IRONIE numéro 119 - Février 2007

Image après Image


Notes sur Jour après Jour
De J. D. Pollet – J. P. Fargier

Lire aussi Méditerranée – Jour après jour (Ironie n°130, avril/mai 2007)

Par la photographie l’image fixe le mouvement ; par le film les images fixes deviennent mouvement : aller-retour du fixe dans le mouvement.

C’est l’opération majeure de ce dernier-premier film de Pollet-Fargier qui trouve son tempo dans la fixité des points de vue, image après image. On sait que le film en soi est une succession d’images fixes, plus exactement qu’il y a 24 images par seconde. Délibérément, par un acte radical, Pollet ramène le film à ces calendes grecques. Il fixe les images, impose son œil sur les choses qui l’entourent. Il part du monde proche pour créer une réflexion sur l’ordre des choses et leurs rapports au temps et au mouvement.

Filmer, c’est fixer le mouvement. Projeter des films, c’est le mouvement qui me fixe.

Pollet, dans le processus monté de toutes pièces de « Jour après Jour », a trouvé le moyen d’être dans son film, de le concevoir en étant déjà spectateur, ayant intégré dans sa tête le mouvement, le rythme, comme la Méditerranée, définitivement dans sa tête. Flux et reflux des images, jamais les mêmes.

Pollet nous convie à une archéologie du regard, nous expose l’ordre des saisons, une année comme point vivant du temps, voyage d’une année au cœur de l’être. « Je clique, donc je pense ». L’image-temps-mouvement (pourquoi ne pas former des concepts en trio pour aller plus loin que Deleuze), clic fixe après clic fixe, permet à Pollet de vivre à nouveau, image après image. L’acheminement d’un regard… Des images qui ne mènent nulle part, car chacune d’elles découvre un monde, un temps choisi, une parcelle de vie, la joie du clic.

Déclics toujours… Le film s’ouvre sur le coussin rouge avec les reflets d’or vénitiens. Il se poursuit, clic sur clic, sensations colorées, avec les feuilles des arbres, les fleurs, les livres, les pages, les nervures, les styles… « J’aspire du silence », un silence heureux.

Ce film n’a rien de mélancolique, ce n’est en aucun cas un testament. Seulement les critiques ne manqueront pas de le dire, de le remarquer avec l’insistance qu’on leur connaît. Ce film, qui a tout d’un manifeste, se place résolument au-delà de la métaphysique, visant l’instant comme point d’acmé du temps, l’instant qui rassemble en son sein-clic tous les temps et qui mise sur la négation du début et de la fin, l’instant fixe, imperméable aux remords et aux regrets, la chance du temps.

« Jour après Jour » est un contrepoint théorique-pratique à la « Chambre claire » de Barthes. Le « ça a été » de Barthes devient chez Pollet « Cela est », point d’existence contre point de nostalgie !

« Un film ? Non, un soleil »

Le vin sur la table, le feu, le coussin rouge Venise, les braises, les feuilles des saisons – Vivaldi en photo-film. C’est d’abord un bouquet vivant, les fleurs, les associations florales, chorale des pétales, tableaux de Manet, Monet, Cézanne, Renoir… Vanités du XVIIe siècle, l’histoire des bouquets, feux d’artifice naturels. « L’instant contre le temps », de tout temps…

Dans le préambule qui annonce le film, présence du cinéaste attentif, lorsque le masque de l’objectif, greffe photographique de l’œil, tombe, Pollet s’avance un peu plus vers les fleurs, fait tourner le bouquet et prononce cette phrase, au début de l’été 2003  : « J’essaie de mettre autant d’énergie dans les photos que les fleurs m’en donnent. » Le visage et la voix de Pollet à cet instant me rappellent le visage et la voix du lépreux surprenant de L’Ordre, Raimondakis, étrange similitude, la bocca della verità, oracle…

Viennent après les figues, comme deux yeux pétillants, les yeux de la Méditerranée. Comment une figue de paroles et pourquoi. Pendant que « la radio mouline » « tout le flot de purin de la mélodie mondiale » (Ponge), Pollet tourne les vases, les objets tournent, valse des fleurs, ronde des objets. Le cinéaste s’approche des couleurs, des motifs, gros plans, l’œil tour à tour et en même temps autour et dedans : l’homme à l’appareil photo. « Il n’y a pas de début » « Le rouge est mis, ça tourne » « Silence, jouissance » « Il n’y a que du maintenant, du toujours » « Les pensées sont des déclics » : autoportrait image après image.

