IRONIE numéro 106 - Avril 2005

Straub toujours tu m'intéresses

Et si l'on appliquait aux Straub la clé du ready made ? Pour voir. Pour sortir enfin des louanges épuisées adressées systématiquement à leur radicalisme exemplaire par une critique tétanisée (« les Straub c'est les plus mieux, les plus mimi, les plus gaga...» ;). Ils nous tendent la perche d'ailleurs, les cinéastes, en poussant devant eux l'exemple de Cézanne : le ready made c'est ce qui vient juste après Cézanne dans l'histoire des révolutions esthétiques dont nous subissons encore les lois, non ? Leur Visite au Louvre sur les pas de Cézanne, micro-filtrée en direct par Gasquet, recadrée par eux au mortier, tend un leurre frustrant en laissant supposer qu'on va y trouver le Louvre ou Cézanne. Non, on y trouve les Straub et le cinéma. Une visite au Louvre n'est pas un film sur la peinture mais sur le cinéma. Ce film ne cherche pas à représenter des tableaux mais à exhiber du filmique. En somme : le leurre et l'agent du leurre.

Le leurre d'abord. Il consiste à chercher de la représentation là-dedans. Cézanne est au Louvre accompagné par un admirateur, Joachim Gasquet, qui laissera un livre de souvenirs sur le maître. Il livre en vrac ses détestations, ses adulations. Il est excessif, il éructe des sentences définitives, exécutoires, c'est un imprécateur. Le film nous donne à entendre ses propos, énoncés par une voix de femme, qui imprime à sa lecture un effet dramatique, un seul : elle joue la colère, le dégoût, l'indignation, l'adoration, la révolte sur le même ton. A la longue, et même très vite, cet effet systématique (rythme cassé, liaisons enchaînées, puissance portée, ponctuation explosée) obnubile l'attention et obstruerait la vision si elle ne l'était pas déjà. Car le film semble appliquer l'adage de la maréchaussée : circulez, y a rien à voir. Les œuvres dont parle Cézanne sont soit caviardées par un noir total, soit tenues à distance, lourdement encadrées, pendues à leur cimaise, pas question de s'en approcher. Entrer dans l'œuvre avec la caméra ? Pas de ça, Lisette ! Alors, quoi ? Que faire, s'interroge le spectateur énervé ? Ecouter : bien, j'écoute, sacré Cézanne, il en rate pas une, quel tempérament. Voir, d'accord, c'est tout vu, noir c'est quand Cézanne déteste un tableau, pas besoin dans ce cas de le montrer, il faut le punir au contraire, au piquet, à la trappe, et quand ça lui plaît, surtout ne pas le détailler pour chercher dans la toile la confirmation de ce que le Maître en dit, qu'il le dise suffit, c'est lui qui importe, l'objet de ses diatribes n'est pas trouvable hors de lui, si vous voulez le Louvre allez-y vous-mêmes. Conclusion : je pars ou je reste. Si je pars c'est que j'attends d'un film qui m'amène au Louvre qu'il me montre un peu mieux ce qu'on peut y contempler en y déambulant, comme le font souvent les films qui s'y tournent (et il y en a d'excellents). Si je reste c'est que j'accepte qu'un cinéaste frustre mon attente de représentation au nom d'un coup de théâtre subtil consistant à exposer ses moyens cinématographiques sur un socle inattendu : le plus grand musée du monde.

Les Straub ne font pas du Cézanne mais du Duchamp. S'ils recourent à Cézanne (et ce n'est pas la première fois, avant cette visite au Louvre, il y a eu leur film pour le musée d'Orsay, toujours d'après Gasquet, sur Cézanne lui-même), c'est que ce peintre est comme eux animé d'un fort manichéisme. Car la force des Straub, depuis toujours, c'est le manichéisme. Leur système est basé sur un refus de la dialectique. Chez eux, pas de troisième terme. Moïse et Aaron, Trop tôt, trop tard. Titres duels pour un combat en champ clos, sans issue. D'où ces films raides, altiers, fièrement monotones, timbrés par des voix blanches, hachantes. Manquait à cet ensemble un manifeste cinglant. Le voici. Via Cézanne éructant ses détestations (les primitifs italiens, Ingres, David) pour mieux clamer ses admirations (les vénitiens, Titien, Véronèse, le Tintoret, puis Delacroix, Courbet), Une visite au Louvre écrit le théorème du manichéisme straubien. Un théorème à lire comme une post-face, où toutes les oppositions dressées en vis-à-vis dans les films précédents trouvent enfin leur formule atomique : tout blanc/tout noir. On ne saurait être plus simple, plus radical, et plus apparemment cézannien. Car la formule est sertie, comme on peut s'y attendre, par le peintre lui-même quand il confie à Gasquet la souffrance du Tintoret, laissant entendre que ce mal terrible est aussi le sien. Le Tintoret aurait voulu ne peindre qu'en noir et blanc tant la couleur le tourmentait. Se saisissant de ce rêve, dans lequel ils se reconnaissent également, les Straub entendent mettre leur pas dans les pas de Cézanne. Pas non au sens de moteur d'une marche, au sens de négation. Négation de toute volonté de représentation cinématographique. Le moment est passé pour le cinéma de prétendre représenter le monde, il lui reste à s'exhiber lui-même en toute connaissance de cause. Tel est le manifeste d'Une visite...

