IRONIE numéro 130 - Avril/Mai 2008

Méditerranée
Jour après jour

Entretien avec Jean-Paul Fargier, Paris, 7 février 2007

Lire aussi Image après Image (Ironie n°119, février 2007)

Pourriez-vous nous raconter l’historique de Jour après jour (2007), ce film que vous avez co-signé avec Jean-Daniel Pollet, et en particulier préciser la nature de votre intervention ?

Dans les années 90, j’allais voir souvent Pollet, chez lui, à Cadenet (Vaucluse)… les visites s’accumulent dans ma mémoire. Après Ceux d’en face (tourné en 1999, sorti en 2001), il me dit : « Le prochain, je veux le faire avec toi ». Et comme il était de plus en plus impotent, je pensais qu’il voulait le coréaliser avec moi (je me voyais bien à la tête d’une « seconde équipe »). Un grand honneur et en même temps comme j’étais assez proche de lui, si je pouvais l’aider, c’était assez naturel… mais en fait ce n’était pas tout à fait ça. Il voulait que j’écrive un scénario avec lui. Et lui réaliserait. Je m’étais vu réalisateur (de cinéma) un peu trop vite. Mais j’avais ce désir, de faire quelque chose avec lui au plus près. Et donc j’ai fait ce scénario, qui s’est d’abord appelé « Plein ciel », à partir du texte de Pétrarque, la petite lettre que l’on publie sous le nom de « L’ascension du mont Ventoux ». Dès la première discussion, on a imaginé une rencontre au sommet, un couple. Je lui ai raconté la cérémonie de séparation que les fameux performers et vidéastes, Marina Abramovic et Ulay, avaient accompli lorsqu’ils avaient décidé de mettre fin à leur couple : marcher l’un vers l’autre sur la muraille de Chine pendant des jours pour se croiser quelques secondes en s’adressant un digne d’adieu avant de continuer leurs chemins. J’ai proposé de commencer le film par une séparation de ce genre, et ça se terminerait par un retour. Jean-Daniel m’a encouragé à chercher dans ce sens. On a travaillé sur « Plein Ciel » pendant deux ans. Je lui envoyais des scènes, il rayait des bouts de dialogues. On échangeait des fax, on se téléphonait souvent. « Elle pourrait faire ça. Il pourrait être ceci ou cela. » C’était très agréable, j’allais le voir tous les trois ou quatre mois, on discutait. À l’époque, il sortait de sa maison, il allait tous les matins à Cucuron prendre un casse-croûte vers 11 heures et demie. Sur la place de Cucuron, il y a un grand bassin entouré de platanes, et face au bassin un café où il avait ses habitudes, on lui amenait un verre de vin allongé pour qu’il ne boive pas trop d’alcool et un sandwich. Au bout d’un moment, il disait qu’il allait pisser, il prenait ses béquilles et clopinait à l’intérieur, refusait toute aide, en fait il se faisait servir au comptoir, en cachette, un ballon de rouge, non coupé. Il m’a amené là plusieurs fois pour discuter, la question était de savoir comment typer les deux personnages, la raison et la durée de leur séparation, la place des textes de Pétrarque là-dedans, ça changeait souvent. À la fin, le type était traducteur de latin (de Pétrarque en particulier) et elle, photographe de mode en rupture de pratiques mondaines, elle partait en Grèce pour renaître, seule, dans une montagne qui ressemblait au Ventoux. Le scénario terminé, il l’a donné à POM Films, une société de production qui avait racheté plusieurs de ses films, L’Ordre en particulier, (et qui depuis les a édités en coffret DVD, avec Méditerranée et Ceux d’en face). POM devait le présenter à l’avance sur recettes. Finalement, Jean-Daniel y a renoncé. « Je n’arriverai pas à m’installer trois semaines au sommet du mont Ventoux. » Il avait pourtant fait des repérages avec Bélinda, son auxiliaire de vie la plus proche. Outre sa compagne, Françoise Geissler, il y avait plusieurs femmes qui se relayaient pour s’occuper de lui, qui lui faisaient des massages, qui venaient lui faire à manger… Donc, il était allé faire des repérages avec Bélinda et Françoise. Au retour, dans un fax, il me disait : « C’est sublime, il faut arriver par Sault, l’héroïne fera ci, elle arrivera là, elle s’arrêtera au Chalet Raynouard. » Il avait déjà pas mal travaillé à la localisation des scènes et puis brusquement il a renoncé.