On entre dans ce film dans un autre tempo du temps. « Chaque image est le centre du film », à la fois centre et rayon. Un chat mythologique se promène dans les images, clin d’œil d’un dieu-là, à portée de caresse. Le mouvement du montage : « Une suite d’images, ça n’a pas de début ni de fin, ça va, ça vient », comme un chat dans une maison ouverte au soleil du sud.

Pollet pose avec ce film la question du ready-made au cinéma. Faire un film avec du déjà-fait, là, à portée de main. Il revient à la photo, à l’image fixée, expérimentations premières, question sur le temps. On pense aux frères Lumières : plan fixe avec mouvement. Pollet, lui, nous donne à voir des plans fixes sans mouvement. Pollet a déjà expérimenté cette pratique dans un passage de Méditerranée, vers la fin du film, lorsqu’il organise un montage avec des images fixes, des photos en noir et blanc de certains instants du film que l’on vient de voir, comme un rappel du mouvement par l’image fixée : Nouveau montage de la mémoire.

Néanmoins, parfois, à la dérobée rétinienne, on a l’impression que ce ne sont plus des images fixes, que quelque chose a bougé dans le décor : on sent le vent dans les feuilles, on entend le bois crépiter dans la cheminée, le chat ronronne. Les sensations filmées fixes donnent des hallucinations, magie première du cinéma.

Évoquant les frères Lumières, je ne peux m’empêcher de penser au terrible accident de Pollet, happé par un train. Il faut l’imaginer à genoux filmant les voies ferrées non loin de sa maison, il s’approche des motifs, Icare trop curieux ne voyant pas venir le danger. J’y vois comme un hommage involontaire et accidentel à l’histoire du cinéma : Pollet happé par le train de La Ciotat, l’œil de l’homme à la caméra sur les rails, trop près du film, dans le film, la pellicule à toute vitesse. « Je photographie de la pensée » « À quoi me servent les livres pour photographier une rose ? » « Tous les instants sont décisifs ».

Pollet-Fargier, image après image, mot après mot, jour après jour, ont trouvé « le moyen de berner la malchance. »

Lionel Dax – Décembre 2006

Comment j’ai raté Deleuze,
qui ne m’avait pas loupé
et comment Pollet m’a converti à celui-ci
qui pourtant l’avait raté

Avec Deleuze, j’ai partagé pendant plusieurs décennies la même université et les mêmes jardins publics du nord de Paris. Habitant, moi à Pigalle et lui non loin de l’avenue de Clichy, le hasard et la géographie firent plusieurs fois nos pas se croiser dans le square des Batignolles et les allées du Parc Monceau. Dès que je distinguais sa silhouette me venait en tête la prophétie de Foucault : « un jour le siècle sera deleuzien », et fier de frôler ce nouveau Kant, j’épiais à la dérobée le grand philosophe perdu dans ses pensées. Avec le temps, une seule image subsiste, celle de sa dernière apparition, très fatigué, au bras de Fanny, son épouse, peu de jours avant sa mort. Je revois le chapeau, l’allure, l’endroit précis, le regard déjà ailleurs.

À Paris VIII, pendant des années, mon premier cours hebdomadaire avait lieu le même jour et à la même heure que celui de Deleuze. Je n’ai donc jamais pu aller l’écouter. Mon second cours suivait immédiatement le premier. Je voyais y arriver des étudiants en retard qui venaient de chez Deleuze. Les meilleurs. Quelquefois ceux-ci me donnaient, en fin de séance, des échos de ses propos. Aujourd’hui, il a parlé de… Lang, de Resnais, de Renoir… Ah bon ! C’était bien ? À vrai dire, je n’étais pas si curieux que ça de leur réponse : Deleuze ne faisait pas partie de mes références théoriques. Je n’ai jamais su quoi en faire, à la différence de Derrida, Kristeva, Sollers, Lacan, Althusser… Eux, je les avais beaucoup crayonnés, je percevais entre eux toutes sortes de convergences ; mais quand j’ouvrais un Deleuze, il me semblait qu’il n’était pas de ce bord.

Un jour, au début des années 80, quelqu’un aux Cahiers, peut-être Narboni, peut-être Daney, me dit : Deleuze voudrait te parler, il sera là demain vers cinq heures… Le lendemain évidemment j’étais là et Deleuze m’interrogea sur la vidéo, l’art vidéo, le cinéma, la télé… je lui répondis je ne sais quoi, quelques bribes des théories que je publiais dans les Cahiers ou Art press à l’époque, théories que Deleuze avait d’ailleurs lues et qu’il résume, de façon dense et assez énigmatique, dans le dernier chapitre de ses deux livres. Comme je l’ai découvert la semaine dernière. Oui seulement la semaine dernière. Pourquoi si tard ?

