IRONIE numéro 101 - Fragments I, Cents uns

Fragments I

Cents uns

Suite et fin du supplément de l'Ironie n°73 – mars 2002

Edwige a 59 ans. Assise sur une chaise de jardin, elle relit le ticket de caisse pour la troisième fois. Deux cent quatre-vingt dix-neuf balles. Il lui a coûté deux cent quatre-vingt dix-neuf balles. Si elle avait su... Dans le rayon, il était affiché à cinquante neuf, en solde. Et puis après, à la caisse, elle n'a pas pensé à faire attention. Elle ne peut même plus le remporter, elle a enlevé toutes les étiquettes pour le laver. Merde alors, ça fait cher le soutien-gorge !

Aristide a 64 ans. Assis sur un banc, il mange son sandwich avec application. Il mâche et remâche, avec application. La saveur douce et molle du beurre. Le gruyère âpre, un peu aigri. Le jambon rugueux et fade. Le pain qui se déchire quand on tire dessus, et se transforme au fil des ruminations en une bouillie assez insipide. Aristide est assis sur un banc de pierre, à l'ombre, face au fleuve qui traverse la ville. Il regarde l'eau couler entre les berges bétonnées, bouillonnement de bronze terreux souligné de friselis argentés. Aristide reprend une bouchée. Il mâche, lentement, mâche et remâche, rumine. De l'autre côté du fleuve, en pleine lumière, il aperçoit l'église Sainte-Madeleine qui dresse son clocher vert-de-gris dans le ciel ensoleillé. Aristide reprend une bouchée. Il mâche, lentement, mâche et remâche, rumine.

Nicolas a 15 ans. Il longe la mer, retirée très loin en cette fin de matinée hivernale. Le sable est mouillé, son pas est solide. Nicolas marche sur la grève. Seul. Nicolas voudrait être avec Aline. Ils iraient dans les dunes. Leur pas serait chancelant, ralenti par le sable sec et meuble. Ils se serreraient l'un contre l'autre et trébucheraient ensemble. Après... Après... Il l'embrassera, c'est sûr... Après, Nicolas voudrait voir le corps d'Aline, tout son corps. Belle Aline. Toucher le corps d'Aline, tout son corps, avec sa main... ses mains, ses bras... ses épaules... ses seins... son ventre... ses cuisses... Aline voudra-t-elle ?... Il lui fera sentir combien il est dur, peut-être... Aline voudra-t-elle ?... Nicolas longe la mer étale, retirée très loin en cette fin de matinée hivernale. Le vent fouette ses joues. Nicolas crache sur le sable. Aline... La pluie commence à tomber en fines gouttes régulières. Imbécile ! Elle ne voudra jamais, c'est sûr... Nicolas ne remonte pas sa capuche, laisse la pluie lui mouiller les cheveux et le visage. Il relève la tête, enfonce les mains dans ses poches. Cet après-midi, la mer sera haute.

Denise a 75 ans. Elle accepte que Sonia la lave, elle se laisse faire. Denise regarde ses vêtements : la combinaison et la robe posées sur le dossier de la chaise. Elle a oublié la combinaison du coffre-fort. Et combien est-ce qu'elle a prêté, déjà, à René ? Elle ne s'en souvient plus. Il y avait des trois, c'est sûr. Des trois, et puis autre chose, mais elle ne sait plus, elle a oublié. Sonia l'aide à se lever. Mais pourquoi est-ce qu'elle a fait entrer tous ces gens qui la regardent s'habiller ? Elle est folle, cette Sonia, Denise s'en est aperçu depuis le début, toujours à manigancer, à appuyer sur des boutons, à faire des choses dans son dos. Denise commence à hurler.

Jade a 8 ans. Elle chante en s'appliquant autant qu'elle le peut, elle chante comme elle a appris à le faire, elle chante de tout son cœur. Jade entend le chœur qui s'élève autour d'elle comme une seule voix. Elle chante Le tango du rat qui lui plaît tant, surtout le passage qui commence par Mi, Do dièse, Ré, Si... Jade sera cantatrice quand elle sera grande – ou alors professeur de gymnastique.

Augustine a 98 ans. Elle ferme les yeux et fait semblant de s'assoupir. Ils s'en vont, laissant leur religieuse dégoulinante de crème onctueuse sur la table de chevet. Ils chuchotent des paroles indistinctes et mielleuses qu'elle ne parvient pas à reconnaître. Bof ! Augustine entrouvre un œil... Ils sont partis. Manger... Ils voudraient la forcer à manger ! Quelle connerie ! Manger quand on n'a pas faim... Elle a assez mangé, merci ! Les cons ! C'est écœurant à la fin.

Camille repose le combiné et se repaît de la voix tendre, jeune, un peu grave, douce, si agréable à son oreille. Camille divague et songe à l'aveu... il faudra y venir. Le dire... La prochaine fois... Pas de malentendu... La prochaine fois, c'est sûr... Il faudra dire : j'ai 44 ans.

Ariel a 29 ans. Il s'effondre sur son lit, sans se déshabiller, et sombre dans un sommeil lourd peuplé de ténèbres rugueuses et d'ombres menaçantes. La couverture à carreaux glisse à terre, chassant un peu plus loin une tégénaire qui s'avançait sur le sol carrelé. Il est une heure moins le quart. Dehors, la neige tombe depuis de longues heures dans une pâle lueur de pleine lune.

Nadège a 70 ans. Elle prend une grosse poignée de cerises dans le saladier posé sur la table non loin de son assiette et de son verre. Elle dépose les fruits dans son assiette et compte posément. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Onze. Douze. Treize... Treize, un vendredi treize, c'est de bon augure ! Nadège pousse un cri et dit à voix haute, pour elle-même, c'est gagné, j'en suis sure, c'est gagné ! Il va l'avoir dans le baba, bien fait ! Dans le baba ! Un moustique se pose sur le dos découvert de Nadège et la pique. Elle ne le sent pas. Nadège s'est tu. Elle prend les cerises une à une, les mange posément en recrachant les noyaux un à un dans le creux de sa main, avant de les déposer sur le bord de son assiette. Nadège jubile. En pensée, elle prend déjà la pose. Ses cerises à peine finies, elle se lève, prend son couvert, le repose un peu plus loin et nettoie la table. Une cloque rosée s'est formée dans le dos de Nadège, à l'endroit où s'est posé le moustique. Nadège n'a pas senti la piqûre. Une guêpe, peut-être, aurait pu la réveiller.