Il s’est mis alors à faire des photos. Un jour, à Noël, je crois que c’était en 2002, il m’annonce qu’il a commencé un film que ne sera composé que de photos. « Le film le plus simple du monde, rien que des photos. » Peu après, j’ai vu les premières photos et bientôt il m’a demandé de faire le texte du film. Il l’avait d’abord demandé à Thibaudeau. Qui avait répondu qu’il ne savait pas quoi faire. Quand j’ai rencontré Thibaudeau à la sortie du film, je lui ai demandé : Pourquoi tu ne l’as pas fait ? « J’attendais que Jean-Daniel m’indique des directions ». Je lui ai dit : « Moi j’ai foncé, sans savoir où j’allais, on verrait bien. » Thibaudeau : « Tu as eu raison, c’est ce qu’il fallait faire. » Je suis donc arrivé sur le projet un peu comme une roue de secours. Mais cela ne me gênait pas, j’aimais Jean-Daniel depuis notre première rencontre en 68/69, je venais le voir, quand il me demandait de l’aider, je l’aidais, j’étais très présent tout au long de ses recherches depuis quelques années. Il me demandait toutes sortes de choses : de lui trouver un assistant (je lui ai envoyé un de mes meilleurs étudiants, qui malheureusement est mort au volant de la Mercedes de Jean-Daniel un jour de verglas, « Ceux d’en face » lui est dédié, Sébastien Leydet) ; d’aller surveiller le mixage de Ceux d’en face ; et même d’imaginer la critique d’un film qu’il n’avait encore ni écrit ni réalisé, juste en lisant une page de synopsis. « Si le film était réalisé, si tu le voyais, est-ce que tu pourrais en faire la critique ? Qu’est-ce que tu dirais ? » Alors j’ai imaginé le film et tout. J’analysais en critique les points forts, les points faibles d’un truc qui n’existait pas. Des fois il me demandait des auteurs pour écrire avec lui. Je lui ai fourni pas mal de gens, un tas de conseils. Je ne me mettais pas en avant. Il avait lu mon roman, Atteinte à la fiction de l’État (Gallimard, 1978), il connaissait mes textes sur lui, sur d’autres, il aimait bien. Les textes de mes films aussi, leurs commentaires (L’Origine du monde, Man Ray, etc.). On était très proches. Beaucoup de collaborateurs se sont fâchés avec lui, je le savais. Ils ne supportaient pas qu’il raye leurs mots et il n’expliquait pas pourquoi il rayait. La méthode Mizoguchi, qui paraît-il faisait ça. Ça me rassurait. Donc, il me dit un jour : « Thibaudeau ne veut pas le faire, il faut que tu le fasses. » « D’accord, je vais essayer, on verra bien. Je vais t’envoyer quelques pages, tu pourras rayer tout ce que tu veux, on ne se fâchera pas.» Au bout de trois mois, je lui ai faxé trois petites pages, il m’a dit : continue. Il avait rien rayé ! J’ai commencé par cette idée : « Il n’y a pas de début. » Le fait de dire « il n’y a pas de début » m’a permis de démarrer. En disant : il n’y a pas de début, je visais Méditerranée… Qui est le début de toute l’œuvre de Pollet… J’affirmais par cet incipit, sous forme d’une dénégation, l’ancrage du nouveau film dans le sillage de Méditerranée. Écrire pour Pollet me renvoyait au modèle de Méditerranée. Au modèle du texte de Sollers. Comment se confronter à ce texte sublime de Sollers, et faire autre chose. J’ai ce texte dans la tête. J’ai tellement vu de fois ce film que j’ai des fragments du film qui me reviennent à tout bout de champ, dans la rue, comme ça, comme des refrains de chansons, comme des rengaines, et ça peut revenir à tout moment. Et ça revenait quand j’écrivais. Dans mon texte, il y a quelques bribes de celui de Sollers dans Méditerranée… Seuls, les très aficionados de Pollet comprendront, ceux qui ont bien Méditerranée en tête. Mais j’ai fait quelque chose de très différent sans vraiment m’en rendre compte. C’est Leila Geissler, la fille de Pollet qui me l’a fait remarquer : « Tu as fait quelque chose d’autobiographique. Tu as écrit l’autobiographie de Jean-Daniel. » Puisque Pollet me demandait de faire le texte du film à sa place, je me disais sans cesse : c’est lui qui devrait l’écrire, ce texte. Je ne fais que l’écrire « à sa place ». Je me suis mis à dire « je » spontanément en m’imaginant que c’est Pollet qui dit « je ». Petit à petit, j’ai glissé des choses sur son activité, sa situation physique, son passé. Il ne rayait pas grand-chose, il me téléphonait presque tous les jours, pour réclamer de nouvelles phrases. Un jour, j’ai pensé qu’il y en avait assez, qu’à ce stade je ne pouvais aller plus loin, j’ai monté le texte face aux images. Fin juin 2004, j’étais à Marseille en train de finir un film à France 3 (sur le carnaval de Nice) et dans ma chambre d’hôtel avec deux photocopies du texte, une paire de ciseaux et un tube de colle, je me suis mis à distribuer le texte face aux photos, telle phrase en regard de tel groupe d’images, un mot isolé collé en plein milieu d’une photo, une phrase courant entre quatre photos, etc., le tout collé sur les pages du gros scénario rassemblant les photos déjà montées avec Françoise, saison après saison, selon un ordre provisoire, mais cohérent. Et je suis allé porter à Jean-Daniel cette ébauche de répartition. Il ne l’a pas regardé devant moi, il a mis du temps pour y jeter un coup d’œil, comme s’il ne voulait pas que la fin de mon travail soit arrivée. Quand il en a eu pris connaissance, il m’a appelé à Paris : « Oui, ça va, ça marche, ça fonctionne, mais il n’y a pas assez de texte. Il faudra que tu m’en fasses encore. » Je lui ai dit, oui, mais s’il y en a assez pour le CNC, on en finit, on l’envoie et une fois que tu auras l’avance pour faire le film, quand tu feras le film, je te ferai du texte tant que tu voudras. Avec sa belle-fille, fin juillet, ils ont fini par valider mon collage, en déplaçant des bouts de textes, en supprimant des passages, en répétant certaines phrases que je n’avais pas répétées. Je l’ai revu encore une fois début août, il m’a indiqué « trois manques » : ses comas, son alcoolisme, ses douleurs dans le bras à cause des armatures en métal vissées dans ses os, suite aux fractures nombreuses dues à son accident avec le train. Trois accentuations autobiographiques, donc. Dès le lendemain, je lui ai envoyé les phrases que j’avais composées dans ma tête en roulant de Cadenet à Bagnols (dans le Gard) où je passais des vacances chez mes parents. « Déjà ! », a-t-il soupiré au téléphone, tout en manifestant sa satisfaction. Leila les a rajoutés avec lui, ces nouvelles phrases, et puis les seize scénarios ont été postés pour le CNC. Quelques jours plus tard, il est mort, pendant un transport à l’hôpital, dans les bras de Françoise. David Kesler, le directeur du CNC, en appelant Françoise pour lui présenter ses condoléances, a promis : « On va tout faire pour que ce film existe. » Pour qu’il existe, il fallait que je présente le projet sous mon nom (ou que Françoise le présente, mais elle m’a dit : fais-le, toi). Et comme je n’avais jamais fait de film pour le cinéma (cent films pour la télé c’est zéro dans le système d’apartheid qui règne en France entre cinéma et télévision) au lieu de passer en commission des cinéastes chevronnés, il est passé en commission des débutants, ceux qui n’ont fait aucun film. Quand je présente le film, je dis souvent que, de cette façon, le dernier film de Pollet est un premier film.

