soit à jamais préservé, je l'ai orné de peintures si précieuses que, s'il tombait entre les mains de quelqu'un qui ne connaisse pas la musique, il le garderait pour la beauté des peintures. » (1517)

La peinture à la rescousse de la musique, la vue pour l'ouïe...

   Ridolfi mentionne dans sa vie du Tintoret en 1658 que le peintre est l'ami intime du compositeur-théoricien Gioseffo Zarlino (1517-1590) qui s'installe à Venise en 1541 et devient maître de chapelle à Saint Marc de 1565 jusqu'à sa mort. Le peintre connaît aussi Andrea Gabrieli (1510-1586), organiste de la Basilique Saint Marc à cette même période. Parmi ses proches, son frère, Domenico Robusti, est musicien de cour au Palazzo Ducale de Mantoue, et sa fille Marietta (La Tintoretta) a comme professeur Guilio Zacchino (1550-1584), organiste de renom. La musique est au centre de la pensée du Tintoret, et il est étrange que les commentateurs de son œuvre n'aient pas relevé cette dimension fondamentale de son travail.

Vittore Carpaccio - Présentation de Jésus au temple (détail)

Vittore Carpaccio - Présentation de Jésus au temple (détail)
A gauche une flûte, au centre un luth, et à droite une lira da braccio

   Le Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione, publié en 1528, devient le livre de chevet de tous les artistes de la Renaissance. L'ouvrage a pour cadre le Palais d'Urbino et s'étend sur quatre soirées, du 3 au 7 mars 1507. L'auteur met en scène des familiers de la cour des Montefeltri, parmi lesquels Juliano de Medici, l'écrivain Pietro Bembo, le cardinal Bibbiena, tous réunis autour de la duchesse Elisabetta Gonzaga, sour du marquis de Mantoue et belle sour de la célèbre Isabella d'Este. Les thèmes sont variés, abordés sur le mode de la conversation : on raconte de bonnes histoires et l'on fait de la musique. La musique est alors considérée comme nécessaire, à la fois comme pratique quotidienne et comme moyen spirituel d'appréhension de l'univers :

« A cet endroit chacun se mit à rire, et le Comte recommença à parler ainsi : «Messeigneurs, vous devez savoir que je ne suis pas satisfait du Courtisan s'il n'est aussi musicien, et si, outre la capacité de lire une partition, il ne sait pas jouer de divers instruments; car, si nous y pensons bien, on ne saurait trouver aucun repos des fatigues et aucune médecine pour les esprits malades qui soit plus louable et honnête en temps de loisir que celle-ci; et principalement dans les cours, dans lesquelles, outre le soulagement des ennuis que la musique donne à chacun, on fait beaucoup de choses pour contenter les dames, dont les cours tendres et délicats sont facilement pénétrés et remplis de douceur par l'harmonie. »

   L'harmonie : le mot est lancé... Castiglione, par la bouche du Comte Ludovico Canossa (1476-1532), nommé ambassadeur à Venise par François 1er, continue :

« Je vais me mettre à louer sans fin la musique, et je rappellerai combien les anciens l'ont toujours admirée et tenue pour chose sacrée, et que de très sages philosophes étaient d'avis que le monde est composé de musique, que les cieux en se mouvant font une harmonie, que notre âme est formée selon cette même raison, et que pour cela elle se réveille et pour ainsi dire vivifie ses vertus par le moyen de la musique. »

   Deux chapitres plus loin, le Comte poursuit son raisonnement et affine le portrait du Courtisan :

« Avant que nous n'entrions dans ce propos, je veux parler d'une autre chose, qui, parce que je la juge de grande importance, ne doit, à mon avis, être négligée par notre Courtisan en aucune façon : c'est de savoir dessiner et d'avoir connaissance de l'art propre de la peinture. »