Sandrine a 27 ans. Installée dans le canapé du salon, elle suce un bonbon à la fraise et regarde la télé. Sa mère prépare le dîner dans la cuisine. Sandrine se souvient de son baiser d'amour, il y a plusieurs années. La saveur en est usée. Sandrine n'a jamais connu d'homme charnellement. Elle ne sait pas comment elle pourrait s'y prendre.

Odette dort. Odette veille. Odette ne dort que d'un œil. À 95 ans. Elle récite : A-avant, A-aussi, B-bientôt, C-charmant, D-déjà, D-dommage, E-enfant... G-gaiement, H-heureux, J-joyeux... L-loin, L-libre, M-maudit... P-parfait, S-souriant... Z-zéphyr. Les autres, elle ne sait plus. Oubli. Odette recommence : A-avant, A-aussi... Aaaah !... Alors, la cloche du restaurant pousse son hurlement habituel. Odette ouvre un œil (l'autre). La porte de sa chambre s'agite. Odette s'endort. Odette dort sur ses deux oreilles.

Rebecca a 66 ans. Elle allume une cigarette, en tire une bouffée et se détend. Le jardin est calme, ils sont tous partis en promenade. Fin d'après-midi estival, le calme après la tempête. Douce quiétude. 32°C à l'ombre. Rebecca sourit. Dans l'œil du cyclone. Rebecca se cale au fond du fauteuil de jardin, étire ses jambes devant elle, ôte ses chaussures et repose ses pieds nus dans l'herbe soyeuse. La cigarette est bonne. Température idéale à l'ombre de l'érable. Rebecca ferme les yeux. Les doigts de pied en éventail, elle bulle.

Marinette a 82 ans. Elle regarde la télé. Sans le son, parce qu'elle n'entend plus – c'est depuis le jour de l'explosion de la voiture piégée dans sa rue : elle n'avait rien eu, mais elle était subitement devenue sourde, une sorte de miracle à l'envers. Indemne, mais sourde. Pas d'explication médicale. Marinette regarde la télé. L'absence de son ne la dérange pas. Elle se souvient de ce qu'ils disaient, avant qu'elle n'entende plus. Ça n'a guère dû changer depuis, on le lui aurait dit, les journaux s'en seraient vantés, enfin, ça se saurait, si ça c'était amélioré. Alors, avec ou sans le son, ça ne change pas grand chose, c'est du pareil au même. Marinette regarde la télé. Enfin... ce qu'elle peut en voir, parce qu'elle ne voit plus très bien, non plus – vieillissement plutôt normal, lui, quoique débuté prématurément avant la quarantaine, qui la conduit maintenant à ne plus bien différencier les formes et à avoir des lacunes localisées dans son champ de vision. Ça lui est égal de ne plus très bien voir, à Marinette. Sa télé est en couleur, et ça, les couleurs, elle les distingue encore à peu près. Pour elle, l'écran s'anime de formes mouvantes et colorées, qu'elle identifie au petit bonheur la chance. Ça n'est pas grave si elle se trompe. Elle se raconte des histoires, elle arrange ça à sa sauce, elle refait le monde. Marinette a 82 ans. De toute façon, les autres lui disent quand il se passe quelque chose d'important, elle est toujours au courant.

Gérard a 71 ans. Il marche dans la forêt. Seul parmi les arbres. Son fusil en bandoulière pend derrière son épaule. Le temps est sec. Ses bottes foulent le sol en un mouvement amorti. Gérard marche. Il regarde les arbres – beaucoup de chênes, quelques hêtres. Il guette la base des buissons. Il scrute l'eau stagnante du fossé. Les cailloux du chemin crissent sous ses bottes. Gérard quitte le sentier, saute par-dessus le fossé et s'enfonce dans les fourrés du sous-bois. Il saisit son fusil et arme, prêt à tirer.

Elsa a 6 ans. Elle court sur la pelouse, saute par-dessus les pâquerettes. Elle s'assoit sur la terre, tapie à croupetons derrière le gros buisson de rhododendrons. Elle compte jusqu'à sept. Elle observe une fourmi qui traîne derrière elle un petit morceau de bois. Elsa se relève et regarde à travers un trou dans la haie si les autres n'arrivent pas. Elle est bien cachée. Elsa trouve le temps long.

Adam a 99 ans. Il est assis dans son fauteuil roulant, seul dans sa chambre, orienté vers la fenêtre. Aujourd'hui, il pleure. Très soigneuse... elle venait d'être médecin... elle faisait jeune... Il répète sa litanie incessante, borborygmes cliquetant, tremblement de mains malhabiles. Très soigneuse... elle venait d'être médecin... elle faisait jeune... Assoupissement. Et repart. Très soigneuse... elle venait d'être médecin... elle faisait jeune... Et recommence. Larmure. Murmure. Adam.

Magali a 19 ans. Elle est perchée dans son arbre. Sur une haute branche. Magali regarde les moutons passer le long du chemin en contrebas. Il fait chaud, août porte bien son nom. Magali tremble. Une fièvre l'agite. Tous ces moutons lui donnent le vertige. Combien sont-ils, flot incessant qui circule sous elle depuis combien de temps ? Magali ne veut plus redescendre de son arbre, de sa branche. Tout le monde l'a oubliée. Elle peut rester, encore un moment. Elle redescendra, plus tard. Magali chantonne, d'une voix tremblante et chaude.

David a 5 ans. Il court sur le trottoir. “Papa ! Regarde comme je cours vite !” Il court. Il s'arrête et se retourne, aperçoit au loin la silhouette de son père et repart. “Papa ! T'as vu comme je cours vite !” David court de toutes ses forces. Il s'arrête et se retourne. “Papa !” Il n'y a plus personne sur le trottoir derrière lui.

