IRONIE numéro 73 - Supplément Fragments I, Cents uns (Mars 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> Supplément du numéro 73,
Fragments I, Cents uns

Page d'accueil
IRONIE numéro 73, Mars 2002

Fragments I
Cents uns

Suite et fin dans l'Ironie n°101 – novembre 2004

Trou du cul, espèce de trou du cul ! Blaise a 83 ans. Il se baisse, saisit La Quinzaine qui gît à terre, se redresse, la brandit victorieusement et la balance dans la cheminée. La braise endormie sursaute. Bruit sec, sucré. L'air se tend d'une rumeur, le papier frôle la cendre. Une flammèche s'élance, et retombe. La Quinzaine se dilate. Blaise regarde de tous ses yeux, bien calé sur sa chaise. Espèce de trou du cul, t'es content maintenant ! Une flamme se lève, enveloppante, lèche et caresse le canard sec et dur. La Quinzaine brûle, se tord et se calcine, se recroqueville, perd sa substance et disparaît.

Olga a 12 ans. Elle court de toutes ses forces. Elle sait qu'elle va gagner, elle gagne toujours à la course. Surtout au sprint. Olga franchit la ligne d'arrivée la première.

Suzanne a 84 ans. Elle arrange les anémones dans le vase posé sur le marbre anthracite qui recouvre la tombe. Suzanne prend le petit arrosoir qu'elle a demandé au passage à la loge du gardien. Elle se dirige vers le robinet, au bout de l'allée. Le point d'eau n'est pas très loin, mais elle marche lentement. Suzanne a oublié le râteau. Tant pis, ce sera pour demain. Gaston ne lui en voudra pas pour ça. Il était si gentil, Gaston. Et puis il a le bouquet d'anémones.

Julien a 24 ans. Un chat traverse le trottoir devant lui, indolent, indifférent, sourd à ses tourments. Julien marche. Il erre dans l'aurore des rues de la ville. Julien caresse l'espoir de voir... Inès. Inès est le point fixe, le seuil mixte, l'ancrage absolu de ses pensées. Julien caresse l'espoir de voir Inès. S'il fait vite, peut-être... Inès, objet de ses tourments. Julien caresse l'espoir. De la voir. Ses mots équivoques, glissés l'autre soir, à deux dans le sas. Inès, métaphore dérisoire, poisson dans son bocal, à elle. Dans son bocal à lui, Julien caresse l'espoir. Le chat s'est enfui, quelques foulées souples lui ont suffi pour disparaître dans la nuit. Julien marche toujours. Le chat est loin maintenant. Maintenant, Julien a une crampe. Il sent douloureusement le poids de son arc, qui lui pèse soudain, sanglé dans la mallette qu'il porte en bandoulière. Julien approche du centre de tir. Il caresse l'espoir. De voir Inès. Peut-être, s'il fait vite. Vite, et bien...

Giorgio a 31 ans. Il martèle son clavier en un flot saccadé de petits tapotements. Le flux s'arrête et repart, crépitement de mitraillette assourdi, brillances à l'écran, fulgurances de l'esprit, reflets des idées qui jaillissent, fusent et se multiplient. Il est trois heures du matin à Paris et le silence règne alentour. Il est quatorze heures à Providenia.

Boris a 7 ans. Il est tombé. Son genou lui fait mal. Boris regarde son genou : il saigne. Boris crie. Il appelle son papa en pleurant.

Jean a 80 ans. Il jette les déchets de son repas dans le sac plastique qui lui sert de poubelle. Il saisit le sac, fait un nœud avec les anses et le pose sur le carrelage. Il se ravise, ouvre le réfrigérateur et prend la portion de fromage fondu périmé depuis deux mois qu'il a retrouvée tout à l'heure. Il l'enfonce dans le haut du sac. Jean se dirige vers le vide-ordures, une de ces inventions stupides de simplicité. Et hop ! Jean ouvre le tiroir rabattant. Et hop ! Il jette son sac dedans. Et hop ! Il claque violemment le tiroir. Mal arrimé à l'ensemble, le fromage fondu se retrouve coincé au point de contact entre le tiroir rabattant et le mur. Il gicle et dégouline sur le mur. Jean éclate d'un rire débonnaire.

