IRONIE numéro 38 - Supplément Les yeux en face des trous ! (épisode 3)
LES YEUX EN FACE DES TROUS !
Troisième épisode
(premier épisode dans le supplément 36 d'Ironie,
deuxième épisode dans le supplément
37 d'Ironie)
...Madame Jiang avait une nouvelle
fois tout arrangé, car Madame Jiang est femme de tous les arrangements,
nest-ce pas ? Elle avait fait faire un gâteau magnifique
Je ne saurais vous dire délicieux, car le fait est que nous ne lavons
jamais goûté
Pensez donc ! Il a fallu que lautre
idiot fasse sa bêtise avant
Quelle mouche la piqué ?
Ça cest un mystère ! Mais ce qui est sûr, cest
quil sest littéralement jeté sur la petite, jeté
vous dis-je, et à moitié déculotté avec ça
Mais ça na pas duré plus dune seconde : lAutrichien
sen est mêlé aussitôt
Et alors une bagarre
Mais cest-à-dire tout simplement un pugilat, une bataille à
mort, un combat de bêtes sauvages
Les deux étaient impossibles
à séparer
Nous autres, nous étions apeurés
! Et la pauvre Sonia également
Madame Jiang ne savait plus comment
sy prendre
Et ils ont tout démoli dans leur furie, ces
animaux-là
Sans compter que lautre sy est mis aussi,
parce que figurez-vous que dans leur emportement, ils lui ont cassé
sa bouteille, au Ruskof
Alors le cirque a continué à trois
Seigneur ! Une bien vilaine histoire
Voyez-vous, ça fait de ça
huit ou neuf ans, eh bien ces trois là sont toujours fâchés
Mais oui, ils ne se parlent plus
Ils signorent
- Mais alors, sil ny a rien avec la petite, quelle
donc est sa spécialité ?
- Sa spécialité ? Mais je vous lai dit
: il est dans les mathématiques
Enfin, disons quil est
dans ses mathématiques à lui : les uns et les zéros !
A ceci près que, selon sa théorie, les uns ce sont des hommes,
et les zéros des femmes
A moins que ce ne soit linverse,
car il change souvent, cela dépend des théorèmes. Si
vous voulez mon avis, cest un illuminé, un furieux de la plus
parfaite des espèces ! Je crois que cest la petite Sonia qui
la rendu comme ça
A sa naissance, quand il a su, cest
à ce moment-là que
Enfin, cest depuis cette époque
quil a fondu les plombs
Car cest bien certain : ce gaillard
a positivement défait les fusibles ! Et ce nest pas la peine
de lui adresser la parole : il na pas dautre conversation que
sa soi-disant logique binaire. Dailleurs, sa logique binaire, ce nest
pas compliqué, je vais vous les raconter, moi, ses foutues expériences
Monsieur enferme tout ce quil peut trouver dhommes et de femmes
dans la grande pièce du fond
Tout le monde à poil ! Et
puis, il les agence entre eux
Il «codifie la formule» !
Il «traduit dans le langage des sexes» ! Voilà comme notre
homme se prépare à raisonner
Un plus devient un cunnilingus,
un moins se transforme en une sodomie, ou linverse, enfin je ne sais
plus ; et il y a encore la double pénétration qui doit aussi
correspondre à un autre opérateur arithmétique ; la fellation,
ça doit également signifier quelque chose ; enfin, tout est
soigneusement codifié, soyez-en sûr, car lartiste ne laisse
rien au hasard
Et attention : «ce qui est prouvé dans
le langages des sexes, est démontré dans le monde des mathématiques»,
dixit ! Quant à lui faire entendre raison, ça nest même
pas imaginable : il ne supporte aucune contrariété ; il se mettrait
dans une colère, le bougre, je préfère ne pas y penser
- Le langage des sexes ?
- Pardon ? Mais mon ami, nallez pas croire cela !