Violette a 91 ans. Elle glisse sur le carrelage mauve de la salle de bains, tente de se rattraper au bord du lavabo violet, dérape un peu plus, lâche le lavabo, heurte le socle du lavabo avec sa tête et s'immobilise sur le sol, tel un veau marin allongé sur la grève. Violette rassemble les morceaux dans son esprit. Elle est entière, croit-elle. Violette saigne. En tombant, le diamant de la bague de sa main gauche a éraflé son front et sa joue. Le front est entaillé et du sang coule sur la joue.

Louise a 81 ans. Elle introduit la petite clef dans la serrure de la boîte à lettres et ouvre. Louise enfonce sa main à l'intérieur de la boîte, tâtonne, ne sent rien. Sa main ressort bredouille. Rien... Autrefois, elle recevait des lettres d'amour. Maintenant, c'est bizarre, ça devient vraiment rare. Bah !... Louise hoche la tête. Elle referme la boîte à lettres et se dirige vers l'ascenseur.

Cyril a 14 ans. Il appuie sur les pédales. La côte est rude, longue, parsemée de faux plats et de ruptures de pentes. Virage à gauche. Cyril entrevoit sur la berme un bouquet de chardons nains, les petites fleurs violacées émergent du feuillage vert. Cyril appuie sur les pédales. Droite, gauche, droite, gauche... Cyril se met en danseuse. Virage à droite. Il ouvre la bouche pour respirer, aspirer plus d'air. Pédale ; pédale ; pédale... Un, deux, trois... Le faux plat, la partie la plus dure. Cyril implore les faux dieux de la superstition, il va réussir, c'est sûr. Il change encore de braquet, appuie de toutes ses forces sur les pédales. Trente-trois, trente-quatre, trente-cinq... Il lève un instant les yeux, reçoit dans les rétines le paysage riant peint de chaque côté de la route, les fleurs qui émergent du fossé, les arbres à l'ombre accueillante, les animaux paisibles dans le pré. Cyril insiste, crache sur la route, souffle. Cinquante, cinquante et un, cinquante-deux... Ses yeux s'abîment dans la contemplation du bitume. Inspire ; expire ; inspire, souffle, crache rapidement, inspire... Cyril lève à nouveau les yeux, la dernière portion de la côte, encore plus dure, celle qui précède la délivrance. Il appuie sur les pédales. Cent, cent un, cent deux... À bout de souffle, Cyril insiste. Petit plateau, petit pignon. Cent dix, cent onze, cent douze... Cyril appuie sur les pédales, il ne sent plus ses muscles cuisants de douleur. Il parvient au sommet, à bout de souffle, à bout de force, à bout de tout. Cyril veut devenir cycliste professionnel.

Simon a 43 ans. Il s'assied à son bureau, dos à la fenêtre, entre bibliothèque et plante verte. Simon prend son stylo. La solitude de Simon est peuplée... Il dévisse le capuchon, qui se laisse faire et glisse sans heurt. Il le dépose sur le bureau à côté de la feuille blanche. Un courant d'air furtif pénètre derrière les voilages qui masquent à peine la fenêtre entrouverte, et ressort. La feuille sur le bureau frémit. La main gauche de Simon saisit le stylo, hésite... Le premier geste est le plus trouble, le plus risqué. La feuille blanche étendue devant lui l'attend, croit-il. Et s'il se trompait ? La solitude de Simon est peuplée... Il ne sert à rien de réfléchir. Vertige irrésistible. Simon pose son stylo sur la feuille. Une pression légère lui répond. Le stylo avance, s'enhardit. La plume trace des signes et des volutes, des courbes lisses et des lignes entrelacées. L'encre va et vient sur le papier. Elle dessine des rondes, des pleins et des déliés, de fines lignes de rature, et recommence un peu plus loin. Simon...

Corinne a 20 ans. Elle a mal aux poignets. La porte a été refermée derrière elle, à clef, à double tour. Corinne est seule dans la petite pièce. Assise sur la chaise en plastique, elle attend. Corinne regarde les menottes. Elle soupire. Il est tard. Ses bras lui font mal à force d'être toujours maintenus dans la même position. Elle lève ses mains réunies au-dessus de sa tête, esquisse une sorte de geste de prière, laisse retomber ses bras, crache vers le sol. Sa salive retombe sur sa chaussure droite. Et merde ! Tout ça pour un baladeur !

Élisabeth a 62 ans. Elle fait une réussite. Elle a éteint la télé. Elle vérifie d'un coup d'œil que la porte de la salle à manger est restée ouverte. Élisabeth rassemble les cartes sur la toile cirée. Encore perdu, il lui reste deux coups pour gagner. Élisabeth bat les cartes, longtemps. Elle attend le coup de téléphone de son fils. Il doit l'appeler dès qu'il sera arrivé. Élisabeth étale les cartes, trois par trois, les unes sur les autres. Elle recommence à jouer. D'habitude, il lui faut une heure et quart pour rentrer. Il devrait avoir appelé depuis cinq minutes déjà. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé. Il y a peut-être eu des encombrements. Élisabeth prend les cartes et les superpose. À moins qu'il ne se soit arrêté pour prendre de l'essence. Il n'a pas pu avoir une panne, sa voiture est presque neuve. Enfin, ça c'est déjà vu. Mais quand même, c'est peu probable. Élisabeth rassemble une nouvelle fois les cartes. Il ne manquait pas grand chose pour qu'elle finisse cette fois-là. Mais pourquoi est-ce qu'il n'appelle pas ? Elle bat les cartes, lentement, longtemps. Pourvu qu'il n'ait pas eu un accident. Ou une agression, mon Dieu ! On voit tellement de choses de nos jours. On n'est plus en sécurité nulle part. Élisabeth étale les quelques cartes qui restent à jouer. Elle termine sa réussite. Elle a gagné. C'est bon signe.