Julio a 65 ans. Il sourit. Demain, la quille, il raccroche. Au volant de son camion, Julio chantonne – mal, Julio a toujours chanté faux, bien qu'il ait un caractère joyeux. Demain, tournée générale. Après, vacances. Et puis, le jardin ; une partie de boules en fin d'après-midi – pour les copains, parce que les boules, il s'en fiche... Julio débraie, rentre deux vitesses, et tourne devant l'Assemblée Nationale – Pont de la Concorde. Quand même, il va le regretter un peu, son boulot. Surtout les tournées dans Paris... La Seine, l'eau, la surface changeante de l'eau... Julio accélère. Le camion de Julio est puissant, l'accélération, efficace. Notre-Dame cligne de l'œil dans le soleil levant.

Anatole a 88 ans. Il lève les yeux et aperçoit la fenêtre qui se découpe sur le mur. Aujourd'hui, on est mercredi. Demain, ce sera jeudi. Oui, c'est ça, demain on sera jeudi. Le temps semble clair aujourd'hui. Aujourd'hui, on est mercredi. Demain, jeudi. Et après, vendredi. Il y a du soleil, on dirait. Après vendredi, ce sera samedi, et puis dimanche. Oui, c'est ça, après samedi, c'est dimanche. Après, ça recommence. C'est toujours pareil. À moins que ce ne soit la lumière qu'elle aura laissée allumée. Aujourd'hui, c'est mercredi. Et demain, jeudi.

Bernard a 61 ans. Dans la salle de bains de son appartement situé au bout du couloir gauche du 17e étage de la tour …meraude, il sort le revolver de son étui. Bernard essuie le revolver, le prend en main, estime un instant ses possibilités. Il introduit trois cartouches au hasard dans le barillet, soupèse l'arme, sent son poids, apprécie sa douceur au creux de la paume de sa main. Il l'essuie une dernière fois, fait tourner le barillet à toute vitesse, se retourne vers le miroir et se met en position. Bernard tire une première fois. Le robinet au-dessus du lavabo, scié à la base, s'affaisse. Bernard reprend la position. Il vise soigneusement son reflet dans la glace, au niveau du visage, et tire. Son image dans le miroir reste intacte. Bernard retourne l'arme vers lui, l'introduit dans sa bouche en l'inclinant vers le haut. Son index appuie sur la détente...

Juliette a 47 ans. Elle marche dans la rue. Juliette marche d'un bon pas parce qu'il pleut. D'un bon pas vif et alerte, car la pluie est battante. Juliette se dépêche. Juliette se met à courir, sous la pluie. Sa robe rouge flotte derrière elle, flotte au vent. Juliette court, point rouge scintillant sautillant parmi les gouttes illuminées qui tombent des réverbères. Elle ne sait plus très bien pourquoi elle court, Juliette. Il est trois heures et demie du matin. Elle ne distingue pas bien le bout de la rue, mais elle a envie de rire. Elle est bientôt arrivée.

Le fond de la recherche pourrait être un sujet clos. Le vase clos entraîne le lien, clos lui aussi, qui induit par effet d'entraînement la dynamique des cylindres – clos – à l'intérieur des vases d'origine persane ou afghane. Le sujet est clair, lumineux. Il irradie par sa présence moultes iridescences bleutées et nacrées. Samuel a 79 ans. Il écrit avec un Bic bleu sur la feuille blanche format A4 posée à même le sous-main en cuir serti dans le bureau de bois. La bibliothèque l'aime. Il le tient son sujet. Avec lui, il connaîtra la gloire. Enfin. Samuel toussote et tourne la page.