Cest une sombre invention de sa part
Une extravagance, une énormité
! Le langage des sexes, mais si ça existait, nous nen serions
tout simplement pas là
Pas de langage, pas de dialogue, nest-ce
pas ? Cest pour ça que tout va de travers
Si les sexes
pouvaient dialoguer entre eux, directement, ils arriveraient à se comprendre,
soyez-en bien persuadé ! Mais seulement voilà : le sexe, ça
passe par la tête
Cest là quest le nud,
nom de Dieu ! Parce quune fois quon est dans la tête, tout
se barre en couille
Les êtres humains ne sont pas capables de
communiquer entre eux : la sexualité est la preuve de cet évident
et navrant constat ! Pas besoin dêtre dans les mathématiques
pour en être convaincu, ça ce sont des truismes
Le gentilhomme claironnait avec
fébrilité. Il venait daborder un point qui lui tenait manifestement
à cur. Il inspira lentement et profondément, tout à
la fois pour reprendre son souffle, et pour ponctuer sa démonstration
de cet argument imparable quest le silence :
- Pouah ! Les
mathématiques, voilà où ça vous mène
Parce que cet imbécile, il en est complètement gaga de ses mathématiques
Il passe des semaines entières à gamberger sa formule ! Tenez,
en ce moment, là, en face de nous, avec ses airs dy réfléchir,
quest-ce que vous croyez quil est en train de faire, cette espèce
dobsédé ? Hein ? Vous ne devinez pas ? Eh bien,
il calcule
Oui, il raisonne, il arrange sa formule, il met au point
son théorème, il triture les zéros et les uns, cest-à-dire
les queues et les fentes
Monsieur prépare sa partouze, ça
lexcite
Car ses expériences, ce ne sont ni plus ni moins
que des partouzes ! Madame Jiang lui fournit une bonne centaine dhommes
et de femmes le matin, et lui, il passe sa journée à les emboîter
entre eux : un vrai jeu de mécano
Du bricolage ! Et le soir,
quand la formule est prête, notre théoricien la démontre
Un doigt dans le cul quelque part dans ce bordel, et si tout le monde jouit
en même temps, cest que la formule est juste ! Et alors là,
vous ne le voyez plus de la soirée
Il détale dans les
chiottes, et il se lastique pendant des heures
Karl-Rudolf savoure
son succès : il se branle !
- Mais comment des centaines dhommes et de femmes peuvent-ils
jouir au même moment ?
- Au même moment ? Sainte naïveté ! Mais
il nest pas question den faire jouir seulement deux en même
temps
Cest truqué, évidemment ! Tenez, le premier
jour quil a essayé de démontrer quelque chose ici, il
avait préparé son affaire, nest-ce pas, comme il le fait
toujours : un enchevêtrement de sexes digne de la plus incurable des
maladies mentales
Eh bien, quand il a fourré un doigt dans le
premier trou de balle venu, il ne sest positivement rien passé,
naturellement ! Et alors, il sest mis dans une colère innommable
Il croyait quil avait fait une erreur de calcul, vous comprenez ? Il
jurait tous les diables, il se cognait la tête contre les murs, il était
dingue, il a mené un foin comme cest à peine imaginable
Remarquez, je le comprends : quand un pauvre diable prépare une branlette
pendant des semaines, et quau dernier moment, tout tombe par terre,
il y a de quoi se foutre en pétard, cest bien clair
Enfin
toujours est-il que Madame Jiang na plus jamais voulu revoir un tel
excès dhumeur. Alors depuis, elle a fait passer la consigne
Et maintenant, il ny a jamais plus de fausse note : tout le monde jouit
en même temps, soyez-en sûr ! Dailleurs, elle peut bien
lui offrir ça : Karl-Rudolf paie suffisamment cher pour chacune de
ses démonstrations
Pierre-Edouard de La Houssaie
qui, à force de parler, finissait par perdre haleine, fit ici une nouvelle
pause. Mais cette accalmie fut de courte durée, car un autre homme venait
de sinstaller au salon, accompagné dune femme en peignoir.