Le projet de Pollet, c’était de faire les quatre saisons. Ce n’était pas un journal au jour le jour. Les photos sont mélangées. Des choses qui sont prises au printemps, tout d’un coup, telle photo du chien, de la pendule ou du verre de vin, il peut les mettre en automne ou en hiver. Il a procédé avec Françoise à un montage thématique, mais dans l’harmonie d’une saison, avec tout un tas de contrepoints intemporels. On voit beaucoup de feuilles mortes au début, puis après de la neige, des arbres aux branches nues, les premiers forsythias, du mimosas, on voit arriver les fleurs d’été et l’été se caractérise par une prolifération de couleurs, ça éclate de fleurs. Je ne suis pas intervenu dans le montage du scénario mais lorsque j’ai pris en main le film, poussé par Françoise qui ne cessait de me répéter que Pollet et elle n’avaient jamais considéré ce premier assemblage comme définitif, qu’ils avaient gardé trop de photos, surtout en automne, je suis intervenu, j’ai supprimé des photos, j’ai fait deux ou trois réassemblages par quatre, mais j’ai conservé l’ordre de la succession adressée au CNC. En mai 2005, on a pris les six albums et on a scanné une par une les photos et après, Sandra Paugam et moi, nous avons fait un bout à bout dans cet ordre-là, en plaçant le texte et des bruits. À la fin, on avait un film d’une heure et demie et ce n’était que des photos plein pot. Dans le scénario, les photos étaient données quatre par quatre, avec en plus, toutes les quatre cinq pages, une photo pleine page. Je me suis demandé : C’est une forme cette présentation, ou c’est une commodité de présentation ? Françoise, interrogée sur ce point, m’a dit que c’était une commodité, pas une forme structurante. Sa fille, elle, pensait que le jeu par quatre était dans les vues de Pollet une vraie structure. Après le premier montage, la femme de Pollet m’a dit : « tu devrais essayer quatre par quatre parce que oui je me souviens maintenant c’était très important pour lui. Il imaginait l’alternance. » Sur ce point, entre Pollet et moi, il n’y avait pas eu d’échanges formels, j’étais chargé d’écrire le texte, pas de réaliser le film, sauf à notre dernière rencontre, où Jean-Daniel, visiblement épuisé, mesurant ses mots pour économiser son souffle, après m’avoir indiqué les trois manques du texte, avait murmuré : « ce film, c’est toi qui le termineras ». J’avais bien sûr protesté, refusant d’accepter sa disparition prochaine, malgré son affaiblissement croissant, visible, mesurable à sa difficulté de parler, de bouger… Nous étions très proches depuis des années, moi le considérant comme un maître depuis que j’avais vu Méditerranée, lui empruntant beaucoup de choses quand je me suis mis à réaliser des vidéos dans les années 80, par exemple quand j’ai fait Paradis Vidéo avec Sollers, pour moi c’était un remake de Méditerranée, des séries d’images, le côté sériel, avec en plus la voix de Sollers disant lui-même son texte, alors que dans Méditerranée c’était quelqu’un d’autre qui le disait. Paradis Vidéo n’est pas un montage qui essaye d’illustrer ce que dit Sollers, c’est une sorte de machine parallèle à son texte en train de jaillir, qui essaye d’en dégager l’énergie par un fonctionnement sériel. Pour moi, dans Paradis Vidéo, je ne faisais qu’appliquer le programme mis au point dans Méditerranée. Mais quand Pollet a vu, des années plus tard, Paradis Vidéo, il m’a dit : « Ah, c’est formidable, t’as fait un truc là que je veux te piquer pour mon prochain film. » Je lui dis : « Attends, c’est moi qui t’ai tout piqué, il n’y a rien d’extraordinaire. Paradis Vidéo est la queue de comète de Méditerranée. Méditerranée, c’était des images sérielles qui reviennent dans des ordres différents, et Paradis Vidéo c’est pareil. » « C’est pas pareil, dans Paradis Vidéo tu as mis Sollers dans l’image, je veux faire ça maintenant. »

Dans Méditerranée, la voix est derrière les images, alors que dans Paradis Vidéo la voix est devant les images.

C’est exactement ça que Pollet a vu comme forme nouvelle qu’il voulait réactiver dans un film qu’il n’a pas pu faire, qu’on a préparé ensemble, qui était l’adaptation des Folies françaises de Sollers. Il voulait le faire avec Sollers live jouant son propre rôle avec une fille qui serait la fille de l’écrivain. C’était en 1988. On a fait des castings, j’ai filmé tous les castings. Ils avaient fini par trouver une actrice qui les intéressait beaucoup tous les deux, elle se prénommait France en plus ! Il y avait un biographe de Sollers dans le roman et c’est moi qui devait incarner ce personnage, qui au lieu de poursuivre Sollers avec un carnet et un stylo le poursuivrais avec une caméra vidéo… Tout devait se tourner dans Versailles, Pollet était allé y faire des tas de photos. Il y en a dans le scénario qu’il a envoyé au CNC… Il n’a pas eu l’avance. Alors, Pollet est passé à autre chose. Il retourne en Grèce faire des repérages pour ce qui s’appellera Trois jours en Grèce, terminé en 1991, et il s’installe avec Françoise dans le Vaucluse, et très vite, c’est l’accident de train, qui le bousillera. À ce moment-là, il réalise en vidéo un film pour La Sept, à la demande de Boutang, L’Arbre et le soleil… Je pense que son passage à la vidéo est lié à ce casting des Folies françaises, que j’ai fait avec lui.

Dans la note d’intention de Jour après jour, que Jean-Daniel Pollet vous avez demandé de rédiger, vous avez glissé un fragment du texte de Méditerranée : « Le suspens de la conjonction ». En revoyant Méditerranée, nous avons remarqué que ces mots sont prononcés en ouverture de la séquence de photos, placée à la fin du film… Etait-ce pour vous une manière discrète de relier ces deux films ?

« Le suspens de la conjonction », je pense que Sollers a imaginé cette expression par rapport aux photos. Il y a un suspens de la musique aussi et non seulement les images passent du mouvement à la fixité mais ça passe en outre au sépia. Plus que des photos, il faut parler d’« images arrêtées ». Je l’ai toujours vu et entendu, moi, ce virage au fixe monochrome comme une nécessaire suspension du sens, du sens fini, unique, univoque… le suspens de la conjonction est le moment où les liens entre les images créant un sens premier se dénouent, ouvrant sur d’autres conjonctions possibles, et libérant la « seconde vue », en quoi Pollet théorise le but fondamental de Méditerranée

Croyez-vous que Jean-Daniel Pollet ait songé à cette séquence de photos de Méditerranée lorsqu’il a imaginé le projet de Jour après jour ?

Je viens de faire un cours sur Pollet, donc j’ai revu tous ses films : je ne me souvenais pas à quel point ils sont truffés de photos. Dans tous ses films, il y a des séquences de photos, c’est très étonnant. Dans L’Ordre, il y a une série de photos, dans Pour Mémoire, dans Trois jours en Grèce. Il aimait cette forme fixe. C’est normal qu’il y vienne plus ouvertement encore à la fin : je vais faire mon dernier film, je n’ai pas beaucoup de force, je vais faire des photos, que des photos. Pour lui, c’était certes une facilité physique, mais c’était aussi vraiment un défi formel qu’il avait approché tout au long de ses autres films.

Interrogé par Jean-Louis Leutrat sur l’origine de la séquence de photos de Méditerranée, Jean-Daniel Pollet lui a répondu : « Je ne sais plus. C’est un choix de l’époque. » Et c’est vrai que La Jetée (1963) de Chris Marker, par exemple, c’est exactement contemporain. On retrouve aussi ce recours à la photographie dans les premiers films de Debord, notamment dans Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959).

Resnais fait aussi une utilisation marquée de la photo. Resnais est proche de la modernité, notamment du Nouveau Roman, ce style objectal de description. Le réel devient une photo que l’on décrit minutieusement. Quand Pollet dit : « C’est un choix d’époque », c’est plus vers le Nouveau Roman que je l’entendrais que vers Marker ou Resnais. Mais c’est vrai que maintenant, il y a deux modèles de film de photos : La Jetée et Jour après jour. Je n’en connais pas d’autres qui ne fonctionnent qu’avec des photos. Il y en a certainement mais je ne les connais pas.

Pourriez-vous à présent revenir sur votre découverte de Méditerranée – un film que vous connaissez par cœur – et sur votre rencontre avec Jean-Daniel Pollet ?