   La peinture suit la musique : la partition dans une main, la palette dans l'autre ! Il n'est pas surprenant de voir les peintres pratiquer la musique pour certains comme leur premier métier. Giorgione était, nous dit Vasari, un excellent luthiste, et Leonardo da Vinci improvisait à la lira da braccio. On cite aussi les peintres Mantegna, Michel Ange et Raphaël, ami de Castiglione et du Comte de Canossa. La lira da Braccio est souvent représentée dans les tableaux de la Renaissance (Montagna : Madonna e Santi; Carpaccio : Présentation de Jésus au Temple; Giovanni Bellini : Le retable de San Zacharia; Raffaello : Apollo nel parnasso). Cet instrument, inventé à la Renaissance pour imiter la lyre d'Orphée, possède sept cordes (métaphore des sept planètes qui produisent l'harmonie des sphères). Angelo Poliziano, Marsilio Ficino l'utilisaient pour chanter des hymnes orphiques. Cet instrument, si peu joué maintenant, est indispensable si l'on veut reconstituer le paysage sonore des hommes de la Renaissance. Castiglione nous invite clairement à fuir l'affectation et l'artifice pour faire preuve au contraire d'une certaine désinvolture (sprezzatura), d'une fantaisie musicale.

   Donc la peinture, donc la musique... Donc les femmes : « Je n'ajouterai qu'un mot, à l'intention des oreilles élues : ce que, quant à moi, j'attends exactement de la musique. Qu'elle soit gaie et profonde... Qu'elle soit personnelle, folâtre, tendre, une douce petite femme, pleine de malice et de grâce... » et « Quand je cherche un synonyme à « musique », je ne trouve jamais que le nom de Venise » et « La vie sans musique serait une erreur » et « La musique est femme » Nietzsche

Hans Baldung Grien - Figure allégorique de femme « Musique »

Jacopo Tintoretto - Concerto delle nove Muse in un Giardino

Jacopo Tintoretto - Concerto delle nove Muse in un Giardino

   Un violon, une femme nue, et l'imperceptible explosion de leur jonction. Je pense à l'Allégorie de la Musique, peinte par Hans Baldung Grien, à cette femme nue qui tient nonchalamment un violon, accompagnée d'un gros chat blanc à ses pieds. Je pense aussi au Concerto delle nove Muse in un Giardino, au Concerto di giovani donne, tous deux peints par les mains du Tintoret. Une femme nue, un instrument, une femme nue, un instrument, comme une proposition érotique du monde. Ce n'est pas un hasard si les courtisanes (virtuose), qui ornaient les balcons et places de Venise au XVIème siècle, connaissaient la musique... Faire l'amour, voilà ce que dit la musique, son pétillement, sa beauté invisible...

   Donc revoilà le Tintoret (fait du « même sang que les Muses » selon Andrea Calmo), avec ses Muses nues, et ce tableau encore inédit (collection particulière) qu'aucun historien d'art n'a daigné remarquer. Les neuf filles de Jupiter et de Mnémosyne (la Mémoire) participent souvent aux banquets, aux concerts, aux réjouissances des dieux. Toutes belles. Il y a Clio (gloire, renommée), l'inventrice de la guitare, Euterpe (qui sait plaire), l'inventrice de la flûte qui préside à la musique, Thalie (fleurir) l'actrice de la Comédie, Melpomène (chanter) qui s'amuse de la Tragédie, Terpsichore (qui aime la danse), jeune fille, vive et enjouée, qui tient la harpe, Erato (d'amour) folâtre se servant d'une lyre et d'un archer, Polymnie (beaucoup de chant) qui chante l'art rhétorique, Uranie (du ciel) qui préside à l'astronomie, et enfin Calliope (un beau visage) la muse de la poésie héroïque, de la grande éloquence... Le temple des Muses était aussi celui des trois Grâces, les compagnes de Vénus : Aglaé (brillante), Thalie (verdoyante), Euphrosyne (joie de l'âme).

   L'instrument (strumento) a évidemment un sens érotique ; il suggère une présence phallique. Le Tintoret pointe par l'humour Eros. La volute de la viole tenue délicatement par la muse à gauche caresse visuellement le sexe d'une de ses compagnes. Au centre, sur le sol, un luth couché à côté d'une lira da braccio...

   Dans sa Danaé (image de la courtisane vénitienne) que l'on peut voir au Musée des Beaux-Arts de Lyon, un luth retourné, en équilibre instable, évoque l'érection masculine de façon flagrante.

Jacopo Tintoretto - Danaé

Jacopo Tintoretto - Danaé

   Tintoret serait-il ce peintre tourmenté que les exégètes ont bien voulu nous vendre depuis des générations ? Le reclus, le travailleur acharné, le «Séquestré» selon Sartre. Pourquoi le rire, le jeu, la musique et la passion de peindre ne seraient-ils pas compatibles ? Pourquoi les historiens de l'art lui préfèrent-ils Titien et Véronèse ? Aujourd'hui, ses œuvres n'intéressent pas grand monde. Il semble que le jugement initial de Vasari, celui d'en faire un peintre trop rapide et frivole, soit encore de rigueur.