Jeanne n'a plus d'âge, plus l'âge, hors d'âge. Elle fait la folle. Ils la croient folle, mais elle sait bien, elle, qu'elle a toute sa tête. Jeanne crie. On tape dans les murs. Jeanne rit. Ils la croient folle. Jeanne n'a plus sa tête, plus de tête. Jeanne ricane. Elle fait la folle. Elle le connaît très bien, son âge : quatre-vingt quatorze ans dans deux mois, le 15 avril. Et personne à qui parler, même à quatre-vingt quatorze ans moins deux mois. Jeanne hurle. On tape dans les murs. Jeanne a faim. Jeanne attend. Tous les jours, Jeanne attend les repas qui arrivent toujours en retard, trop froids, la sauce figée comme une garce dans le fond de l'assiette. Jeanne ricane. Ils peuvent lui prendre son argent : ça sera tout ça de moins qu'auront pas ses enfants ! Jeanne ricane. Elle sonne.

Cédric a 4 ans. Il empile malhabile trois cubes et tape dedans. Il empile malhabile trois cubes et tape dedans. Il empile malhabile trois cubes et tape dedans. Il se lève et court vers le coffre à jouets. Il l'ouvre et en extirpe un ours en peluche, qu'il pose sur le sol. Il replonge dans le coffre à jouets et prend une voiture à chenilles. Cédric s'agenouille et pousse la voiture sur le sol de la main droite. La voiture émet un drôle de couinement métallique. Cédric pousse la voiture en imitant le bruit d'un moteur. Il avance sur les genoux en s'appuyant sur la main gauche. Il contourne l'ours en peluche et abandonne la voiture.

Friedrich a 69 ans. Il marche dans la rue – allure allègre. Le soleil couchant accompagne ses pas. Friedrich siffle, souffle, sifflote – comme on voudra. Friedrich siffle avec beaucoup d'entrain un vieil air d'autrefois – resurgi d'on ne sait où. Friedrich sourit. Un ange passe, suivi du chat Béhémoth.

Stéphanie a 22 ans. Elle trie le linge qu'elle vient de porter de la machine à laver sur la table du salon. Les chaussettes d'un côté, les slips et les culottes, les T-shirts, d'un autre. Stéphanie commence à plier les chaussettes, deux par deux. Le téléphone sonne. Stéphanie ne bouge pas, suspend son geste l'instant d'une seconde... continue à plier les chaussettes, deux par deux. Le téléphone sonne toujours. Il se fait insistant. Stéphanie ne répond pas. Elle en a fini avec les chaussettes. Elle prend un T-shirt. Le téléphone arrête de sonner.

Nacim a trois mois. Nacim fait la grimace. Nacim se tord et se recroqueville vers son ventre. Nacim redevient calme, visage rosé presque blanc ; puis passe de nouveau au rouge, version tirant sur le violet. Un mouvement de succion anime sa bouche qui s'entrouvre. Nacim commence à pleurer. Nacim ouvre les yeux sur la pénombre qui l'entoure. Nacim pleure. Nacim reprend le mouvement de succion avec sa bouche. Maintenant, Nacim crie et pleure sans relâche, ne reprenant sa respiration que pour mieux hurler.

Alice s'arrête en haut de l'escalier pour récupérer. Elle est hors d'haleine, son cœur cogne. Avec le temps, elle a de plus en plus de mal à grimper les vingt marches qui séparent son appartement de la rue. D'ailleurs, elle ne sort plus qu'une fois par jour. Alice a 93 ans. Elle attend que ça se tasse. Elle repartira quand ça ira mieux.

Marius a 77 ans. Assis dans un fauteuil de cinéma. Il se réveille en sursaut. Heureusement, la salle est toujours dans le noir, le générique commence à peine à défiler sur l'écran. Marius marmonne, ramone, morne marin en marnage. Il ne retournera plus au cinéma. C'est fini, il est trop vieux maintenant.

Richard a 17 ans. Il se regarde dans le miroir accroché sur le mur au-dessus du lavabo. Il incline la tête à gauche, sourit au reflet, penche à droite. Richard reprend une pose sérieuse. Richard secoue ses boucles brunes et regarde de nouveau. Il baisse la tête et scrute son reflet en relevant doucement les yeux sans bouger la tête. Richard interroge l'image fidèle du miroir. La glace reste de marbre.

Alexandre a 48 ans. Il est enfermé dans les chiottes, comme tous les matins à cette heure-là. Il prend une feuille de papier pour s'essuyer. Il plie le papier en deux et le passe sur son anus. Machinalement, il regarde : le papier est maculé de merde et de sang, une grosse tache rouge vif qui ne peut être que du sang. Le cœur d'Alexandre bondit brutalement et se met à battre la chamade.

Victor a 10 ans. Avec sa main, il essaie d'attraper la mouche qui s'est posée sur la table. Il glisse tout doucement la paume le long de la toile cirée, frôle à peine la matière avec ses doigts, s'approche sans hâte. La mouche affairée vaque à ses occupations au milieu des miettes, baisse la tête, aspire, suce, à gauche à droite. La main avance subrepticement, élément à peine mobile du décor ambiant. Elle s'abat d'un seul coup sur la mouche. Futé, l'insecte s'échappe de justesse. Frustré, Victor frappe la table avec son poing.

Aliette a 21 ans. Elle court, heurte un homme, bouscule une femme, s'excuse à la volée. Aliette est pressée. Son fiancé l'attend, sa mère lui a donné rendez-vous, son père doit l'appeler, sa sœur lui a dit “onze heures”. Aliette est pressée, car son chef ne supporte pas les retards, et elle se fera encore enguirlander si elle arrive après 9 heures. Aliette court toujours. Aliette ne sait plus où donner de la tête. Encore dix minutes... ça devrait aller. De pardon en excusez-moi, elle poursuit sa course effrénée entre les ombres qui peuplent la trop vaste correspondance de son train. Aliette a chaud, elle suffoquerait presque tant elle se presse. Un mur compact de dos immobiles arrête Aliette. Pardon, pardon, faites excuses... Aliette se glisse entre les vestes et les sacs, entre les manteaux et les valises, entre les mocassins et les escarpins. Entraînée par son élan, Aliette surgit telle une bombe au moment où le train entre en gare.