Méditerranée, je rencontre ce film d’abord dans la revue Les Cahiers du cinéma dont j’étais un lecteur en province. J’ai lu ce numéro spécial consacré à Méditerranée en février 1967, un numéro à couverture argentée. En 1967, j’étais au Maroc, j’étais instituteur à Figuig, au fin fond du Maroc, près du Sahara, comme coopérant à la place du service militaire et j’achetais Les Cahiers chaque fois que j’allais dans la ville d’Oujda. En septembre 1967, j’arrive à Paris et je cherche à voir deux ou trois films que j’avais ratés, dont Méditerranée et par chance, il passait à la Cinémathèque. Ma vie, c’était voir des films et écrire sur ces films et accessoirement prendre quelques cours de théologie, d’exégèse, d’histoire biblique. J’étais un mauvais étudiant, je filais au cinéma tout le temps. Je pourrais retrouver dans mes carnets mes premières notes sur Méditerranée1 et là je saurais quand le film est passé à la Cinémathèque. Là, j’ai rencontré des fans de ce film dont Gérard Leblanc. Puis on s’est revu avec Leblanc après mai 1968 et on a fondé ensemble la revue Cinéthique. C’est Leblanc qui connaissait déjà Pollet qui m’a amené vers lui. Très vite, il y a un entretien avec Pollet dans Cinéthique qui doit se situer dans l’année 1969. Et là j’ai vu Pollet dans un bar en sous-sol, un bar de nuit à Saint-Germain-des-Prés. Et après on s’est revu plusieurs fois. Au moment de payer, Pollet dit « J’ai rien sur moi ». On était des étudiants fauchés. On a dû payer des whiskys et tout. Pollet était très généreux mais il était aussi vagabond, noctambule, insouciant.

En 1970, dans Cinéthique, vous publiez un long texte sur Méditerranée, intitulé « Vers le récit rouge », dans lequel vous rapprochez le fonctionnement du film de Pollet de celui d’un roman de Sollers publié en 1968, Nombres.

Nombres m’a sidéré tout de suite. Je lisais Nombres au moment où je découvrais Méditerranée. Le texte Nombres fonctionne comme le film Méditerranée. Texte et Image avec ces blocs, ces hiéroglyphes. Sollers après avoir lu mon texte m’a écrit : « Tu as inventé quelque chose, là, ce concept de film de moins ». C’est comme ça que commence mon texte : « C’est un film de moins et pas un film de plus. ». C’était un texte très littéraire, pas très critique de cinéma, très inspiré par Tel Quel dont Cinéthique se voulait le pendant dans le champ cinématographique, comme Peinture, Cahier Théorique (où écrivaient les artistes de Support/Surface) l’était dans le champ arts plastiques. À l’automne 69, je m’étais inscrit comme étudiant à Vincennes et pendant deux mois, j’ai fait l’analyse de Méditerranée, j’en avais une copie 35 mm, une table d’analyse 35 mm et avec Nicole, une copine de l’époque, on a analysé ce film. J’ai nommé tous les plans, j’ai pris leur durée. J’ai ainsi obtenu le découpage du film et après j’ai cherché la loi des séries et je ne trouvais pas. J’ai donc élaboré cette théorie que tout plan est le centre du film et que tout plan est le début d’une série. Il n’y a pas vraiment de série. Ça s’arrête et ça repart. C’est sériel à l’infini. « Vers le récit rouge » est un manifeste de l’infini.

Propos recueillis par Lionel Dax et Augustin de Butler

1 Voir plus bas : « Ma première vision de Méditerranée ».

Post-scriptum

Que pensez-vous de cette remarque de Sollers (novembre 2001) : « Pollet est un sensuel ahurissant. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait l’œil, l’oreille, le nez, le toucher, le toucher de l’œil, à ce point. C’est quelqu’un qui en face de n’importe quoi, va prendre le bon angle, la lumière qu’il faut, la couleur qu’il faut pour dire qu’il est en quelque sorte cette chose même. Ou du moins, qu’il l’enregistre en tant qu’elle est cette chose même et pas une autre » ?

Je suis d’accord entièrement avec cette formulation des qualités de Jean-Daniel par Sollers (que je lui ai souvent entendu dire et que je cite régulièrement dans mes textes ou en public) : « Pollet, c’est un œil ! »… J’ajouterai qu’il est aussi un esprit bricoleur, aimant les constructions, qui se résume à sa formule : « un plus un égale trois ». Les « systèmes » de ses films (tournage obéissant à des principes, montage selon des lois) l’ont toujours beaucoup occupé. C’est un conceptuel doué d’un œil exceptionnel, un sensuel équipé d’une raison raisonnante. Avant de faire intervenir Sollers sur Méditerranée, il avait bataillé pendant deux ans avec… Bataille… dans les textes duquel il cherchait des outils de montage conceptuel. Le lecteur de Bataille qu’était Sollers, en poète a su opérer la synthèse post-bataillienne des questions ouvertes par le matériau rassemblé par Pollet, traçant la « traversée des apparences » qu’il dessinait « obstinément » - premier adverbe, décisif, du texte de Sollers, associé au verbe : fuir. Et c’était parti ! Récitons-le encore ce magnifique début : Une mémoire inconnue fuit obstinément vers des époques de plus en plus lointaines. Tout se rapproche. Tout se fait horizon. On croit retrouver

Jour après jour de Jean-Daniel Pollet

C’est au Reflet-Médicis, rue Champollion, à Paris. On est quatre dans la salle pour voir Jour après jour de Jean-Daniel Pollet. Le film vient de sortir. Deleuze disait que le contraire du mot d’ordre (c’est-à-dire de la terreur), c’est le mot de passe (c’est-à-dire la magie). Faut-il un mot de passe pour voir le film de Pollet ? Au contraire, le mot de passe, c’est le film lui-même. La densité de ce que délivre un tel film est si grande qu’il vous semble voir ce qu’il en est de la résurrection, ici et maintenant. Le cœur même de l’instant est la reprise. Reprendre vie, c’est ce qui a lieu dans ce film.

Jean-Daniel Pollet est mort le 9 septembre 2004. Il avait achevé le montage de Jour après jour sur papier. Au début du film, on le voit photographier des fleurs. On voit son corps tourner autour des bouquets. Il y a du jaune, du rouge, du vert. On pense à Manet, aux figues, à ce mauve de chair sexuelle des figues, à la Méditerranée, au film Méditerranée que Pollet réalisa en 1963. On se dit : la Méditerranée, c’est ici – là où Pollet se tient, immobilisé depuis son accident, dans une maison austère et radieuse, une bergerie du Vaucluse ouverte au temps. C’est la « Méditerranée à l’intérieur des terres » : même dans l’arrière-pays, « tout se fait horizon », comme dit Sollers dans le texte de Méditerranée : « Et toujours cette montée d’immensité à l’intérieur, cette montée de mémoire flottante ». Les fleurs remplacent ici la mer : dans les fleurs, la bordure et la chose sont mêlées. On voit Pollet s’approcher des fleurs, chercher la distance, ajuster son œil ; c’est un jeu d’étreintes : Pollet a l’air d’un amoureux et d’un chasseur. On se dit : c’est comme faire un poème, comme écrire une phrase ou joindre son désir.