Difficile de ne pas s’intéresser à quelqu’un qui s’intéresse à vous, surtout s’il s’agit d’un penseur de la trempe de Deleuze. Et pourtant quand ses livres sur le cinéma sont parus, après les avoir achetés, je les ai feuilletés sans vraiment les lire et pendant vingt ans je n’ai pas réussi à m’y plonger.
(D’autant que bientôt je n’avais plus ces volumes. Lors de mon premier divorce, lors du partage des livres, j’avais lancé à Danielle  : « L’image-temps, L’image-mouvement ? Non merci, tu peux les garder. » )

Pourtant je ne détestais pas Deleuze. J’avais lu des écrits de lui que j’appréciais beaucoup sur Proust, Nietzsche, Melville. Et j’ai dévoré le livre qui suivit l’essai sur le cinéma, Le Pli. Sur lequel j’ai construit un long texte à propos du vidéaste Zybgniew Rybzynski. Curieuse attitude de ma part. L’alcool non, l’eau ferrugineuse, oui… Pardon, mais c’était un peu ce genre de tangage à la Bourvil : Le Pli, oui ; L’Image-Mouvement, L’Image-Temps non ! Incroyable, rétrospectivement. Je ne voyais pas ce que ses concepts gigognes, articulés par un trait d’union, pouvaient m’apporter dans mes réflexions sur le cinéma et le post-cinéma. J’étais peut-être aussi un peu irrité par la mode Deleuze. Pas un article de fond dans les Cahiers qui ne le cite, guère de maîtrise d’étudiants qui ne le mette en exergue, le pompe, le démarque à longueur de chapitre et m’en serve des tartines (il est difficile de citer brièvement Deleuze)… De gré ou de force, fragment par fragment, tu finiras, me disais-je, par les avoir lus en entier, ces deux bouquins ! Comme tout le monde. Comme tous mes collègues qui s’indignaient de mes lacunes.

Mais tout ça c’est du passé. Il y a bien quinze jours ou trois semaines, je me suis mis à potasser ces Deleuze. Pour combler mon retard en vu de ce colloque. Et tout de suite, ébloui, j’ai commencé à en goûter les tournures savantes, à subir la séduction de cette pensée tourbillonnante, à percevoir quels bénéfices je pourrais retirer de ses réflexions. Je suis loin encore d’avoir achevé ma lecture. D’autant que j’ai mis un frein à ma frénésie de converti tardif, lorsque j’ai trouvé sous quel angle j’allais pouvoir parler de ces livres ici. Mais je sais que j’irai un jour jusqu’au bout, que m’attendent encore dans ces pages beaucoup de plaisirs, de surprises, d’analyses stimulantes, dont je pourrais faire désormais mon miel.

L’angle, ce serait, ce sera, celui de Jean-Daniel Pollet.

L’angle d’une énigme double. L’énigme Deleuze dans l’œuvre de Pollet. L’énigme Pollet dans l’œuvre de Deleuze.

Dans le dernier film de Pollet, Jour après jour, que j’ai eu à faire aboutir après la mort de Jean-Daniel, la couverture de L’Image-Mouvement est filmée à plusieurs reprises. Certaines de ses pages également, ainsi que deux têtes de chapitre : chapitre 3, Montage ; chapitre 12, La crise de l’image-action… Ce n’est certainement pas un hasard : mais quel investissement faut-il accorder à cette présence  ? Pollet était-il deleuzien ? La question m’a été posée il y a peu de temps au Festival de Turin où j’accompagnais ce film. Le questionneur sous-entendait une réponse positive. J’ai répondu que Deleuze dans ce film n’avait pas plus d’importance que le chat ou la chienne, la brouette renversée, les cerisiers en fleurs ou les verres de vin. Aucun plan de Jour après jour, étant donné son fonctionnement (identique à celui de Méditerranée) qui fait de chaque image, tour à tour, le centre de toutes, ne pouvait prétendre détenir plus que les autres le sens du film. Et je renvoyais à ce colloque pour en savoir plus car à ce moment là j’étais bien en peine d’en pouvoir dire davantage.