Djamila a 41 ans. Elle est assise dans le train, seule, quelque part entre Paris et Bordeaux. Djamila ferme les yeux et pense à Léa. Toujours. Léa occupe tout son espace mémoire. Djamila voudrait ne pas penser à Léa. Surtout pas à Léa. Elle veut penser à Léa toujours, à chaque instant, faire cet effort incessant pour ressusciter les traits de son visage, ses cheveux, sa bouche, sa voix. Son corps... Ô, Ciel ! Son corps... Entendre, encore, en écho dans sa mémoire, sa voix. Sa voix. Sa bouche. Son rire... Ô Ciel ! Son rire... Son parfum, son souffle, ses yeux... Parfois, un éclair restitue son image. Son image... Le plus souvent, rien. Djamila pense à Léa, à Léa... à Léa, à Léa... à Léa, à Léa... Dans l'espace clos de ses rêves éveillés, Léa est encore là, prisonnière pour combien de temps encore ? Djamila regarde Léa sur l'écran de son espace intérieur. Elle revit tous les instants lovés dans sa mémoire. Leur rencontre... Léa ouvre les yeux. Les yeux ouverts, les yeux fermés. Les yeux ouverts, la caresse du regard, le seuil de la lame. Les yeux fermés, la porte des larmes, la fenêtre close de l'âme. Les yeux fermés. Les yeux ouverts... Des gouttelettes stridentes zèbrent de diagonales tremblotantes les vitres épaisses du train. Il pleut. Dehors, il pleut.

Amandine a 13 ans. Elle éteint la télé. Son chewing-gum au citron change de côté dans sa bouche – il n'a plus de goût, mais elle peut encore le garder un peu. Amandine se lève et trottine jusqu'à sa chambre. Elle ouvre son sac à dos, prend son livre d'histoire, son agenda, son classeur et sa trousse, qu'elle balance l'un après l'autre sur son bureau. Amandine se laisse tomber sur sa chaise et ouvre son agenda. Elle regarde par la fenêtre : le soleil brille. Amandine doit rejoindre Nicolas à quatre heures pour faire un tennis.

Angélique a 2 ans. Elle court jusqu'à l'escalier. Angélique s'arrête devant la première marche. Elle lâche le foulard. Angélique lève son pied gauche, le pose sur la marche. Son pied droit suit. Angélique est arrivée sur la première marche. Elle est très animée, impatiente de satisfaire sa gigantesque envie de poursuivre son ascension. Angélique lève son pied gauche, le pose sur la deuxième marche. Son pied droit suit. Elle lève son pied gauche, le pose sur la troisième marche. Son pied droit suit... Arrivée à la septième marche, Angélique tourne la tête et regarde tout en bas. Elle est très fière, très contente de dominer la volée de marches. Angélique retourne la tête et continue, avec toujours cette envie folle d'aller toujours plus haut.

Katia a 33 ans. Elle roule à vive allure sur la rocade qui fait le tour de la ville par le nord, impatiente de retrouver Nabil. Soudain, un gigantesque nuage de fumée noire gicle du camion qui roule devant elle. Katia écrase la pédale de frein et braque le volant à mort...

L'ennui. Gigantesque. Terrible. Emma a 49 ans. Elle ne fait rien et ne bouge pas.

Amélie a 3 ans. Elle est couchée dans son petit lit à barreaux. Allongée, recouverte d'une couverture légère. Elle a un peu froid, mais elle n'a pas envie de bouger. Sa joue s'enfonce dans le drap rêche qui recouvre le matelas protégé par une alèse. Son ventre plein. Elle va aller jouer. Un peu froid, mais pas bouger. Jouer. Dehors. Les arbres. Tiède. Lourd... Amélie s'est endormie dans son petit lit à barreaux.

Dolorès a 37 ans. Allongée sur son lit, elle se détend après une journée de travail. Les pages du catalogue défilent, une à une, devant son visage. Les doigts situés au bout de ses mains s'agitent en cadence. Ses yeux dociles suivent la chorégraphie, regardent les images au passage, remarquent les titres des pages. Majorque, Capri, Athènes, Istanbul et le détroit du Bosphore, Ankara... Dolorès rêve, assurément. Comment choisir ? Le prix du voyage la guidera. Dolorès est confiante. Elle décidera demain. Elle referme le catalogue, le pose sur la table de chevet, éteint la lampe et se retourne contre le mur.

Mourad prend son pistolet. Il le vérifie d'un regard et le glisse dans l'étui accroché à sa ceinture. Il guette par la porte entrebâillée... La voie est libre. Mourad quitte le salon et descend les escaliers. Il se dirige vers la porte extérieure. Conscient du danger, il pose sa main sur la crosse du pistolet. Il respire un grand coup, ouvre brutalement la porte et se précipite dans le jardin. Il n'y a personne dans le jardin. Les ennemis doivent être embusqués dans la cabane à outils. Mourad se cache derrière le poirier et observe la cabane. Ils ne veulent pas sortir. Ce n'est pas grave, il va attendre. Il a tout son temps. Mourad a 9 ans aujourd'hui.