Duchamp avait fait le coup déjà à la peinture. À la sculpture. Lassé de faire descendre des escaliers biscornus à des nus cryptant des chevaliers d'Uccello sous des modèles de Marey, il avait eu l'idée géniale de faire monter sur le podium de l'art n'importe quel objet trouvé, tout fait. Depuis lors, les artistes qui ne se battent pas en duel avec la représentation (il y en a eu, il y en a et des bons, de Picasso à Cueco) s'ingénient à trouver des objets et des socles. Le cinéma n'est pas resté à l'écart de cette vaste entreprise de piédestalisation. La citation, degré zéro de la mise en socle, truffe les films des modernes. Le premier Cézanne des Straub étreint un long extrait de la Madame Bovary de Jean Renoir. Renoir socle Cézanne autant que Cézanne socle Renoir fils. Dire que l'éclairage historique qui se dégage de cette inclusion est le seul bénéfice recherché par les Straub, c'est faire fi de leur ambition radicale : produire un cinéma moderne absolument. La pédagogie prend peu de part à ce programme, même si elle est l'os que les critiques aiment à ronger, quitte à l'inventer quand ils ne le trouvent pas. Et être moderne absolument c'est cesser de représenter, c'est inventer des socles pour du déjà représenté. Après Duchamp, la révolution du ready made s'est déplacé de l'objet vers le piédestal. Puisque n'importe quel objet peut faire l'affaire, l'invention en ce domaine se limite au geste originel, comme variations premières (après quoi on peut prendre sa retraite, passer sa vie à jouer aux échecs). Seuls les coups d'essai furent des coups de maître. Ne reste plus aux petits maîtres à venir qu'à varier le podium. On peut exhiber n'importe quoi mais pas sur n'importe quoi. Moi je choisis les tables (Spoerri). Moi, les frigidaires (Lavier). Moi, les empaquetages (Christo). Moi, la télévision (Paik). Moi, le béton (Vostell). Etc...mille exemples. Le couple Straub/Huillet (lequel des deux socle l'autre ?) a choisi la voix. La voix ouf, comme je l'ai nommée dans un texte publié par la revue Vertigo (novembre 2004). In ou off, c'est selon, mais toujours tranchée et tranchante à la fois, cette voix se veut visible absolument. Exhibitionnisme même. Visible pour faire voir. Exposante fixe. La voix expose l'image à ses radiations décapantes; l'image au garde à vous dévoile ses ressources et ses sources. Alors l'effet socle change de sens, s'inverse. Maintenant c'est l'image - bloc de codes compressés - qui socle la voix, l'expose. Comme un objet chu (de l'Histoire). Dans ce jeu de renvoi, infini, la représentation s'éclipse. Seuls brillent, tour à tour, le leurre et l'agent du leurre.

Voilà pourquoi, Straub toujours tu m'intéresses, par tes renoncements tu dis la fin d'un art. Comme Hegel prédisant la fin de l'Histoire. Mais l'Histoire continue. Marx renverse Hegel. En dépit de Duchamp, Picasso fait merveille. En dépit du straubisme, Dépleschin va bon train. Dépleschin ou Resnais, Tarantino, Treilhou, Allen, Hou Hsiao Hsien, Oliviera, Watkins, Rivette, Moretti, Rohmer, Bergman, etc... des dizaines de filmeurs vivants, bien vivants, je veux dire inventeurs, sans parler de Godard, ton frère en désespoir.

Jean-Paul Fargier - 2 février 2005

 

Picasso - Arlequin - 1915

PicassoArlequin – 1915

« La profondeur d'Arlequin échappera toujours aux assassins comme aux imbéciles. »

Philippe Sollers - Eloge de l'infini - " Adieu, vingtième siècle "

Les infortunes du don ou les symptômes tardifs

« Une allemande qui avait bénéficié d'une transplantation d'organes est décédée de la rage ! En fait, la donneuse, qui avait séjourné en Inde, a attrapé sur place la maladie. Mais les symptômes ne s'étaient pas déclarés au moment du don. L'inquiétude est grande en Allemagne car cette personne a aussi donné ses poumons, sa cornée, ses reins, son pancréas et son foie, qui ont été réimplantés à d'autres patients. Deux autres receveurs sont hospitalisés dans un état critique. » Le Parisien - 23/02/2005

 

Combats aériens dans l'avenir

Un combat aérien dans l'avenir


« Douceur et souplesse sont au fondement de la réussite,
dureté et force sont la matrice du malheur. »
Rouruan shi lishen zhiben, gangqiang shi rehuo zhitai

 

Appel à contribution

(citations détournées, textes, dessins, calligraphies, photos, films vidéo) :

Qu'est-ce que ça vous fait d'écrire, de peindre, de filmer, de faire de la musique... ?

L'ironie est l'affaire de la réponse : qui peut être un détournement de citation, un poème, un dessin, une photo, une calligraphie, trois mots, trente ou trois cent, des sons, des images vidéo.
Les contributions sont à envoyer à avant le 20 mai 2005. Elles seront diffusées sur le site d'Ironie et dans la livraison de juin 2005. N'hésitez pas à diffuser ce message (à des gens choisis).

 

Nouveau Site

Saluons la création d'un nouveau site intempestif : http://antiscolastique.free.fr

 

Retour en haut de la page