Le film prend vite la forme d’une suite d’images fixes. Ce sont les photographies de Pollet. Elles débordent sur elles-mêmes. L’écran parfois se divise en quatre, comme un album. Il n’y a pas de début : « Chaque jour est le début d’une année nouvelle », dit le texte de Pollet lu par Jean-Paul Fargier2. Tout de suite, on sent que le silence et la jouissance sont une même chose. Ils s’élargissent l’un par l’autre. Il n’y a pas de début, il n’y a que du maintenant – du toujours. Le temps se vit poétiquement ; peut-être même existe-t-il comme un poème. Les rapports qu’on a avec le temps forment un espace poétique – une sorte d’extase à travers laquelle on se met à vivre.

Jour après jour est un film sur la simplicité des saisons. C’est-à-dire sur ce qui s’ouvre dans le temps. La saison est la manifestation du sans-pourquoi. On voit des après-midi studieux, le lit de lecture avec la fenêtre ouverte et la lumière paisible de l’été dans la chambre fraîche. Tout est concentré, propice. Peut-être que Pollet filme ça : le propice. Son film se recueille sur la faveur du temps – ce qui dans le temps, se rend disponible et offre sa disponibilité. Les livres ouverts, les soirs voilés de vapeurs roses, les galets, les murets de pierres sèches, les feuillages illuminés, le calme des prunes, des kakis, des citrons, la couche de neige sur la table du jardin composent un art de vivre le temps comme mémoire et comme éthique de l’instant. Considérer toute chose comme inconnue, regarder le monde à neuf, c’est se dégager de l’enfer du mécanisme humain. Il y a chez Pollet un art de la sécession en douceur. On ne sait pas si c’est la radicalité qui est douce, ou la douceur qui est radicale. Ça s’appelle la concentration. À elle seule elle est un refus, et l’affirmation d’un écart. Sans doute Pollet rejoint-il ainsi une forme de sagesse, celle par exemple de Lucrèce.

Au sein de photographies prises le même jour, on dirait que les quatre saisons sont présentes. Chaque instant comprend son été, son automne, son hiver, son printemps. C’est un secret que seule la poésie rend évident. La saison est-elle l’être du temps ? L’instant fuse, c’est un déclic, comme la pensée.

Jean-Daniel Pollet sort d’un coma, il manque d’air, on lui prescrit de l’oxygène. Pour lui, voir, écouter, dire, c’est « refaire peau neuve ». L’art de la survie coïncide avec celui de l’éveil. Et la résurrection a toujours lieu en couleurs : Pollet parle ainsi d’un « rouge du temps », un rouge qui, dit-il, se souvient du vert comme d’un commencement.

Deux oranges, des bougies, un chat, un jardin où le monde salue son propre passage : le quotidien se prépare chaque jour pour la venue de la poésie. Et puis il y a le noir qui mouline les temps morts : « Le noir, dit Pollet, est la seule vraie couleur. Mais ce sont les morts qui la voient. » Aucun rouge n’est possible s’il n’a pas traversé le noir. Déjà, dans Méditerranée, la beauté des temples et des rivages se conjuguait aux barbelés de l’Histoire. Il y avait le corps d’une femme sur une table d’opération. On ne savait pas si elle était vivante ou morte. Dans l’ouverture extatique, l’indemne et le ravage viennent en même temps. Habiter poétiquement le monde consiste à le vivre, d’un même élan, comme ravage et comme merveille.

Yannick Haenel – Mardi 27 février 2007

2 Le texte est en réalité de Jean-Paul Fargier (cf. notre entretien avec ce dernier) et il est lu par François Chattot. N.d.l.r.

Notes sur le texte de Yannick Haenel

Très belle analyse de Jour après jour… j’aime beaucoup l’expression d’Haenel voyant dans ce film la manifestation de la part de Pollet d’un « art de la sécession » d’autant qu’il ajoute « en douceur »… très fine aussi sa perception de la « concentration dans chaque plan des quatre saisons »… et ce concept : le propice, Pollet filme le propice… moi je dis « l’instant » quand je fais dire à Pollet dans le commentaire : « il n’y a pas d’instant décisif, tous les instants sont décisifs »…

À ce sujet : qui parle ? Pollet ou moi, à travers les mots qu’on entend dans le film ? Pollet évidemment, et Haenel, comme la plupart des spectateurs avec lesquels j’ai débattu après les projections du film, dit à juste titre : Pollet dit ceci, dit cela, Pollet « parle d’un rouge du temps », « le noir, dit Pollet, est la seule vraie couleur », etc. Rien ne me conforte plus dans le sentiment d’avoir réussi à mener à bien le film de Pollet que cette attribution à lui des mots que j’ai écrits pour son film… Cela démontre de fait que j’ai su exprimer quelque chose qui relève de la pensée de Pollet (tel que les amateurs de ses films se l’imaginent, tel que je l’ai moi-même approché, cette pensée, à travers sa personne et l’étude de ses films). »

Jean-Paul Fargier – Janvier 2008

Texte de Jour après jour (2004)

Il n’y a pas de début. Chaque jour est le début d’une année nouvelle.
Des milliers et des millions de cycles sont en cours, roulent ensemble, parallèles.
Le rouge est mis. Ça tourne.

Jour après jour j’entends le cœur du monde meurtri battre battre, contre le verre de mes images.
Silence !
Silence… Jouissance… Effort… Bonheur… Tendresse… Impuissance… Absence…
Présence

Il n’y a pas de début. Il n’y a jamais eu de début.
Il n’y a que du maintenant, du toujours.
Jour après jour la radio mouline, mouline les malheurs.
Son quotidien n’est pas le mien.
Le temps joue à guichet ouvert, jamais fermé.

Clic Clac. Je clique donc je pense. Clic Clac. Je suis ce que je vois.
Clic Clac. Je clique donc je pense... je claque donc je... quoi ?
Dans la pensée, il n’y a que des déclics.

Clic Clac ! Le rouge se souvient du vert comme d’un commencement, recommencement.
Clic Clac ! Tout Clic est un début, tout Clac est une fin. Entre les deux, fuse le silence.
Je ne prends pas de photos. J’aspire du silence.

Clic Clac ne signifie pas « je vois » mais « je vais ».
Je vais et je vide. Je vais vite vers le vide. Je sème le vide derrière moi. Je sème ce que je vois.
Voir est un début, semer une non fin, une fin repoussée.
Clic Clac contre tic tac tic tac tic tac tic tac. L’instant contre le temps.

Jour après jour le film se forme en moi.
Obscurité parfaite.

Silence… Effroi…Curiosité… Saison… Ici-bas… Injustice… Quiétude… Amour…

Le temps ne passe pas. Le temps est immobile. C’est nous qui passons à travers.
Nous sommes des images.
Les images s’enchaînent, coulent, fleuve ne menant nulle part.
Mouvement pur.

Voir ou boire : longtemps, j’ai choisi de ne pas choisir.
Et puis un jour on n’a plus le choix.
Clac… clac… clac…clac…
Désintoxication mon beau souci. Retour à la case départ.
Clic est le plus beau bruit du monde.
Clic… clic… clic… clic clac.