   Même s'il ne faut jamais vraiment se fier aux mots de Vasari, écoutons-le :

« On le voit dans toutes ses œuvres et dans ses compositions fantastiques qu'il réalisa à sa manière avec des moyens tout à fait différents de ceux des autres peintres : il a même outrepassé l'extravagance avec ses inventions nouvelles et bizarres et les étranges fantaisies de son esprit qu'il a réalisées au hasard et sans dessin, comme s'il voulait montrer le peu de sérieux de la peinture. Il a parfois fait passer pour des œuvres achevées de simples esquisses, si peu dégrossies qu'on y voit les coups de pinceau lancés de chic et dans la fièvre, plutôt qu'avec la logique du dessin. (...) Il semble que le peintre a voulu se moquer du monde. » (Rires des impressionnistes)

A la fin de son catalogue, Vasari ajoute :

« Ces œuvres, et d'autres qui ne seront pas mentionnées (on a cité les meilleures) ont été exécutées par Tintoret avec une rapidité effarante : on croyait qu'il avait à peine commencé, il avait déjà fini. Il est étonnant qu'avec un comportement aussi extravagant, il ait toujours à faire; c'est que, si ses intrigues et ses amitiés ne suffisent pas à lui obtenir un travail qu'il a en vue, il le fait, non à vil prix, mais en cadeau et de force. Il y a quelques temps, il avait peint à l'huile une grande toile de la Passion dans la Scuola de San Rocco, et les membres de cette confrérie décidèrent de faire peindre sur le plafond une œuvre de grande qualité et d'honorer de cette commande celui des peintres présents à Venise qui ferait le meilleur dessin. On convoqua Guiseppe Salviati, Federigo Zuccari (alors à Venise), Véronèse et Tintoret, et on leur demanda de présenter un dessin, promettant la commande à celui qui aurait le mieux travaillé. Pendant que les autres peintres préparaient avec soin leur dessin, Tintoret prit les mesures de l'œuvre, prépara une toile, la peignit à l'insu de tous avec sa rapidité habituelle et la plaça où elle devait être. Lorsqu'un matin la confrérie se réunit pour examiner les dessins et prendre une décision, on constata que Tintoret avait achevé son tableau et l'avait installé à sa place. Les confrères en furent irrités, disant qu'ils avaient demandé un dessin et non une œuvre achevée. Il leur répondit que c'était là sa seule façon de dessiner, qu'il ne savait pas faire autrement, et que les dessins et les modèles devaient être réalisés de cette manière pour ne tromper personne; d'ailleurs, si on ne voulait pas lui payer son travail, il leur en faisait don. Ainsi, malgré de nombreuses oppositions, il parvint à ses fins et son œuvre est encore en place. » (1568)

   Cette anecdote célèbre nous révèle un Tintoret ironique, vif et généreux, pariant sur l'art. Le don comme stratégie. Voyons, est-ce bien Tintoret ? Je crois que nous ne l'avons pas encore compris, ni bien regardé de près ! Ce premier travail sur le grand peintre vénitien met l'accent sur l'espace musical de son œuvre afin de retourner l'image d'Epinal qui colle à sa personne. C'est un préambule, une introduction qui appelle une suite et des variations...

Laëtitia Baldi

   « Voyant donc le si bel ordre de notre monde, et voyant comment chaque chose succède alternativement l'une à l'autre, formant toutes ensemble une harmonie muette, l'art voulut encore en ceci rivaliser avec la nature. Ce par quoi certains musiciens, découvrant le bel ordre du mouvement des cieux, l'imitèrent en un concert de voix suaves. » Giovanni Battista Bovicelli (musicien et chanteur italien du XVIème siècle) - Regole, passaggi di musica, Venise 1594.

   « Agir, oser, jouir, dépenser sa force et sa peine en prodigue, s'abandonner à la sensation présente, être toujours pressé de passions vivantes, supporter et rechercher les excès de tous les contrastes, voilà la vie du XVIème siècle. » Nietzsche - Fragments


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