Jules a 72 ans. Il pèle ses deux pommes de terre. Deux, depuis toujours, qu'elles soient grosses, moyennes ou petites. Cuites à l'eau, avec une petite cuillerée de gros sel. Quand elles sont grosses, parfois ça va, parfois ça a du mal à passer. Quand elles sont petites, parfois ça va, parfois il reste sur sa faim. Jules lave ses deux pommes de terre et les dépose dans la casserole qu'il remplit d'eau. Il pose la casserole sur la gazinière, gratte une allumette et tourne le bouton. La cuisson démarre. Rendez-vous dans 25 minutes. Ce soir, les deux pommes de terre sont grosses, et Jules n'a pas faim.

Émile a 34 ans. À travers les barreaux, il regarde les ombres dans la cour. Il scrute, écarquille les yeux, tend ses globes oculaires avides dans la bonne direction. Il regarde encore, redouble d'effort, essaierait presque d'inventer pour un peu. Émile a beau faire, il ne distingue pas Fred dans le paquet mouvant et grave qui s'agite, là-bas, en bas, au-delà des barreaux.

Albert a 89 ans. Il est assis sur une chaise en bois rigide. Il a mal au dos. Albert a un peu froid. Il aurait dû mettre sa ceinture de laine. Un de plus ! C'est pas qu'il le connaissait beaucoup, Eugène. De fait, il ne l'aimait guère. Mais bon, un voisin... Et puis, il était de la classe, alors ! Les distractions ne sont pas si fréquentes. Albert pouffe. Souffle. S'agite. Tâche de trouver une position plus confortable sur sa chaise. Et ce curé... Toujours à débiter les mêmes conneries au kilomètre. Bon chrétien, une paille. Bon père, mon œil. Bon mari, c'est la meilleure ! Et tout le tintouin, allez, remets-en une couche. La messe est finie. Albert se lève, soulagé. L'emmerdant à son âge, c'est qu'il va plus souvent à des enterrements qu'à des mariages.

Florence a 46 ans. Elle referme derrière elle la porte du bureau et s'assied devant la table. Elle lit le message qui tremble entre ses mains. Il a écrit “À très bientôt”. Elle ne comprend pas les mots et les phrases griffonnés au-dessus, elle s'efforce de rester calme, palpite comme une feuille morte dans un vent d'automne, prend une cigarette qu'elle allume en tremblant, la garde entre ses lèvres un instant, la pose dans le cendrier sans y penser. Florence regarde le message, une bouffée de désir la traverse, elle essaie vainement de comprendre les mots agencés en phrases...

Pauline a 18 ans. Elle marche dans la rue, l'oreille tendue vers son sac, à l'écoute d'une hypothétique sonnerie de son portable. Un camion passe, qui masque tout autre bruit pendant plusieurs secondes. Pauline sort le portable de son sac et vérifie qu'elle n'a pas de message. Elle range le portable. Pauline s'immobilise au bord du trottoir, attend que les voitures s'arrêtent et traverse. Habituellement, on l'appelle plutôt quand elle est de l'autre côté. Le trottoir côté rue Vendôme ne vaut rien, il est toujours à l'ombre.

Esther a 86 ans. Elle longe le mur, suit la paroi avec sa main droite, la canne dans la main gauche. Esther avance dans le dédale de couloirs. Après la ligne droite, elle monte trois marches. Puis elle s'arrête un peu, tourne à gauche, à angle droit. Trente pas, et arrivent cinq marches à descendre. Ensuite, c'est tout droit pendant longtemps. Le mur change de texture, devient plus rugueux sous les doigts. Esther s'arrête, un instant. La ligne droite est longue, elle ne sait pas combien de pas. Elle repart. Au bout de ce nombre indéterminé de pas, elle vire à gauche, encore. Le mur est toujours là, fier et droit. Le sol accompagne ses pas. Esther tâte le bois chaud et doux de la grande porte des jours de fête. Elle fait une pause, rêve un peu. Puis elle repart et retrouve la texture âpre du crépi d'intérieur.

Grégoire a 23 ans. Putain de saloperie ! Le sang ruisselle le long de sa joue, sur sa main, sur ses fringues. Avant, c'était la sueur. Maintenant, il saigne, et il a toujours aussi peur. Quand est-ce que ça s'arrêtera, tout ça ?

Eugène a 96 ans. Il écoute sa perruche chanter. Eugène attend Victor, son arrière petit-fils qui habite un peu plus bas dans le village. Victor doit lui apporter son repas. Eugène écoute sa perruche. Il ne la voit pas, mais il l'entend.

Lise a 28 ans. Elle projette violemment son poing contre le mur, l'extrémité saillante des phalanges repliées. Elle a mal, très mal, mais ça ne saigne pas. Elle n'a pas frappé assez fort. Lise recommence, lançant son poing tendu de toutes ses forces contre le mur, en le faisant déraper pour le frotter en même temps. Une goutte de sang perle sur la peau éraflée.

Ernest a 92 ans. De sa fenêtre, il aperçoit une jeune femme dans la rue. Il admire ses courbes pleines et fines, fermes, galbées, à peine masquées par une robe d'été légère... Il glisse son regard sur la peau qu'il devine satinée... Jolie femme, pas de doute. Un bonheur à regarder. Si beau à contempler, un corps jeune et souple. Ernest a toujours eu une bonne vue. Ernest pense à Léontine. Il espère qu'elle le regardera, ce soir, quand ils dîneront ensemble dans la salle à manger.

Félicie aurait été en train de sourire derrière le rideau de Pernod qu'elle se serait accordé. Félicie aurait souri jaune. Sortie de l'hôpital depuis deux mois, elle aurait été très déprimée, incapable de supporter l'idée de ne plus pouvoir fumer. Avis catégorique du cancérologue : pas plus de trois mois à vivre si elle avait recommencé le tabac ; sinon, il serait resté un espoir – pourquoi pas : des espoirs ?! Félicie aurait eu 52 ans. Elle n'aurait pas pu imaginer la vie sans cigarettes, et elle n'aurait pas voulu mourir, pas tout de suite du moins, pas si vite ; pas si tôt ; pas ainsi. Elle aurait bu trois Pernod bien tassés pour tenter d'avaler ses pilules amères... Félicie est morte un peu avant de vivre ça, dans la salle de réanimation, cinq heures après être sortie du bloc opératoire où elle avait été opérée de son cancer de la gorge.