Voir ou boire. Longtemps j’ai choisi de ne pas choisir.
Les jours se suivent et se ressemblent jusqu’à ce qu’ils ne se ressemblent plus - à force d’être pareils.
Les jours se suivent et me rassemblent. Et je ne me ressemble plus - à force d’être non pareil.
Je suis un film hors du temps. Ce film n’est pas un testament - juste un voyage d’un an.
Cette fois c’est le tour de moi-même que j’entreprends.
C’est autour de moi que je navigue.
Mon voyage va durer toute une année. Jour après jour. Mois après mois.
En voiture ! Clic Clac ! Une par jour minimum, pendant 365 jours.

Chaque photo contient le monde. Chaque photo contient le monde tout entier.
Mille photos ne me donnent pas plus le monde qu’une. Pourquoi continuer à en prendre, jour après jour ?
Pour le silence que j’aspire, expire entre clic et clac.
Infini centième de seconde.

Quand il fait beau, on ouvre les fenêtres. Quand il fait magnifique, on passe le temps dehors. Quand il fait nuit, magique ! J’ai déjà tout un film.

Un film dans mes mains. Il était dans ma tête il est sorti.

Clic Clac, par ici la sortie.
Sortie de secours. J’ai trouvé le moyen de berner la malchance.

Je ne rêve plus de film, j’en fais un. Clic Clac ! Le cinéma continue.
Le miracle du mouvement se poursuit, recommence autre et différemment.

Silence. J’avance dans le noir sur les chemins du vide. Jour après jour.

Le cinéma continue.
Verre incassable du cinéma sur lequel les photos du jour s’égrainent
comme une poignée de cailloux en pleine mer.

Jour après jour, le film se forme en moi. Il défile incomplet - parfait pourtant à cet instant.
Je vois ses trous, ses limites. Ce n’est pas catastrophique. On pourrait s’arrêter là… ou continuer… On continue.

Il n’y a jamais eu de début.

Je connais bien le noir. Je l’ai visité trois fois. Quand on revient du noir on a tout oublié. Il faut recommencer.

C’est encore loin où on va ? On y est.
Nous sommes où ? Trois degrés au dessous de zéro.

Verre incassable des photos sur lequel les nouvelles du jour grêlent
comme une bourrasque d’hiver en plein été.

Je manque d’air. On m’a prescrit de l’oxygène. La nuit, je dors avec un masque.
Le jour je prends des photos. J’aspire le temps.

Les photos ne sortent pas, elles entrent dans la cage de verre de l’appareil.
Dix photos, dix oiseaux. J’entends battre leurs ailes - ça fait à l’intérieur un drôle de mélange. On dirait un concert. Me voici chef d’orchestre.
Silence… musique...

Verre incassable des mots jetés de très haut sur une page.
Très peu suffisent.
Verre incassable de deux fruits traversant les saisons toujours à la même place.

Je suis une orange, Françoise est une orange.
Nous sommes deux oranges qui traversons le temps dans la même maison.
Nous sommes arrivés en même temps en ce lieu. En même temps.
Solitude des oranges. Les fleurs passent les oranges demeurent.

Il n’y a pas de début. Il y a toi, il y a moi et le rouge du temps entre toi et moi.

Allez ! Ça tourne !

Je n’arrive pas à commenter ce que je photographie.
Pas plus que je ne peux vraiment prévoir les photos que je vais faire le lendemain.
En revanche, j’ai une vision globale de ce film, mais elle échappe à toute description.

Je connais bien le noir : je l’ai visité trois fois.
On dit coma, c’est le terme clinique. Je dis noir.
Noir
Noir
Noir.

Quand on revient du noir on a tout oublié. Il faut recommencer.

Au début ? Il n’y a pas de début. Tout noir est un recommencement sans début.
Recommencer à lire, à écrire, à dire.

Quiétude des oranges. Nous sommes deux oranges qui traversons le temps dans le même vide.

Les oranges se taisent. Les oranges se parlent. Orange Samba (Françoise)… Orange Poulos... Equation cinéma.

Je dois faire un effort pour tenir l’appareil. Mes mains sont lourdes, lourdes de tout ce fer qui armature mes bras depuis ce train qui m’a brisé.

L’œil ne me trahit jamais. Et les livres ? N’importe lequel d’entre eux ouvert au hasard proclame une vérité que je décide aussitôt de faire mienne et que je donne au film comme énigme.

L’œil ne me trahit jamais.
Il n’y a pas d’instant décisif.
Tous les instants sont décisifs.
Je photographie de la pensée. Le quotidien de ma pensée.

On sait où commence une phrase, où elle finit.
Mais une suite d’images, ça n’a pas de début, ça n’a pas de fin. Une suite d’images, ça va, ça vient.
Chaque image est le centre du film - comme le soleil est le centre de notre univers.

Un chat ? Non, un soleil. Une corbeille ? Non, un soleil. Une orange ? Non, un soleil. Une table ? Non, un soleil. Le mouvement des images ne coïncide jamais avec le mouvement des mots.

Clic clac ! Le cinéma continue. Le miracle du mouvement se poursuit - recommence autre et différemment.

Ce film s’appelle jour après jour et non nuit après nuit.
Le jour je fixe des choses. La nuit je ressasse des mots.
Le matin, je les dicte à celle qui me réveille.

Effort
Bonheur
Tendresse
Impuissance
Absence
Présence
Absence
Justice
Chance
Mensonge, vérité, plaisir, oubli, saison, ici bas, présent, passé, enfance, cinéma, supercherie, fin, tolérance, enfant, intolérance, infini, les autres, provisoire, naturel, curiosité, culture, femme, multiplication, équation, horreur, fin, adieu, enfant, au revoir, à bientôt, infini, ailleurs, provisoire, plaisir, lecture, injustice, politique, silence, effroi, jouissance, illusions, effort, justice, bonheur, plaisir, tendresse, impuissance, absence, amour, femme, saison, ici bas, les autres, naturel, silence…
Quiétude, inquiétude, sérénité...
Inquiétude, sérénité : les mots de la fin ? Il n’y a pas de fin : juste du noir.
La nuit après le jour - après tous ces jours ? Juste du noir.
Le noir aussi est une couleur, mais ce sont les morts qui la voient.
La seule vraie couleur.

Les couleurs ne disent pas la vérité. Elles mentent par tendresse.
Les saisons ne disent pas la vérité - les saisons d’une vie.
Je vis là - au milieu de ces couleurs. En attendant le noir. Voilà la vérité.

La jouissance ne dit pas la vérité. Elle ment par plaisir.
Je vis là - au milieu de cette jouissance.

Le cinéma ne dit pas la vérité. Il ment par naturel. Il ment par impuissance.
Je vis là - au milieu de ce naturel, au milieu de cette impuissance.
En attendant la sérénité.

L’absence ne dit pas la vérité. Elle ment par quiétude.
Je vis là - au milieu de cette quiétude. En attendant... la présence.