Deleuze, lui, ne cite jamais Pollet. Stupéfait de ne pas le rencontrer dans les chapitres que j’ai lus et où il aurait pu avoir sa place, j’ai cherché si dans d’autres pages que je lirai plus tard il y avait des chances qu’on le trouve. J’ai survolé toutes les pages sans pouvoir m’appuyer sur l’Index des Noms cités, où il n’est pas listé, ce qui est déjà un indice mais pas une preuve, car moi aussi je n’y figure pas, même si Deleuze mentionne mes textes sur la vidéo. Trois notes en bas de page, ça ne vaut pas un renvoi, d’accord. Pollet pouvait très bien avoir lui aussi sa note, sa parenthèse, une petite mention non répertoriée ! L’image-mouvement dans L’Ordre, l’image-temps dans Méditerranée, dans Le Horla, voilà de beaux exemples, capables d’élargir le propos du philosophe. Plus j’avançais et plus il me semblait que les concepts deleuziens allaient à Pollet comme un gant ; et pourtant, non, rien, pas la moindre allusion de Deleuze à l’œuvre-Pollet. Bien sûr, Deleuze a pris soin de préciser que son entreprise n’était pas exhaustive, qu’il n’entendait pas analyser l’ensemble de la production cinématographique, qu’il était contraint de passer sous silence nombre de grands films, de grands cinéastes… D’accord, mais Pollet, ne pas en parler, ne serait-ce qu’une fois, c’était plus qu’un oubli, un ratage, un manque crucial, voire un évitement précautionneux, car il est évident aussi que l’exception-Pollet dérange l’ordre des concepts-Deleuze, bouscule le système de trait d’union de ces catégories forgées pour un cinéma plus classique ou plus classiquement moderne. Voilà : Pollet incarnait les limites du système Deleuze… ça y est je le tenais, le bonhomme, j’avais bien eu raison de négliger pendant vingt ans ses ratiocinations sur le cinéma !

Et puis non, je ne le tenais pas : l’absence du nom de Pollet dans le corpus Deleuze ne prouvait rien. C’est Pollet lui-même qui me le suggéra, non pas verbalement (il était déjà mort quand je m’intéressais à cette question) mais par ses dernières images, qui sont comme ses volontés dernières. Pollet était dans Deleuze et il indiquait où, et comment. Dans Jour après Jour, on déchiffre le titre Image-Mouvement non seulement dans plusieurs gros plans, mais aussi semé dans des plans d’ensemble, parmi d’autres livres empilés ou rangés sur une étagère, des livres dont les titres sont également scrutés par ailleurs en gros plans  : L’Esprit des Lieux de Lawrence Durrel, Sur le matérialisme de Sollers, les Écrits sur le Cinéma d’Epstein… Deleuze renvoie souvent à Epstein. Hic est ! Euréka. L’index pointé de Jean-Daniel sur Epstein désigne le lieu où son esprit (l’esprit de ses films) se meut dans les écrits de Deleuze. Pollet sait être dans Deleuze à travers Epstein. Et il le dit par son montage du mot Montage, lisible dans un plan rapproché cadrant le titre du troisième chapitre de L’Image-mouvement. Depuis que j’ai lu, à fond, ce chapitre je ne regarde plus surgir ce plan dans Jour après Jour avec indifférence, comme si c’était un banal clin d’œil  : attention, film de montage ! Oui mais lequel (Deleuze en distingue quatre) ? Suivez mon regard : Epstein, répond muettement Pollet, Epstein est ma pierre de touche.

Si, dans le système Pollet, aucun des plans ne peut prétendre détenir plus qu’un autre le sens du film, on doit ajouter : mais pas moins non plus. Comme je l’ai formulé dès mon premier texte sur Méditerranée dans Cinéthique, et comme je le faufile dans le commentaire que j’ai donné à Pollet pour Jour après jour, chaque plan à tour de rôle devient le centre de tout le film, le soleil d’une galaxie. N’importe quel montage ne peut établir ce fonctionnement. Il faut pour le mettre en œuvre un certain type de plans, un certain type de mouvements, un certain type de raccords. Lesquels ? Nous sommes plusieurs (Leblanc, Leutrat, Guigues, Neyrat, moi) à avoir tenté d’en forger le concept. Avec plus ou moins de bonheur dans la formulation. C’est Deleuze finalement qui aura eu la main la plus heureuse. L’insistance de Pollet à disséminer dans son dernier film les signaux Images-mouvements témoigne qu’il en était parfaitement conscient. Chapitre 3 : Montage. Accordons à ce plan autant d’importance qu’au regard bouleversant de sérénité de la chienne Filmette. Le chapitre 3 de L’Image-Mouvement dit le secret de Méditerranée. Il décrit et conceptualise avec justesse le type de montage que pratique Pollet dans ce film et dans ceux qui s’inspireront par la suite ouvertement de son modèle de fonctionnement, L’Ordre, Pour Mémoire, Contre Temps, Dieu sait quoi, Trois jours en Grèce, Ceux d’en face, Jour après Jour… Mais aussi, en y regardant de plus près, les films valses de Pourvu qu’on ait l’ivresse à L’Acrobate en passant par L’amour c’est gai, l’amour c’est triste… Ainsi Deleuze sert sur un plateau le chiffre capable d’unifier tous les films de Pollet (alors qu’on tend souvent à les diviser en deux groupes irréconciliables).