Kurt a 25 ans. Les sacs de voyage pèsent lourd. Le bus l'a laissé au bout de la rue, il termine le trajet à pied. La forte pente de la ruelle montante ne lui facilite pas la tâche. Un dernier effort... 35 : il est arrivé. Kurt pose ses sacs sur le sol pavé et tape le code sur le digicode. Il pousse la porte, la maintient avec sa jambe droite, passe les sacs et laisse retomber la porte derrière lui. De retour, une nouvelle fois – ou une fois de plus, c'est selon. Kurt reprend les sacs et se hisse avec eux jusqu'au deuxième étage. Un violon à la mélopée lancinante inonde l'escalier de son onde sentimentale, l'enveloppant au passage. La clef glisse sans effort dans la serrure, selon un scénario habilement calculé. Trois petits tours... Il n'y a personne, comme d'habitude – ou comme toujours, c'est selon. Kurt lâche ses sacs dans l'entrée, appuie sur l'interrupteur et claque la porte derrière lui. La pièce sent le renfermé. Kurt tire les rideaux, ouvre la fenêtre et repousse les volets contre le mur extérieur. Une vive lumière jaillit à l'intérieur de la pièce. Dehors, le halo blanc translucide de la lune est à peine visible dans un coin du ciel intensément bleui par le grand soleil.

Fabrice a 45 ans. Il finit son verre de bière. Son troisième verre de bière. Noyé dans un doux brouillard, il sent la courbure de ses yeux s'infléchir version tristesse. Version tendresse. Fabrice est à son bureau. Il pense à Momo, au livre drôle, au geste leste, aux lèvres épaisses et gonflées, aux yeux emplis de désir. Précis comme le désir. Prédis la césure. Endurer un choix de plus. Fabrice ne débloque pas. Jamais plus il ne saura. Fabrice a bu deux verres de bière. Il termine le troisième. Fabrice pense à Momo. Il espère. Il ne sait pas.

Lucienne a 76 ans. Avec un dernier crissement métallique plaintif, le train s'immobilise au terminus d'une petite ligne de chemin de fer. Le wagon est désert. Lucienne se lève et tente mollement d'extraire son sac du filet à bagages. Elle est seule dans le compartiment. Le sac est lourd. Lucienne jette un œil dans le couloir : personne. Elle rentre dans le compartiment et se décide à sortir elle-même le sac du filet à bagages. Ses forces la trahissent. Le sac jaillit de son repaire, mais elle ne parvient pas à contrôler sa trajectoire. Lucienne tombe lourdement sur le sol, projetée à terre par son sac qui s'abat sur elle.

Théodore a 97 ans. Il rêve éveillé. Il vient de téter. Il sourit aux anges, les yeux fermés, son corps contre celui de sa mère, sa tête sur son bras à elle, sa bouche encore tout près de son sein à elle. Théodore est heureux.

Solange a 50 ans. Elle appuie sur les pédales. La côte est longue. La côte est dure. Le travail est ardu. La vie est rude. Solange appuie sur les pédales. Elle peine à monter, à hisser son vélo, son poids et son sac au sommet de la côte. Le souffle lui échappe, les jambes lui font mal. Jean-Baptiste ne fait pas de vélo en hiver, car il redoute l'infarctus. Solange ahane, halète, aspire l'air glacial et plombé. Bientôt arrivée. Si seulement Jean-Baptiste pouvait dire vrai...

Marlène a 26 ans. Elle enfile son blouson, prend ses clefs, ses gants et son casque. Elle s'apprête à ouvrir la porte d'entrée, rebrousse chemin. Elle retourne dans sa chambre prendre de l'argent. Elle avait oublié qu'elle devait acheter des vis chromées pour réparer le carter de sa moto.

Armel a 85 ans. Six mille, c'est une somme. Il recompte les billets. Pas d'erreur, le compte y est. Le téléphone sonne. Armel rassemble les billets à la va-vite et les recouvre d'un journal. Une coupure s'échappe, volette un instant sous la table, glisse subrepticement sous le buffet. Armel saisit le combiné, hurle dans l'appareil des mots qui répondent à ceux de son correspondant. Il raccroche, pas fâché de pouvoir retourner à son centre d'intérêt principal. Armel retire le journal et recommence à compter les billets.

Colette a 54 ans. Elle tourne la cuillère en bois dans la béchamel qui prend tout doucement au fond de la casserole posée sur le gaz enflammé. Alors, comme ça, madame Chabotet aurait un cancer ! Elle porte une perruque alors, c'est vrai que ça se voit quand on y pense. Elle était pas comme ça, avant, madame Chabotet. Toujours bien frisée, et la couleur pas trop voyante. C'est sûr, c'est une perruque. C'est à cause de la chimio. On ne change pas de coiffure comme ça. Surtout à son âge. Quand même, il faudra qu'elle en parle à Annie... La béchamel est prise, Colette tourne une dernière fois et retire la cuillère de la casserole. Elle éteint le gaz.

Roméo a 30 ans. Il s'est arrêté de danser, ivre, il tâtonne dans le couloir, enjambe un corps allongé, trébuche sur quelque chose. On lui a dit la porte rouge, au fond du couloir. Où est-ce qu'ils ont vu une porte rouge au fond du couloir ? Il est trois heures et demie du matin. Gavé de musique, entre danse et bizarre, Roméo rougit, sourit. Chaloupe. Fragment isolé du grand tout, fou, au fond du couloir... Roméo rit. Il a le fou rire.

Siham a 11 ans. Elle s'assied sur une chaise au bout de la table, la tête entre les mains. Elle n'a pas faim. Siham pleure. Son petit chat est mort, elle ne le reverra plus. Siham l'aimait tellement, son petit chat minou, elle aimait le caresser, poser sa tête contre son poil si doux, jouer avec lui au jeu des doigts et des pattes qui bougent... Elle ne le reverra plus. Siham voudrait aller au ciel tout de suite, elle est sûre qu'elle le retrouverait là-haut.