Ce fut aussitôt, pour Pierre-Edouard, le prétexte à satisfaire
une fois de plus sa prolixité débordante :
- Ah ! Voici Aldo-Miguel
Lui, c'est un drôle de cas. En ce moment, sa petite folie, c'est de
s'enfermer dans un minuscule sauna avec une femme, ligotés tous les
deux
Et donc, pour faire l'amour, ils doivent d'abord se libérer
de leurs liens
Mais ça prend des heures, forcément, dans
un endroit aussi exigu et attachés comme ils le sont, ça nest
pas pratique ! Il appelle ça une mise en jambes
N'empêche
que quand ils ressortent de là, ce ne sont plus que deux flaques de
sueurs
Mais il n'a pas toujours fait ça, car c'est un Brésilien,
alors il a lhumeur changeante
Ce nest pas comme ceux-là
qui sont réglés comme des horloges
Avant, son grand plaisir,
c'était de se coller la narine sous laisselle d'une femme, des
grosses de préférence, elles transpirent beaucoup plus
Il y passait des journées entières, il ne faisait rien, il respirait
simplement
Mais alors, ça lui montait à la tête,
ça le saoulait comme des essences ! Il devenait bizarre, exactement
comme l'autre avec sa fiole de jus d'entre-les-deux : il pouvait plus s'en
passer
Il devenait carrément accroc, je vous assure, et puis
pâle
Parce que ça nest quand même pas sain
ces odeurs là, nest-ce pas ?
Pierre-Edouard s'interrompit
le temps déteindre son cigare dans le cendrier. Cette opération,
simple pour quiconque, nécessitait d'innombrables complications pour
l'aristocrate dont les gestes semblaient répondre à lexécution
dun véritable cahier des charges de la bienséance.
Pendant ce temps, Jean tentait
de décrypter le Sud-Américain dont la fantaisie venait de lui
être contée. Il sagissait dun homme dune quarantaine
dannées, de complexion athlétique, habillé de manière
élégante, les cheveux noirs et épais, le teint hâlé.
Au milieu dun visage qui aurait pu passer pour harmonieux, se dressait,
ou plutôt se répandait, un nez qui constituait une atteinte ostensible
à la pudeur. Jean ne se souvenait pas, dut-il se rappeler les images
du Cyrano de Bergerac de la collection illustrée, les reproductions du
Larousse médical en couleurs, ou les photographies du Bestiaire de la
disgrâce humaine, avoir déjà aperçu un appendice
nasal aussi terrible. Cétait un amoncellement de plis de chair
flasque duquel se dégageait une ouverture béante, lautre
narine demeurant invisible, cachée sans doute par laffaissement
de celle-ci. Une sorte de suintement permanent sécoulait de cet
antre géant, le frottement de lair contre les parois de ce gouffre
rosâtre devant être incommode au point quil faille en lubrifier
le conduit à chaque passage. Il y avait quelque chose dintensément
pornographique dans la vision de cet organe qui senflait brusquement à
chaque aspiration, puis se dégonflait lentement lors de lexpulsion.
La sensation obscène et dérangeante dapercevoir le sexe
dune femme en train dingurgiter et de refouler un membre invisible,
était inévitable. Jean ne pouvait se débarrasser de limpression
insensée que cet individu, respirant comme tout un chacun, était
en train de forniquer.
Tout de go, le bruit dun
marteau contre une cloche se fit entendre. Le chérubin qui avait frappé
le premier coup réamorça son mouvement mécanique, et marqua
un temps d'arrêt avant de sonner le deuxième, puis réitéra
cette gymnastique encore trois fois :
- Monsieur Givit,
notre petite famille est à présent au complet. Je veux parler
des habitués, ceux qui constituent lessence de cette maison,
car il y a encore les clients occasionnels comme vous
Du reste, peut-être
ferez vous bientôt partie de notre pension, j'en serais très
heureux, et Madame Jiang également, je n'en doute pas. Ah, il est cinq
heures : c'est l'heure du thé ! Aucun d'entre nous ne manque jamais
le thé, c'est le plus sacré des rituels de cette demeure. C'est
surtout l'occasion de se retrouver tous ensemble, ça narrive
quune fois dans la journée
Madame Jiang s'était levée
pour faire le service. Elle était précédée de deux
jeunes filles qui s'affairaient à disposer, lune les soucoupes,
les tasses et les cuillères, lautre le sucre et les petits gâteaux.