Ce concept qui déchiffre Pollet sans le nommer, j’y viens, le voici, est, me semble-t-il, celui de « vaste composition mécanique d’images-mouvements » par lequel il caractérise l’école française d’avant-guerre. École française qui se manifeste, selon lui, par un type de montage différent du montage organique-empiriste des américains (Griffith en tête), du montage organique-dialectique des russes (Eisenstein, Vertov) et du montage intensif-spirituel de l’expressionnisme allemand. L’école française (L’Herbier, Delluc, Epstein, Dulac, Mitry) actionne un montage quantitatif-psychique. La figure emblématique de cette composition mécanique mettant en jeu une grande quantité d’images-mouvements est le bal, la danse collective. C’est Epstein qui fournit le concept à Deleuze, dans une analyse du bal d’El Dorado (de L’Herbier), analyse que le philosophe cite et relie aussitôt, pour faire système, au bal de Cœur fidèle d’Epstein lui-même et aux farandoles de Grémillon (dès Maldone). Il est toujours fascinant de voir comment Deleuze ayant repéré une possibilité de concept dans un écrit de quelqu’un s’empare de son analyse, la modèle, l’épure. Ici avec l’image du bal comme forme structurelle du montage français « mécanique, quantitatif », il commence par éliminer les objections qui pourraient placer le bal dans le camp de l’organique empiriste ou dialectique. « Certes, dans une danse collective, il y a une composition organique des danseurs, et une composition dialectique de leurs mouvements, non seulement lents ou rapides mais droits et circulaires, etc. Mais, tout en reconnaissant ces mouvements, on peut en extraire un seul corps, qui serait « le » danseur, le corps unique de tous ces danseurs, et un seul mouvement qui serait « le » fandango de L’Herbier, le mouvement rendu visible de tous les fandangos possibles. On dépasse les mobiles pour en extraire un maximum de mouvement dans un espace donné. »

C’est fascinant de voir que Epstein dit presque la même chose avec presque les mêmes termes et en même temps que le concept qu’en tire Deleuze il ne va l’élaborer, lui. Deleuze paie ses dettes et met en note une longue citation du texte d’Epstein… Que voici. « Par un flou progressivement accusé, les danseurs perdent peu à peu leurs différenciations personnelles, cessent d’être reconnaissables comme des individus distincts pour se confondre dans un terme visuel commun  : le danseur, élément désormais anonyme, impossible à discerner de vingt ou cinquante éléments équivalents, dont l’ensemble vient à constituer une autre généralité, une autre abstraction : non pas ce fandango-là ou celui-ci, mais le fandango, c'est-à-dire la structure rendue visible du rythme musical de tous les fandangos. » Le concept deleuzien va surgir de la réflexion epsteinienne par substitution de la notion de machine à celle de structure. Là où Epstein dit : la structure rendue visible, Deleuze écrit « le mouvement rendu visible », c’est à la fois plus abstrait et plus précis, plus visible précisément, surtout si le phénomène mouvement est couplé à la notion-source de machine comme Deleuze me fait aussitôt en relançant sa mise : « À la limite, la danse serait une machine dont les pièces seraient les danseurs ». Et en effet, ajoute-t-il bientôt « le cinéma français se sert de la machine pour obtenir une composition mécanique des images-mouvements ». Le montage actionne dans ce cas « un ballet automatique dont le moteur circule lui-même à travers le mouvement. » Prodigieuse formule où le mouvement devient la mise en abyme du moteur ! Elle m’en rappelle une autre, de Sollers, énoncée dans Méditerranée : « le mouvement décalé de lui-même distribue maintenant les distances et les rôles… de l’autre côté… » N’est-ce pas le même côté que celui où nous amène Deleuze  ? Celui où il rencontre – sans le dire – Pollet et où nous rencontrons Pollet en lui mieux que nulle part ailleurs dans son livre : une certaine tendance du cinéma français, qui n’est celle que vitupéra Truffaut. Voyez l’extension même que fait Deleuze après avoir élaboré chez Epstein, L’Herbier et Grémillon les traits essentiels de son troisième type de montage sous l’image-concept d’un ballet mécanique, Deleuze pointe des effets de montage quantitatif-psychique dans des films de Vigo, de Renoir, de Clair, de Gance. Elle est vraiment française, cette école française et la meilleure preuve en est qu’elle participe par son investissement du simultanéisme. « Le tout est devenu le Simultané, le démesuré, l’immense, qui réduit l’imagination à l’impuissance et la confronte à sa propre limite, faisant naître dans l’esprit la pure pensée d’une quantité de mouvement absolu qui exprime toute son histoire ou son changement, son univers. C’est exactement le sublime mathématique de Kant. De ce montage, de cette conception du montage, on dira qu’elle est mathématique-spirituelle, extensive-psychique, quantitative-poétique (Epstein parlait de « lyrosophie »). »