René a 63 ans. Agacé par le bruit de goutte à goutte qui sourde de son chauffe-eau, il tourne le robinet de la vidange. Un jet de vapeur jaillit, qui le fait se redresser brutalement et reculer en cherchant frénétiquement un mouchoir au fond de sa poche. Le nuage se dissipe, l'eau coule à flots. René se penche de nouveau. Il pose la main sur le robinet pour le fermer : la manette tourne à vide. René fait plusieurs tentatives. La manette tourne à vide et l'eau coule à flots, chaude, brûlante, elle se répand sur le sol, atteint les interstices des plinthes... René se précipite dans le fond de la pièce, attrape des serpillières qu'il jette en vrac sur l'inondation. Il court téléphoner. Quand il revient, il y a de l'eau partout. Les serpillières flottent lascivement à la surface, îles dérisoires... [À tout prendre, René aurait préféré que ça lui pète carrément à la gueule, ce merdier.]

Auguste a 90 ans. Il se lève de son fauteuil et marche vers la porte d'entrée. Sa démarche est encore habile, compte tenu de son âge et de son passé. Le pas resserré, mais assuré. Sortir... Un accès de toux le cloue sur place. Auguste reprend sa respiration, avec peine. Il poursuit son chemin. Arrivé à la porte, il tourne la poignée et se poste sur le seuil. Il regarde dehors et hurle : "Je t'aime ! Je ne t'aime pas, tu m'entends, je te déteste !"

Sabine a 39 ans. Elle sort de la boutique du photographe et s'arrête sur le trottoir. Elle ôte le gant de sa main droite et déchire soigneusement l'enveloppe. Sabine ouvre le boîtier qui enferme les clichés. Elle regarde la planche-contact quelques secondes, puis fait glisser les photos l'une sur l'autre, les unes après les autres. Elle les examine toutes, une fois. Elle replace les photos dans le boîtier, qu'elle referme et range au fond de son sac. Sabine part d'un pas pressé en enfilant son gant sur sa main droite. Elle a hâte d'arriver chez elle pour admirer les clichés à son aise.

Adrienne a 78 ans. Elle replace le combiné téléphonique sur son support. Sa main se pose sur ses genoux. Adrienne passe et repasse sa main sur sa jupe, en un geste antique. Elle lisse le velours noir. Elle ne regarde rien d'étranger à elle-même, et personne n'est là pour la regarder. Adrienne passe et repasse sa main sur sa jupe, en un geste antique. Le mouvement se fait plus lent. Adrienne lève les yeux vers la grosse pendule murale. Dans dix minutes, elle se lèvera. Adrienne passe et repasse sa main sur sa jupe, en un geste antique.

Pierre a 38 ans. Il prend le savon sur le lavabo de la salle de bains et se frotte longuement les mains. La caresse de l'eau fraîche lui fait du bien. Il laisse l'eau couler sur ses mains. Dans le miroir, son visage en feu lui dit son ennui de Carine. Déjà, l'ennui. Encore, l'ennui. Si tôt, l'ennui. Jamais plus de trois ans. Il ne doit pas être normal. Carine, Sylvie, Annie, Sidonie, Noémie... la longue litanie des femmes en i. Qui attend-il ? Qui ?

Lucien a 73 ans. Il essuie la carrosserie de sa voiture avec une peau de chamois neuve. Il frotte partie par partie, petit carré par petit carré, posément, doucement, méthodiquement, méticuleusement. Arrivé sur le coffre, il remarque un petit renfoncement dans la tôle, près du pot d'échappement. Les chameaux !

Suzy a 1 an. Elle tape les clefs sur le tambour, plusieurs fois de suite. Elle met les clefs dans sa bouche. Elle les goûte. S'étonne du froid. Suce leur acidité. Sent le contact étrange sur sa langue. Suzy sort les clefs de sa bouche et les tape sur le tambour.

(...)

Christine Gaudin, novembre 2001   


Retour en tete de page