Dès que ses servantes avaient fini ces préparatifs, Madame Jiang
s'apprêtait à verser le thé. C'était une grosse théière
ornée de dragons peints à lencre bleue. Elle fit le tour
du salon. Chacun avait à présent une tasse de thé, un morceau
de cake et un petit sucrier à portée de sa main. Pierre-Edouard
n'en finissait plus de multiplier les gestes. Madame Jiang était allée
se rasseoir. Son sourire qui excusait tous les dérèglements, qui
pardonnait tous les vices, inondait son visage sans âge. Jean, quune
question obsédait depuis un moment, navait pas touché à
sa tasse de thé :
- Mais au fait,
Monsieur de La Houssaie, quelle est votre spécialité, vous ne
m'avez pas dit ?
- Ah ! Moi
Hum, comment dire ? C'est assez particulier
Laristocrate avait le petit
doigt levé en lair, le reste de sa main tenant une cuillère
à laide de laquelle il mélangeait le sucre et le thé.
Le liquide, dans la tasse, formait un petit vortex qui tourbillonnait dans le
sens inverse des aiguilles dune montre. Il tenait la soucoupe de lautre
main, le rebord fermement serré entre lindex et le pouce. Dans
cette position, Pierre-Edouard semblait se concentrer, se préparer à
une longue annonce, un récit sans commune mesure avec les précédents
:
- Ceux-là
sont des anges, en comparaison de mes atrocités
Car je suis un
monstre, je préfère vous prévenir tout de suite. Oui,
un monstre, enfin je veux dire, un vicieux, un pervers, que sais-je, un maniaque
peut-être
Comment exprimer la chose ? Tenez, voilà,
je suis un détraqué, mettons que je sois un détraqué,
ce sera plus commode
Oui, un détraqué, cela me convient
bien
Pierre-Edouard avala une gorgée
du breuvage avant de reprendre son exposé :
- Délicieux
ce thé, n'est-ce pas ? Les Jaunes n'ont pas d'égaux pour
ces choses là. Madame Jiang le fait à merveille
Oui, un
détraqué : car moi je ne fais pas l'amour, je le défais.
Je ne suis pas un constructeur comme celui-là qui engendre des pyramides
de bambins pour pouvoir s'en payer un chaque demi-mois, ou comme celui-ci
qui échafaude des stratagèmes complexes pour pouvoir simplement
voir une pauvre fille en train de partir
Ou encore comme cette espèce
de mathématicien de bazard qui organise des partouzes gargantuesques
et va ensuite se branler comme un puceau dans les toilettes
Ou enfin
comme ce crétin qui passe ses journées à avaler de la
pisse
Car il ne fait plus la différence, tenez l'autre jour,
Henri-François et moi-même, nous lui avons fait une plaisanterie
Nous avons profité qu'il aille aux toilettes pour aller uriner dans
son bocal
Et bien, il n'y a vu que du feu
Et ça ne l'a
pas empêché de finir le flacon en roulant des yeux comme s'il
s'était agi d'un Montrachet ou d'un Montbazillac
C'est dans la
tête que ça se passe, je vous dis que tout est dans la tête
! D'ailleurs, les filles ont bien compris la leçon : quand le bocal
est vide, croyez-moi qu'elles ne vont plus se le faire reluire pendant des
heures et des heures pour remplir la bouteille
Un grand coup d'urine
en douce dans la bonbonne et boit-sans-soif est heureux comme un nouveau né
!
Pierre-Edouard jeta un regard
plein de pitié sur le pauvre homme qui tenait son verre comme un forcené
:
- Non, non : moi,
voyez-vous, c'est précisément l'inverse
Je détruis,
je mutile, j'assassine
Est-ce que vous comprenez que je suis un assassin ?