On devine ce qui intéresse ici (l’œuvre de) Pollet, cinéaste-poète. J’imagine Jean-Daniel, lecteur d’Epstein, feuilletant le livre de Deleuze et tombant sur ces formules. « J’achète, s’écrie-t-il » et il envoie à Deleuze un chèque signé Epstein.

Le rapprochement dans Jour après Jour des livres sur le cinéma d’Epstein et de Deleuze signale comment Pollet voyait la réconciliation de ses deux veines. La veine essai, composition sérielle poético-philosophique (ou «quantitative-poétique » dirait Deleuze) ; la veine rapsodie amoureuse comico-dramatique (ou « extensive-psychique » selon l’expression deleuzienne). Lui qui aimait tant les mécanismes générateurs de mouvements cinématographiques (rails courbes pour travelling circulaire, tournettes pour faire virevolter des objets devant la caméra) devait trouver dans la mécanique conceptuelle de l’Image-mouvement des échos à ses intuitions, la justification de ses partis pris. Et même peut-être se sentait-il alors l’héritier de ce grand père qui avait fait la fortune de la famille en inventant (et brevetant) le mécanisme à injecter du gaz carbonique dans une bouteille d’eau ordinaire. Lui aussi, il était dans la mécanique ! Atavisme familial ! Mieux : atavisme français.

Il est piquant de découvrir que c’est par le qualificatif de français que le système deulezien croise celui d’un des critiques qui a le mieux compris Pollet, Jacques Lourcelles, quand celui-ci dans son Dictionnaire du Cinéma, après avoir analysé L’amour c’est gai, l’amour c’est triste, rattache Pollet, « aux arcanes du cinéma français ». Pour le vérifier il propose de regarder ce film en conclusion d’un itinéraire allant de Boudu sauvé des eaux à Pickpocket en passant par Merlusse, Mon père avait raison, Un carnet de bal, Hôtel du Nord, Édouard et Caroline, Le plaisir, La vie d’un honnête homme et Le carrosse d’or »… Ces deux amalgames de Pollet à un tréfond du cinéma français se confortent et s’éclairent mutuellement, même si c’est à leur corps défendant  : Lourcelles, anti-intello de droite, se pensant probablement, et pas à tort, sans point commun avec un philosophe de gauche, et Deleuze n’ayant jamais prononcé le nom de Pollet, il a bien fallu que je leur force la main. Pour les inscrire ensemble, même pour une courte danse, dans le carnet de bal de Pollet.