La présence ne dit pas la vérité. Elle ment par multiplication.
En attendant l’adieu.

Chaque photo est peut-être la dernière. Je voudrais mourir en prenant une avant-dernière photo.

Le noir aussi est une couleur. La seule couleur vraie.

Verre incassable de la vérité au 500ème de seconde, plusieurs fois par jour.
Pendant toute une année.

On pourrait s’arrêter là. Ou continuer. On continue…

La vérité ne dit pas la vérité. Elle ment par effroi.
Je vis là au milieu de cet effroi. En attendant... la fin.
Encore une photo monsieur le bourreau, mon film n’est pas terminé.

Le temps ne passe pas. C’est nous qui passons à travers.
Ce film n’est pas un testament. Juste un voyage d’un an.

Ce film n’est pas un testament... juste un film de moins.
Un film de moins.

Jean-Paul Fargier – 2004

Ma première vision de Méditerranée

Puisque je l’annonçais dans l’entretien, mes questionneurs m’ont demandé de retrouver mes premières notes sur Méditerranée. J’ai ressorti mes cahiers Glatigny des années 60 (où je notais sur des pages et des pages mes impressions, analyses, des nombreux films que je voyais en ces temps là de formation sur le tas).

Première surprise, ce n’est pas en automne 67 que j’ai vu Méditerranée pour la première fois, mais en octobre 68, à la Cinémathèque, lors d’une rétrospective Pollet.
Deuxième surprise, Méditerranée n’est pas mon premier Pollet, mais Tu imagines Robinson, si j’en crois la chronologie de mes notes.

20/10/68, Tu imagines Robinson

D’abord, c’est le film le plus moderne que j’ai vu depuis La Religieuse, les derniers Godard (La Chinoise, Week-end), Marie pour mémoire (Garrel) et les Kramer (Robert).

Puis je note : Œuvre sérielle – fondée sur une savante variation de paramètres sonores et visuels. Les éléments de la composition sont réduits : (…)

J’en liste quinze, dont : un mythe, Robinson ; un monologue intérieur et extérieur, le commentaire d’un tiers. Suivent deux pages de « pistes d’analyse »…

Il n’y a pas de date pour le jour de projection de Méditerranée, que j’analyse sur deux pages, mais le note le 22 octobre 68, en tête d’une analyse du Horla et de plusieurs courts-métrages de Pollet :

Ai vu à ce jour tous les films terminés de Pollet (sauf évidemment les fragments de La Ligne de mire échappés à la destruction de son auteur).

Je crois avoir vu à cette occasion Une balle au cœur, mais je n’ai pris aucune note.

Donc Méditerranée c’était à la Cinémathèque entre le 20 et le 22 octobre. Le 21 ? Probablement.

Voici (avec ces mots soulignés d’époque) comment j’ai relaté cet évènement qui allait marquer ma vie et ma pensée.

Méditerranée, Pollet. Chef d’œuvre absolu. Très moderne. Bien que les Cahiers du Cinéma y voit un objet pur, ayant sa propre marche, sans impulsion autoritaire (d’auteur), un film pur c.a.d. des images et des sons diversement combinés pendant une certaine durée… on peut y voir un ordre rationnel.

La cellule mère serait l’image plus de dix fois reprises, avec des variantes, de la fille sur un « billard » d’hôpital (l’image la plus répétée).

De cette cellule partent les autres images (provenant du souvenir ou de l’imagination), obsession, angoisse, devant l’opération à venir, peur de la mort, se traduisant par ces images de Mort : objets détruits, êtres assassinés, trous béants de noir, mer infinie (mer = eaux de la mort/eaux de la vie, éternité), lieux déserts, désertés.

Le commentaire renforce cette obsession. Il faudrait l’avoir là, sous les yeux, relire le texte admirable de Sollers, pour s’apercevoir à quel point c’est le texte de la question qui immanquablement surgit quand Dieu disparaît et que s’affirme la terrifiante certitude de la Mort. L’unité du Monde bascule dans les apparences du non-sens, de la désappropriation, du désordre. Il me faut absolument retrouver ce texte.

Ce n’est pas un film sur une mer, ni même sur une civilisation, c’est une œuvre sur le Moi essayant de se saisir devant la Mort, s’efforçant de trouver une réponse sur le Sens.

Film qui sortirait de ce moment (demie veille, demi sommeil) où qqch de plus que nous pense et imagine en nous…

NB. Robinson ne fait que reprendre ce thème.

Les films de Pollet (du moins ces deux-là) ne sont pas de ceux qui s’analysent à la 1re vision – bien qu’ils soient, dès le premier abord, fascinants.

…….

Dans mes notes sur Le Horla, je reviens à Méditerranée, comme je ne cesserai désormais de le faire, ce film étant vite proclamé, après une seconde vision (à la MJC de Boulogne-Billancourt, sous les auspices de Gérard Leblanc) « mon film de chevet ».

Le Horla. Ici on retrouve un thème de Médit et de Robinson : l’obsession terrifiée de la dépossession de soi.

Médit. « Et si qqun rêvait à notre place, avait pris notre place. », citation approximative du texte de Sollers.

Robinson : David se nomme pour que la réalité de son être ne lui échappe pas.

Le Horla : « qqun vit en moi, gouverne mon âme » - Dieu redouté, nié : le Moi s’effondre.

……………

Une dernière précision. Tout ceci s’écrit dans ma chambrette de l’Institut catholique, alors que je suis encore (plus pour longtemps) croyant, étudiant en théologie, doutant de ma vocation sacerdotale, en train de me préparer à basculer dans l’athéisme. Dire que Méditerranée m’a aidé à prendre le large, cela me parait aujourd’hui une évidente et joyeuse ironie du hasard. Merci Sollers, merci Pollet, merci Dieu.

Jean-Paul Fargier (quarante ans après)

Loin de la Terre, Méditerranée

Méditerranée n’a pas seulement rapport au lieu – ou au complexe d’histoire, d’images et d’affects, à la « chose Méditerranée » si l’on veut – que son titre nomme, mais aussi à l’entièreté du monde et au lien que l’existence entretient avec lui. C’est un film cosmique. Le texte de Philippe Sollers ne mentionne aucune donnée géographique, ni même mythologique, qui en l’absence des images serait en mesure de nous fixer à une telle situation. Mais il évoque l’éternel retour, un « jeu » dont les pièces seront reprises. L’enjeu en est le fait d’être en général. Ce texte est à lui seul, par cette absence de territoire, un décrochement, un départ : en l’écoutant, nous ne sommes déjà plus sur terre.

Cosmique, Méditerranée l’est plus précisément en deux sens. Le premier est proprement spatial. Le texte est sans territoire de référence. Mais tout le film a un caractère que l’on pourrait dire post-terrestre. Il fait songer à ces échantillons d’histoire et de culture que l’on lance parfois dans l’espace, vers d’éventuels interlocuteurs vivant loin hors de notre système solaire. La simplicité des images (la mer déferlant au rivage), leur aspect même de cliché (pyramides, momies, temples grecs) contribuent à cette impression, car ce sont des images génériques et fragmentaires que l’on imagine précisément destinées à de tels envois.