Jean-Claude a 57 ans. Il tangue et se raccroche au volant de sa voiture. La route n'est pas très droite, ce soir, mais en conduisant lentement, ça devrait aller. Hop là ! Une voiture... il suffit de ne pas aller trop vite, et ça passe. La berme. Et hop là ! Plus de danger à l'horizon, petite vitesse, succès assuré. Jean-Claude négocie le virage à l'entrée de l'allée. Rouler tout droit, les phares dans les arbres, les yeux dans le cœur haut ciel... Rester vigilant, on arrive. Jean-Claude voit la porte blanche du garage. Il freine... La voiture s'arrête un peu tard. La porte du garage est défoncée.

Valentin a 16 ans. Il prend un verre dans le placard. Le verre lui échappe et se brise sur le sol. Valentin lance un juron. Il prend la balayette et la pelle, rassemble les petits débris de verre éparpillés sur le sol, les ramasse et les jette à la poubelle. Valentin pense à sa mère. Elle aura encore une bonne raison de se mettre en colère quand elle rentrera.

Antoine a 36 ans. Il recompte la monnaie et claque la langue. Antoine referme la caisse et démarre, direction la station de la gare. À cette heure-là, il ne devrait pas attendre trop longtemps. Pourvu qu'il ne tombe pas sur un client bavard... Ils lui prennent la tête tous ces cons, qui savent tout, qui ont un avis sur tout. Antoine se range sur le créneau Taxi. Il n'y a que deux voitures devant lui, et la première est en train de charger. Antoine reconnaît Lulu et son tacot gris. Antoine descend la vitre de sa fenêtre, allume une cigarette. Il aimerait bien monter une femme seule, plutôt jeune.

Annie a 40 ans. Elle referme le roman – page 102 –, soupire, se lève, ouvre la fenêtre. Annie se retourne et prend le pot de crème à la vanille qui sommeille dans le réfrigérateur. Elle ouvre doucement le tiroir du buffet, saisit une petite cuillère. Annie s'assied sur une chaise, pose la crème et la petite cuillère sur la table devant elle. Avec lenteur, elle tire sur l'opercule qui scelle le pot de crème. L'opercule résiste un peu, se tend, puis se laisse faire, docile, et glisse sans effort le long du bord, se déroulant sans hâte. Annie saisit la cuillère de sa main droite, la plonge résolument dans la crème, l'amène à ses lèvres. Une agréable sensation de plénitude et de chaleur envahit sa bouche. Onctueuse, la crème tapisse son palais d'un goût sucré, âpre presque. Annie recommence et poursuit le va-et-vient, lentement, à petites bouchées gourmandes. Replonge la cuillère et l'amène à sa bouche, deux fois, trois fois, sept fois... Annie aime la crème à la vanille, le plaisir tendre qu'elle lui procure. Annie recommence, encore, encore. Elle plonge, une fois, encore, sa cuillère dans le pot, lequel, soudain, vacille, déséquilibré... et finalement tombe, fragile esquif sombrant dans les airs. Le pot bascule et répand son contenu au hasard de l'espace. La crème onctueuse coule sur la jupe d'Annie. La crème coule et se répand. Annie soupire. Le temps pourrait tourner à l'orage.

Martha a 55 ans. Elle vient de rentrer chez elle. Elle est seule. Elle ne sait pas si elle passera la soirée seule ou non. Depuis plusieurs années, son mari a l'habitude de ne pas rentrer tous les soirs. Parfois, il dort ailleurs. Martha s'installe devant la télé.

Raymond a 60 ans. Bel homme. Sexe comme à vingt ans. Raymond est fier. Il va sortir avec Régine. Maintenant, c'est Régine. Avant, c'était Francine. Et aussi Mélanie. Avant, il y en a eu d'autres, plein d'autres, il ne peut pas se les rappeler toutes. Aujourd'hui, c'est Régine. La reine. Raymond étale le fond de teint. Joue gauche. Joue droite. Front. Il dévisse le tube de mascara et lisse ses cils. Ôte à la pince à épiler quelques poils disgracieux et peigne ses sourcils. Raymond souffle sur son reflet, le miroir s'emplit de buée, son image lui échappe...

Alain a 35 ans. Play-boy miteux ! Et merde ! Alain se jette dans le canapé qui se renfrogne contre le mur. Merci pour la réputation. Franchement, pour ce qu'il baise, il ne méritait pas ça. Sans doute un coup de cette conne de Sophie. Alain tapote la télécommande pour se caler sur une chaîne de télé. Quelle tarte ! Que des emmerdes depuis qu'il a sauté cette dinde.

“ Vide absolu... ” Ils ont de ces mots ! On ne comprend même pas ce que ça veut dire. Trois kilos de pommes de terre, ça durera un peu plus longtemps comme ça. Demain, c'est le jour de la couleur, il faudra penser à reprendre de la lessive. Et jeudi, le marché. Qu'est-ce qu'ils passent à la télé ce soir ? Y'aura encore rien de bien, comme d'habitude... Mélanie a 58 ans. Elle essuie la vaisselle du déjeuner avec un torchon à carreaux blanc rayé de vert. Elle pose les verres sur le buffet, les assiettes dans le placard, les couverts dans le tiroir. Les casseroles et la poêle, elle verra plus tard. Elle les laisse sécher.

Huguette a 68 ans. Les coursives se perdent dans sa mémoire. Tant de coursives. De bateaux en bibliothèques. Toujours, cette affinité avec les B. Huguette brode, elle ne sait même plus trop pour qui ni pourquoi, un motif au point de croix. Un bateau, à n'en pas douter. Il n'y a à retenir de cette vie que les bateaux, les départs et les chavirages. Les chaloupages. Huguette bâille et s'assoupit. Un oiseau se pose sur la fenêtre, hésite, puis repart.