Mais de la pire espèce, n'est-ce pas, car je ne tue pas tout de suite,
évidemment, ça ne serait pas très sport
J'ébauche
le geste, j'esquisse, je cèle la première pierre : le reste
se fait tout seul
Après, je n'ai plus qu'à attendre, à
surveiller, à contrôler de loin
Bien sûr, je tiens
un cahier, je note tout, car je suis quelqu'un d'ordonné, notez-le
bien
Les coupures de presse, tout est consigné, et puis il y
a les photos, pour ça j'ai des enquêteurs. Je n'en tiens pas
moins de dix à ma disposition, constamment, jour et nuit ; ils se relaient
Cela représente une dépense considérable : je dois les
payer fort cher, à cause de leur discrétion, naturellement
Mais ils travaillent très bien
Vraiment très bien, je
vous assure
Il prennent des photos et me remettent également
des rapports dactylographiés que je mets aussi dans mon cahier
Vous voyez, c'est exactement comme une vraie enquête, une sorte de reportage
Car ils ne finissent pas tous dans les journaux, sans quoi ce serait trop
facile : il me suffirait de les acheter et d'y découper les articles,
et je n'aurais plus besoin d'enquêteurs
Ce serait très
économique, mais hélas, ça n'est pas si simple
Non vraiment, ils me donnent du fil à retordre
- Pardonnez-moi, mais
J'avoue ne pas très bien vous
suivre
De qui parlez vous ?
- Mais de mes victimes, évidemment
Les gens que
je mutile : je ne vous ai pas dit ? Ah, j'aurais dû commencer par
là
Vous savez, je les prends généralement très
jeunes
C'est important de les cueillir en herbe pour pouvoir étudier
correctement leur évolution
J'ai commencé il y a très
longtemps
Cela date dà peu près quinze ans
Je me rappelle très bien de ma première victime, c'était
un tout jeune garçon
Une dizaine d'année, peut-être
: nous lui avions tranché le sexe
Enfin, je dis nous, mais en
fait, c'est le docteur Kuhp Tuh qui avait fait la chose, car je ne suis pas
médecin, moi
Les amputations, les ablations, les mutilations,
les excisions, les émasculations, tout cela, naturellement, ce n'est
pas moi
Avant, j'assistais aux opérations, mais maintenant je
ne m'en occupe même plus, je fais entièrement confiance à
Kuhp Tuh, depuis le temps que nous travaillons ensemble
Ah, évidemment,
il me coûte cher, celui-là aussi. Toujours la même chose
: la discrétion. Ah ! ça, la discrétion, ça n'a
pas de prix ! Et puis, il fait du travail soigné : ça aussi
c'est important
Pierre-Edouard venait de perdre
le fil de ses idées :
- Où en
étais-je ? Ah ! Oui, Vu Ank : c'est ce jeune garçon dont
je vous parlais
Eh bien, il vit toujours
Il est à Shanghai.
Quelle foutue idée l'a pris d'aller aussi loin ! Un de mes enquêteurs
fait régulièrement la navette pour prendre des renseignements
Ah ! Vu Ank, voyez-vous, ça a été une grande joie pour
moi, peut-être d'ailleurs la seule véritable
Figurez-vous
qu'il a assassiné ses parents, il y a seulement deux ans
Les
journaux en ont beaucoup parlé
J'ai gardé toutes les coupures,
dans mon cahier, vous savez mon cahier ? Oh, il faut que je vous dise
: les gens sont très pauvres à Hongkong, pas les étrangers
bien sûr, je parle de ceux qui sont nés ici
C'est pour
ça, je ne pourrais pas faire ça ailleurs, mais ici, il suffit
de cinq cents dollars ! Cinq cents dollars cela représente une grosse
somme dargent, ici
Parce qu'ils crèvent de faim, vous savez ?
