IRONIE numéro 38 (Janvier 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 38, Janvier 1999
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Supplément du numéro 38,
"Les yeux en face des trous !"

(troisième épisode, nouvelle inédite de H. R.)


LE TEMPS EST À NOUS

Les prédictions morbides des oiseaux de malheur nous font rire. Pas d'agonie, de pleur, de plainte incessante. Les nostalgiques du vieux Paris, d'un temps non-vécu, les tristes anars, amants d'un futur noir, simulent les catastrophes comme des orgasmes, fixés sur un temps qui ne vient pas, culte collectif de l'inassouvissement. Les horizons putrides qu'ils nous proposent ont la même odeur que ceux qui puent l'eau de rose. Tellement faux et sérieux, bouffés de l'intérieur par le virus systématique de la peur, ils parlent de la mort ou de la vie rêvée sans en avoir conscience, emmaillotés dans le paysage idyllique de la technique ! Que le rire explose ... à la face frigide des idiots. Notre objectif fluctuant est une construction inutile mais esthétique, un urbanisme de l'érotisme, un rire architectural.

Rien de nihiliste ne nous meut. Notre non est un oui. Rien ne nous anime plus que la jouissance maintenant. Notre temps mérite une critique radicale, cependant nous devons aussi en jouir... C'est au sein de ce paradoxe léger que nous évoluons tels des funambules sur le fil des citations détournées. Notre équilibre est celui du danseur. Aucun ressentiment, aucune haine, jalousie, envie, vis-à-vis de l'autre. Nous avons à jouir et nous jouirons. Notre don pétille de pensées. Ce temps est à nous. La bêtise n'en sera que plus frustrée. "We few, we happy few; we band of brothers". Nous jouons à saute-mouton avec les références. La fraîcheur vient d'une certaine immaturité adulte lucide contre une maturité infantile que nous tenterons de laminer par les mots. Notre non performatif, notre oui élargi, continuent de nous affranchir, libres semences d'un foutre neuf et imprévu.

La Rédaxion

 

DÉTOURNEMENT DE VIAGRA

"Au matin, les femmes de ménage ont trouvé l'homme, bâillonné et enchaîné sur son lit. Les femmes avaient déguerpi, laissant cet écriteau attaché à la poignée de la porte : "Le commando des tigresses du Viagra a encore frappé". Près du lit, les enquêteurs ont trouvé deux pilules de Viagra, une bouteille de vodka vide et un godemiché. La victime avait été draguée la veille dans une boite de nuit du quartier, où se déroulait la fête de Noël de son entreprise. Les deux blondes l'avaient abordé alors qu'il sortait des toilettes et lui avaient proposé de finir la nuit avec lui. Après l'avoir attaché au lit pour rire, elles ont resserré les liens, lui ont fait avaler de force du Viagra avec de la vodka et l'ont bâillonné. "C'est un beau gars, dit la police, elles l'avaient manifestement choisi pour ce qu'elles avaient à faire car rien n'a été volé dans l'attaché-case de la victime, un businessman de 25 ans." C'est la première fois que la police londonienne est saisie de pareil cas."

Journal du Dimanche, 13/12/1998

 

GLANDE MAMMAIRE, GLAND DE MON PERE

 

AUX EUROS RECTEURS

Lettre aux Recteurs des Universités Européennes

Monsieur le Recteur,

Dans la citerne étroite que vous appelez "Pensée", les rayons spirituels pourrissent comme de la paille.
Assez de jeux de langue, d'artifices de syntaxe, de jongleries de formules, il y a à trouver maintenant la grande Loi du cœur, la Loi qui ne soit pas une loi, une prison, mais un guide pour l'Esprit perdu dans son propre labyrinthe. Plus loin que ce que la science pourra jamais toucher, là où les faisceaux de la raison se brisent contre les nuages, ce labyrinthe existe, point central où convergent toutes les forces de l'être, les ultimes nervures de l'Esprit. Dans ce dédale de murailles mouvantes et toujours déplacées, hors de toutes les formes connues de pensée, l'Esprit se meut, épiant ses mouvements les plus secrets et spontanés, ceux qui ont un caractère de révélation, cet air venu d'ailleurs, tombé du ciel.

Mais la race des prophètes s'est éteinte. L'Europe se cristallise, se momifie lentement sous les bandelettes de ses frontières, de ses usines, de ses tribunaux, de ses universités. L'Esprit gelé craque entre les ais minéraux qui se resserrent sur lui. La faute en est à vos systèmes moisis, à votre logique de 2 et 2 font 4, la faute en est à vous, Recteurs, pris au filet des syllogismes. Vous fabriquez des ingénieurs, des magistrats, des médecins à qui échappent les vrais mystères du corps, les lois cosmiques de l'être, de faux savants aveugles dans l'outre-terre, des philosophes qui prétendent à reconstruire l'Esprit. Le plus petit acte de création spontanée est un monde plus complexe et plus révélateur qu'une quelconque métaphysique.

Laissez-nous donc, Messieurs, vous n'êtes que des usurpateurs. De quel droit prétendez-vous canaliser l'intelligence, décerner des brevets d'Esprit ?

Vous ne savez rien de l'Esprit, vous ignorez ses ramifications les plus cachées et les plus essentielles, ces empreintes fossiles si proches des sources de nous-même (sic), ces traces que nous parvenons parfois à relever sur les gisements les plus obscurs de nos cerveaux.

Au nom même de votre logique, nous vous disons : la vie pue, Messieurs. Regardez un instant vos faces, considérez vos produits. A travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d'un monde, Messieurs, et c'est tant mieux pour ce monde, mais qu'il se pense un peu moins à la tête de l'humanité.