Vais-je encore forcer le sens en lisant du point de vue de Pollet le chapitre 12 de L’Image-mouvement, La crise de l’image-action, qui figure dans Jour après Jour ? Il y fait sans doute plus que de la figuration. Mais quoi ? Même sans le lire à fond, il y a dans ce chapitre dès les premières lignes un mot qui happe l’attention par son étrangeté : Tiercéité. Deleuze le trouve chez Pierce et il y consacre, comme il l’avait fait avec les concepts de Bergson, une étude assez longue, très technique d’un point de vue philosophique, assez difficile à suivre. Mais enfin, on peut se raccrocher aux chiffres 1,2,3, aux lettres A, B, C… en attendant les exemples cinématographiques où toute cette cuisine devrait nous mener. Pas de doute que Pollet a dû se sentir concerner par cette démonstration. Pollet aimait les formules théoriques. Il est un rare cinéaste qui a essayé de traduire en principes formels les arcanes de ses films. Il répétait sans cesse trois axiomes, articulés justement autour des chiffres 1, 2, 3… Dans Méditerranée, le principe directeur, pendant le tournage était : « une idée par plan ». Au montage, un autre principe s’imposait : « 1 + 1 = 3 ». Ces deux principes s’additionnaient pendant la vision du film achevé pour produire dans l’esprit du spectateur ce que Pollet nommait « la seconde vue ». 1, 2, 3, nous irons au bois… 1, 3, 3, Pollet va au charbon, à la mine, à la forge, en Grèce, n’importe où, il peut même rester chez lui, et il accouche à chaque fois ou presque d’un film génial. Et puis un jour, il tombe sur ça, au début du chapitre 12 du premier tome de l’essai de Deleuze sur le cinéma : « Après avoir distingué l’affection de l’action, qu’il nommait respectivement Priméité et Secondéité, Pierce ajoutait une troisième sorte d’image  : le « mental », ou la Tiercéité. L’ensemble de la Tiercéité, c’était un terme qui renvoyait à un second terme par l’intermédiaire d’un autre ou d’autres termes. » Mais il parle de moi là, s’écrie alors le type qui ressasse à longueur de films : 1 + 1 = 3 ! Et le mot « mental » c’est tout lui ça, lui qui cherche depuis « Méditerranée » à s’éloigner de la psychologie (l’affection ?) et de la dramaturgie linéaire, carré, bref convenue (l’action ?). En feuilletant plus loin, il ne peut que se reconnaître aussi dans l’exemple qu’emprunte Deleuze à Mitry, qui traite de La Fête espagnole. « Jean Mitry a raison de montrer que Delluc, le scénariste de La Fête espagnole de Germaine Dulac, voulait plonger le drame dans une « poussière de faits » dont aucun ne serait principal ou secondaire, si bien qu’on ne pourrait le reconstituer que suivant une ligne brisée prélevée parmi tous les points et toutes les lignes de l’ensemble de la fête. » Cette construction est déjà une crise de l’image-action mais ma vraie crise de l’image-action est à venir. Elle sera provoquée (je résume à gros traits) par la guerre et s’incarnera principalement dans des scénarios d’errance, de ballade (Pierrot le Fou, Easy Rider) … Du bal à la ballade, c’est l’itinéraire de Pollet, de Pourvu qu’on ait l’ivresse à Méditerranée, de L’Acrobate à Dieu sait quoi, de Trois jours en Grèce à Jour après Jour. Filmeur de danses et circumnavigateur, à la recherche de la seconde vue, qui filtre de la troisième image, l’image mentale. L’image mentale qui n’est pas celle d’un personnage mais celle que forme le film tout entier. Cela même que Pollet avait consciemment pour but de mettre en œuvre dans presque tous ses films. En inventant une nouvelle sorte de trait d’union entre les images.

Cette sorte de trait d’union générateur de « tiercéité » ne pourrait-on pas la voir à l’œuvre également dans le système deleuzien de fabrication de concept par l’accouplement de deux termes soudés par un trait d’union. Image-temps, image-mouvement, image-action, image-affection, image-argument, décor-description, ville-cerveau, etc…

J’imagine la danse de ces mots dans le cerveau de Jean-Daniel pendant qu’il se ballade dans les pages de Deleuze… Au bout du compte il décide de focaliser ce trait d’union. Peut-être quand il affiche dans son dernier film la couverture de L’Image-mouvement ou le titre de chapitre Crise de l’Image-action… est-ce surtout le trait d’union qui l’intéresse, qu’il nous suggère de voir, de mettre en mouvement dans la ronde des autres choses filmées.

Finalement le spectateur de Turin qui déduisait de Jour après Jour un Pollet deleuzien n’avait pas tort ? Entre Deleuze et Pollet, le trait d’union était un trait unaire. Ce lien défini par Lacan par lequel quelqu’un s’identifie partiellement à un autre en lui empruntant un seul de ses traits.