Charlie a 51 ans. Il rejette ses cheveux en arrière, dans un mouvement qui lui est tellement attaché depuis qu'il a 15 ans qu'on n'imagine pas Charlie sans ce coup de tête lancé vers la droite pour se débarrasser des cheveux qui, immanquablement, glissent sur son visage. Charlie peste, râle et rage. Il est descendu de sa voiture arrêtée sur le bas-côté de la route. Diagnostic implacable : pneu arrière gauche crevé. Il fait de grands signes aux voitures qui passent. Vous pouvez être sûr que personne ne va s'arrêter pour l'aider à réparer ! Enfoirés ! C'est toujours pareil. Quand vous êtes dans la merde, vous pouvez toujours vous démerder tout seul ! Charlie ouvre le coffre de sa voiture, fouille dans le fourbi accumulé là depuis... depuis longtemps, en tout cas. Les cheveux plongent les premiers, accompagnant le visage qui scrute, agacé, les profondeurs et les recoins du coffre. Une main s'aventure au bout d'un bras, farfouille, bouscule papiers, livres et autres bricoles. La deuxième main hésite, puis elle y va elle aussi. L'union faisant la force, à elles deux, elles finissent par dégoter un cric, camouflé sous un bout de moquette. Rouillé, le cric. Charlie soupire. Il extrait tout ensemble du coffre son visage avec les cheveux, son torse, ses bras et ses mains tenant le cric. Charlie rejette ses cheveux en arrière.

Gaston a 87 ans. Il ouvre le réfrigérateur et en sort la jatte remplie de soupe. Il la pose sur l'évier en faïence ébréchée, à côté de la petite casserole bleue et blanche. Gaston prend une des louches suspendues à un crochet au-dessus de l'évier, la plonge dans la soupe, la ressort et transvase son contenu dans la casserole. Il le fait deux fois. Il repose la louche dans le fond de l'évier et transporte la casserole jusqu'à la cuisinière. Gaston frotte une allumette, tourne le bouton et enflamme le gaz qui s'échappe du brûleur. Chuintement. Gaston pense à Suzanne, il lui parle intérieurement. Suzanne ne quitte plus les pensées de Gaston depuis bien longtemps déjà.

Maurice a 53 ans. Il prend la fiche à son nom et la glisse dans la pointeuse. Clac. Il repose la fiche sur le panneau. Allez, encore une de tirée. Maurice remonte la fermeture de son anorak et pousse la lourde, porte. Il fait froid. Direction café du Commerce : il va s'en jeter un petit, histoire de se réchauffer.

Mélusine a 74 ans. Elle s'assied au volant de sa camionnette, introduit la clef dans le démarreur et lance le moteur. Clignotant. Mélusine avance sur la chaussée et part. Sa vieille guimbarde répond au quart de tour. Rond-point. Stop. Et en avant, c'est parti pour de nouvelles aventures ! Mélusine connaît bien la route nationale, épouse ses virages au millimètre près, jauge son moteur à l'aune de ses côtes. La camionnette dévale la descente du Vieux Pâris. Mélusine appuie sur le champignon et chantonne, “Douce France” de Charles Trenet. Elle rejoint une petite voiture. Mince ! elle ne pourra pas la doubler avant la zone de dépassement du Bois Percé. Mélusine tapote ses doigts sur le volant. Mais qu'est-ce qu'ils font à se traîner comme ça sur la route ? Ils prennent tout leur temps, ils ne sont pas pressés. Ne savent pas qu'il y a tant de choses à faire et pas de temps à perdre. Mélusine ronge son frein.

Philibert a 56 ans. Il biberonne. Hébété. Philibert biberonne son bourgogne au goulot – qu'importe, bobonne pfuitt ! Philibert biberonne direct à la bonbonne. La télé bourdonne. Philibert biberonne la télé, aussi. Philibert biberonne. Le goulot pour le bourgogne. La télé pour... bof ! La lumière de la fenêtre s'inscrit sur l'écran du téléviseur. Le reflet se fait insistant. Philibert, hébété, ne la voit pas.

Nathalie a 32 ans. Elle attend Olivier – ils ont prévu d'aller au cinéma. Olivier est en retard. Nathalie fait les cent pas dans l'appartement. Elle n'aime pas attendre. Elle n'aime pas être en retard. Il est déjà trop tard pour la séance de 20 h 40. Nathalie s'approche du bureau d'Olivier, furète dans les papiers épars et les livres éparpillés. Nathalie attend. Elle ouvre les tiroirs les uns après les autres et regarde à l'intérieur. Nathalie s'énerve. Elle n'aime pas attendre. Au milieu du tiroir du haut, caché entre deux dossiers, elle découvre un petit paquet de lettres soigneusement rangées, réunies ensemble par un gros élastique rouge. Nathalie n'aurait pas dû s'aventurer aussi loin dans la vie d'Olivier.

Ézéchiel a 67 ans. Il glisse son pied gauche dans une sandale blanche et son pied droit dans la seconde sandale qui forme la paire avec la première. Ézéchiel prend son grand foulard blanc. Il quitte sa hutte de branchages. D'un pas traînant, presque évanescent dans son grand habit blanc, Ézéchiel s'approche de l'extrémité du rocher. Il se hisse sur la pointe des pieds et teste la fluidité du foulard dans le vent. Puis il marche jusqu'à l'étang, s'arrête au bord de l'eau. Ézéchiel se penche en avant, tend le foulard au-dessus de l'onde, aperçoit son reflet souriant. Ézéchiel lâche le foulard, souffle dedans lui donnant de l'allant. Le foulard s'envole, flotte au vent, se dissipe, disparaît.

Gladys a 42 ans. Couloir le dans. Contre elle, indéterminé, un objet trébuche. Noire la nuit. Gladys se rétablit, de justesse, juron étouffe, un instant, le pied se masse. Qui, encore, a laissé, quoi, traîner ? Le couloir longe Gladys. Noir. Le mur gauche sous sa main guide. Pourquoi lever la nuit se ? Éveillée, dorment tous. À tâtons, le noir avance, Gladys. Quelle peut-il heure être ? Se dérobe, le mur. Sous sa main, les lieux plus ne reconnaissent Gladys. Où, précisément, être ? Encore quelques secondes de marche aveugle... Gladys traverse le miroir.

Christine Gaudin
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