Il pourrait aussi bien constituer une collection essentielle que, la terre quittée, l’on emporterait avec soi. Un homme qui n’aurait plus jamais l’occasion de voir un paysage terrestre, serait assurément ému au plus haut point en voyant la mer blanche et brillante déferler comme ici. Sommés de choisir les images de ce à quoi nous sommes le plus attachés sur cette terre au moment d’en partir, sans doute garderions-nous celle-là parmi elles. Si, dans la clinique, la table d’opération sophistiquée, montrée à plusieurs reprises sans la jeune fille qui doit y être allongée, semble valoir pour le vaisseau spatial de cet exil de science-fiction, est-ce par un excès de l’imagination ? Le mouvement tournant de la caméra autour d’elle lui donne un aspect aérien et procure un sentiment d’apesanteur.

Le deuxième sens de la cosmicité n’est pas lié au voyage dans un monde que l’on explorerait sans plus être lié aux contours de la terre – dont les images du film vaudraient pour le souvenir. Il a trait à l’intériorité. Le visage de la jeune fille aux yeux fermés en est le signe évident. Il est sans doute peu important de déterminer si elle est morte ou simplement endormie. La mort serait encore un mode de l’intériorité – même si elle en serait, en quelque sorte, le mode ultime.
Si le visage vaut pour un signe, c’est qu’il ne semble pas que cette jeune fille soit le sujet de toutes les images. Les pyramides aussi bien sont un signe. C’est le monde, jusque dans ses âges les plus lointains, qui est intériorisé, qui s’intériorise, qui rentre dans la dimension de l’esprit – comme pourrait le dire Hegel. Les images ont une monumentalité, une généralité incommensurable à des souvenirs empiriques. Cela ne ressemble pas à une existence.

Ce que l’on observe, c’est plutôt une oscillation entre la généralité et l’individuation, entre les pyramides et le mariage à la grecque. Leur confrontation n’est certainement pas étrangère à l’intensité affective qui accompagne la vision du film. Le mariage prend une dimension inouïe. Il est désingularisé, mais c’est ainsi qu’il est également, pour chacun, son mariage, ses fêtes, ses moments de joie, rehaussés dans une quasi-éternité. Ces images procurent une émotion assez similaire à celle qui peut saisir à la vue de vieilles photographies de vacances, ou de vieux films tournés en 8 mm, surtout s’ils ne sont pas les nôtres – cette impression que toute existence, tout événement et même tout instant du monde sont voués à cet archivage tremblant, dont les défauts techniques et le « passage » des couleurs fragilisent l’éternité.

Maël Renouard – Première partie d’un texte paru dans la Revue Trafic (Décembre 2007)

Texte de Méditerranée (1963)

Une mémoire inconnue fuit obstinément vers des époques de plus en plus lointaines.

L’impression d’ancienneté augmente.

Pays multiples faussement endormis.

Et tout a l’air réglé du dehors infailliblement.

Et toujours cette montée d’immensité à l’intérieur,
cette montée de mémoire flottante.

On croit retrouver, survoler dans le noir un lieu d’autrefois.

On y est, maintenant, on y marche.

Une nuit, un aveuglement croissant.

Est-ce par là que l’on doit entrer ? Est-ce là que l’on habitait sans le savoir ?

Un endroit où l’on aimait se cacher, s’arrêter.

Tout se fait horizon, tout se rapproche, tout se hante.

Sommeil par effacement, région des passages et des doubles et des choses vues sans vision.

Cependant en retrait, derrière le rideau, où il est encore interdit d’aller, l’accumulation de mémoire se poursuit, monotone, ancienne.

Un spectacle dont on sait bien, pourtant, qu’il ne viendra pas du dehors.

Tout doit changer de dimension, la moindre chose, ailleurs, est aussi vaste que la plus vaste.

Cela continue depuis des milliers d’années, on est pris dans ce théâtre de milliers d’années.

On est dans ce travail millénaire, incessant, l’une après l’autre les pièces du jeu sont reprises, elles seront relancées, autres et les mêmes, de la même façon et différemment.
Tandis que très haut, échappant au jeu, on dirait qu’un silence massif indique le nord.

Rien n’est fermé, bien sûr, dans ce glissement sourd.

Mais si l’on était regardé, conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée.

Mais si non pas seulement un témoin mais une foule invisible vous regardait.

Si, en même temps, quelque part, dans un quelque part inimaginable, quelqu’un se mettait tranquillement à vous remplacer.

Si les rôles étaient redistribués.

Rien n’est fermé dans ce glissement dont la blancheur s’assourdit, s’accentue, chaque surface possible ici devient transparente, ouvre sur des tableaux imprévus, oubliés, ramenés en silence par cette mer blanche.

Tableaux ramenés et lentement rapprochés les uns des autres, emboîtés les uns dans les autres, silencieusement.

Si en même temps quelque part, quelqu’un se mettait tranquillement à vous remplacer.

Rien n’est fermé, dans ce glissement sourd,
on est dans son reflux.

Les pièces du jeu sont reprises, elles seront relancées, autres et les mêmes, de la même façon et différemment.

Dans cette oscillation, cette marge, à nouveau l’indication aveugle que la moindre chose est aussi vaste que la plus vaste.
Que le point de vue se situe également partout.

Tableaux ramenés et lentement rapprochés les uns des autres, emboîtés les uns dans les autres,
silencieusement.
Avec la sûreté de l’habitude, de la distraction.

L’accumulation de mémoire se poursuit, monotone.

Mais si l’on était regardé,
rien ne parle plus,
mais c’est une sorte de parole tacite, arrêtée, endormie juste avant la parole
qui ne peut traverser ce champ où elle est freinée.

Parole enfermée, basculant en surface.

Au vu de toute une foule calme, invisible.

Douleur dissimulée dans des paysages qu’on traverse sans pouvoir les atteindre.

Au vu de toute une foule calme, invisible.

Conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée.

Douleur dissimulée dans des paysages qu’on traverse sans pouvoir les atteindre.

Le rapport se fait plus étroit, plus rapide.

Eléments neutres, se tressant et se refermant avec une acuité décisive,
évoluant ensemble vers un accord contrarié et sourd.

On est maintenant de plus en plus remplacé par un mouvement clair et sûr.

Le trait est tiré, derrière le rideau, où il est encore interdit d’aller, dans le suspens de la conjonction, de la juxtaposition finale.

Rien ne parle plus.

Contre toute attente, un reflux irrésistible, un recommencement plus lointain,
le mouvement, décollé de lui-même, distribue maintenant les distances et les rôles, de l’autre côté, continue dans la trame sa fonction inlassable.

Aujourd’hui, autrefois, ailleurs.

Tandis qu’une clarté, un réveil aveuglant, déborde et recouvre tout en silence, où l’on n’est plus qu’un point de plus en plus perdu et lointain.

Philippe Sollers – 1963

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