J-A Miller l’a vécu quand il s’est mis, raconte-t-il, à parler avec la voix de Lacan pendant six mois. Le trait unaire entre Lacan et lui était, dit-il, le ton. Il confesse ce tour qu’il s’est joué à lui-même dans la post-face qu’il donne à un petit livre de Sollers, Lacan même, pour expliquer que, lisant au téléphone cette post-face à Sollers, il s’était amusé à prendre le ton même de Lacan (après quoi il pointe ce qu’il y avait d’unaire entre Sollers et Lacan). Pollet, avec cet œil ciselant que nous lui reconnaissons tous comme qualité première, a vu en un éclair la seule invention de Deleuze qu’il pouvait s’approprier dans ses essais sur le cinéma : le petit tiret entre les mots titres. Parce que cette invention, il l’avait déjà faite autrement, bien avant, en traçant entre deux images les invisibles tirets qui permettent d’avérer l’équation :
1 + 1 = 3…

Si un jour j’écris à nouveau sur Deleuze et le cinéma, je partirai de ce trait entre deux mots qui rend son discours si singulier mais également si difficilement compréhensible, si difficilement importable, imitable… C’est pourquoi, il me semble, on voit rarement circuler dans des textes critiques et même théoriques les concepts d’image-mouvement, d’image-temps et toute leur ribambelle brodée sur le même principe d’accouplement. C’est pourquoi il me semble aussi que Deleuze ne sert à rien pour comprendre le cinéma si ce n’est pas lui qui use de ses concepts.

Jean-Paul Fargier
(02-12-06)

Le suspend de la conjonction

Jean-Daniel Pollet (1967) : « Pour Méditerranée, j’ai fait un voyage de trois mois et demi, parcouru quinze pays autour du bassin méditerranéen mais j’ai refusé d’emblée de faire un documentaire. Je pouvais m’attarder à faire une séquence pyramide, une séquence temple grec, une séquence de fête paysanne, etc. Mais je me suis interdit de pénétrer dans les différents sujets. C’est pourquoi j’ai filmé une seule chose par plan, de manière à pouvoir utiliser au montage ces plans comme des mots, des signes. J’ai filmé les manifestations de cultures enterrées mais qui nous font signe. Je voulais à tout prix préserver la présence libre des choses.»

Jean-Daniel Pollet (1990) : « Pour Méditerranée, les plans étaient comme des lettres. Comme un alphabet. A, B, C, D… donc on pouvait faire des mots et des phrases. Pour ça, il faut des plans simples. Leur temps de décodage par le spectateur ne doit pas empêcher de voir la liaison entre eux comme les lettres dans une phrase. Mais là, pour Contretemps, qui s’est d’abord appelé Clair-obscur, je n’avais plus des lettres mais déjà des blocs de lettres. Au bout de deux tentatives de montage qui ne prenaient pas, nous avons fait appel à Sollers et à Kristeva. Je leur jetais des mots – pas des questions, des mots – et ils brodaient autour des mots. La parole permettait de briser les blocs. De créer des espaces, des respirations. On avait eu la naïveté de croire qu’en prenant les plus belles séquences de chaque film, ça allait donner quelque chose de bien mieux encore. Et catastrophe ! Au lieu de s’ajouter, les séquences se neutralisaient. On avait 53 blocs. J’étais près d’abandonner. Je refusais d’aller à la salle de montage. Françoise Geissler, ma femme (qui a monté quasiment tous mes films), me ramenait à la maison, de temps en temps, des copies en vidéo de ses essais. On ne voyait pas comment faire pour que ça marche. Alors on s’est mis à théoriser. Pourquoi et comment passer d’un plan à un autre ? Dans un film classique, Belmondo sort d’une voiture, entre dans un restaurant, va au téléphone. On le suit. Ce n’est pas du montage, même s’il y a des raccords, plusieurs plans : on se contente de le suivre, d’un plan à l’autre. L’ellipse – on coupe un peu dans le temps et le spectateur est censé comprendre ce qu’on a coupé – ce n’est pas encore vraiment du montage. Pour arriver au montage, il faut couper encore plus – qu’on ne sache pas pourquoi on passe d’un plan à l’autre. Alors, on obtient une certaine logique, la poésie. Dès qu’on s’est mis à théoriser ça, c’était presque naturel d’inviter Kristeva et Sollers à parler. Pour écarter les plans les uns les autres, provoquer des coupes, des sauts. »

Jean-Daniel Pollet : « Le vrai montage commence quand on ne sait pas ce qui va arriver. Dans l’intervalle, la collure, dans le passage d’un plan à un autre. Nous sommes tous suspendus – à quoi ? À la seconde qui vient, là, maintenant. »

Francis Ponge : « J’ai vu Méditerranée. C’est dans mes rêves dorénavant. Je n’arrive pas à travailler aujourd’hui parce que j’ai ce film en tête. Ceux qui n’aiment pas ce film, s’il en est, sont mes ennemis. »

 

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