La Révolution Surréaliste n°3, 15 avril 1925

 

BARBARIE BOURGEOISE

"L'hypocrisie profonde et la barbarie de la bourgeoisie s'étalent impunément sous nos yeux, que nous regardions vers les métropoles où sa domiciliation a revêtu des formes respectables, civilisées, ou vers les colonies où elle est brutale."

Karl Marx

 

L'aliénation est à consommer avec modération

 

ROPSODIES ÉROPSTIQUES

"Ce voyage à Bruxelles m'a fait un bien énorme, j'ai trouvé toutes ces bourgeoises en chaleur grotesques. Puis : est-ce parce que l'heure de produire est venue ? mais avec elles je ne songe plus qu'à "la Peinture" - & je les fais poser comme de simples garces, qu'elles sont, malgré leurs cris & leurs pudeurs de femmes bêtes. J'en ai tenu une pendant une heure - à lui dessiner les fesses ! Colère, Humiliation, & finalement pose des fesses !!! - Pose des Fesses !!!!"

Félicien Rops, Lettre à Henri Liesse

 

Félicien Rops, "Groom à tout faire"

 

"Tous les hommes me paraissent petits, mesquins, polissons sans grandeur, commis-voyageurs en leurs piètres éroticités. Je suis né comprenant tout ce qui touche puissamment aux vieux cultes païens. J'ai aimé Vénus Aphrodite, mère de l'amour, Pan père des races et aussi la grande Sapho, poète des baisers féminins, et qu'ont toujours aimés mes lèvres, en leurs soifs inextinguibles. Tous ce qui effraie les hommes, dans leurs petits appétits physiques, peureux des caresses innommées, m'a, d'enfance, paru simple, naturel et beau. Un homme donnant au corps de sa maîtresse toutes les ivresses que sa bouche peut inventer, deux femmes se couvrant de baisers, m'ont toujours paru les plus belles choses du monde à célébrer par la plume ou par le crayon. D'où la haine des sots et cet art que personne n'a osé faire avant moi."

Félicien Rops, Lettre à Louise Danse

 

LES MONTÉES DE L'IRONIE

"Troisième point, c'est le rapport de l'aphorisme avec l'humour et l'ironie. Ceux qui lisent Nietzsche sans rire, et sans rire beaucoup, sans rire souvent, et parfois de fou rire, c'est comme s'ils ne lisaient pas Nietzsche. Ce n'est pas vrai seulement pour Nietzsche, mais pour tous les auteurs qui font précisément ce même horizon de notre contre-culture. Ce qui montre notre décadence, notre dégénérescence, c'est la manière dont on éprouve le besoin de mettre l'angoisse, la solitude, la culpabilité, le drame de la communication, tout le tragique de l'intériorité. Même Max Brod pourtant raconte comment les auditeurs avaient le fou-rire quand Kafka lisait Le Procès. Et Beckett, c'est quand même difficile de le lire sans rire, sans aller d'un moment de joie à un autre moment de joie. Le rire, et pas le signifiant. Le rire-schizo ou la joie révolutionnaire, c'est ce qui sort des grands livres, au lieu des angoisses de notre petit narcissisme ou des terreurs de notre culpabilité. On peut appeler ça "comique du surhumain", ou bien "clown de Dieu", il y a toujours une joie indescriptible qui jaillit des grands livres, même quand ils parlent de choses laides, désespérantes ou terrifiantes. Tout grand livre opère déjà la transmutation, et fait la santé de demain. On ne peut pas ne pas rire quand on brouille les codes. Si vous mettez la pensée en rapport avec le dehors, naissent les moments de rire dionysiaque, c'est la pensée à l'air libre. Il arrive souvent à Nietzsche de se trouver devant une chose qu'il estime écœurante, ignoble, à vomir. Eh bien, Nietzsche, ça le fait rire, il en rajouterait si c'était possible. Il dit : encore un effort, ce n'est pas encore assez dégoûtant, ou bien c'est formidable comme s'est dégoûtant, c'est une merveille, un chef d'œuvre, une fleur vénéneuse, enfin "l'homme commence à devenir intéressant". Par exemple, c'est ainsi que Nietzsche considère et traite ce qu'il appelle la mauvaise conscience. Alors il y a toujours des commentateurs hégéliens, des commentateurs de l'intériorité, qui n'ont pas bien le sens du rire. Ils disent : vous voyez, Nietzsche prend la mauvaise conscience au sérieux, il en fait un moment dans le devenir-esprit de la spiritualité. Sur ce que Nietzsche fait de la spiritualité, ils passent vite parce qu'ils sentent le danger. On voit donc que, si Nietzsche donne droit à des contresens légitimes, il y a aussi des contresens tout à fait illégitimes, tous ceux qui s'expliquent par l'esprit de sérieux, par l'esprit de lourdeur, par le singe de Zarathoustra, c'est-à-dire par le culte de l'intériorité. Le rire chez Nietzsche renvoie toujours au mouvement extérieur des humours et des ironies, et ce mouvement, c'est celui des intensités, des quantités intensives, tel que Klossowski et Lyotard l'ont dégagé : la manière dont il y a un jeu des intensités basses et des intensités hautes, les unes dans les autres où une intensité basse peut miner la plus haute et même être aussi haute que la plus haute, et inversement. C'est ce jeu des échelles intensives qui commande les montées de l'ironie et les descentes de l'humour chez Nietzsche, et qui se développe comme consistance ou qualité du vécu dans son rapport avec l'extérieur. Un aphorisme est une matière pure de rire et de joie. Si l'on n'a pas trouvé ce qui fait rire dans un aphorisme, quelle distribution d'humours et d'ironies, et aussi bien quelle répartition d'intensités, on n'a rien trouvé."

Gilles Deleuze, "Pensée nomade", Colloque de Cerisy (1972)


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