Pas dans le quartier des affaires, naturellement, mais ici, à Ki Chang
! Alors, forcément, cinq cents dollars, cest une aubaine pour
eux
Du reste, je n'ai même pas besoin d'aller les chercher. Si,
au début peut-être, mais plus maintenant, non, plus maintenant
Ils savent, ils sont au courant, ils viennent chez Madame Jiang, tous les
samedis
Car c'est le samedi que les parents viennent me les présenter.
J'en choisis un. Et puis on l'opère, le lendemain, le jour du Seigneur,
chez nous, car eux, ils ont une autre religion, ce n'est pas la même
chose
Cette idée de religion
apostropha quelques instants laristocrate. En avait-il une ? Ses
yeux semblaient être à la recherche dun objet, peut-être
un crucifix ou nimporte quel autre détail biblique qui laurait
rasséréné, lui aurait enlevé le doute quil
venait davoir. Son regard se posa machinalement sur le sein de la nourrice
qui était en train dallaiter le petit jésus, sous lil
attentif de Henri-François. Pierre-Edouard, apaisé, reprit sa
confession :
- J'en fais un
par semaine ! Pas plus. Après, ça deviendrait compliqué,
vous savez, je n'ai que dix enquêteurs
Parce qu'il ne suffit pas
de les opérer, ça n'aurait aucun intérêt ; il faut
les suivre, savoir ce qu'ils deviennent, parce que moi ça mintéresse,
vous savez bien : mon cahier
Et les parents
Ah, les parents :
ils sont heureux, vous savez ; ils me considèrent comme un bienfaiteur,
une sorte de samaritain, un apôtre, l'ami des pauvres ! Cinq cents dollars,
vous n'imaginez pas ce que cela représente pour eux
Tenez, rien
qu'hier, il m'en a été présenté deux
Charmants
tous les deux, je vous assure
Une fillette de dix ans, et un petit garçon
de neuf ans. J'ai choisi le garçon, je ne pouvais pas choisir les deux,
n'est-ce pas
Eh bien, les parents de la petite fille n'étaient
pas contents
Mais alors pas contents du tout ! Je leur ai dit : «peut-être
la semaine prochaine»
Mais c'est qu'ils ont besoin d'argent
Ils ont douze enfants, vous voyez cela ! D'ailleurs, je leur ai déjà
pris un garçon l'année dernière
Comme quoi, je
ne suis pas injuste ! Seulement, leurs cinq cents dollars de l'année
passée, ils les ont déjà croqués, forcément,
à douze ! Alors ils reviennent, mais oui, ils reviennent
Et le
plus drôle, c'est que ces imbéciles ne s'imaginent pas que c'est
seulement pour mon bon plaisir, pour me distraire
Madame Jiang leur
dit que ce sont des dons d'organe
Elle est très bien Madame Jiang
: elle sait y faire. Parce quon ne va tout de même pas leur dire
que c'est pour s'amuser : ils pourraient mal le comprendre, ça pourrait
être mal perçu
Ce sont des gens qui ne comprennent pas
comme nous
Vous me direz, les parents s'en foutent un peu, mais les
enfants
Après tout, ce sont eux les premiers concernés,
vous ne trouvez pas ?
Jean, abasourdi par le flux dhorreurs
quil venait dentendre, fit un signe de la tête, sa bouche
étant incapable démettre le moindre son. Laristocrate
prit cet acquiescement pour argent comptant :
- Eh bien, justement,
Vu Ank, ce jeune garçon à qui nous avions coupé la verge
: il a assassiné ses parents ! Père et mère ! Egorgés,
par vengeance, mais oui
Il ne leur a pas pardonné
Il y
a deux ans
Il les a tués, tout simplement
Ensuite, il est
allé se cacher à Shanghai, je le fais surveiller
Il est
très malheureux : il ne peut pas avoir de relations sexuelles, puisquil
na plus de queue, alors ça le travaille ! Voyez-vous, c'est justement
ça qui mintéresse
Pas les queues, non
Dailleurs,
n'allez pas imaginer que je ne m'en tiens qu'aux bites
Je suis très
ouvert
Des yeux, un bras ou un pied, ou bien un poumon, c'est arrivé,
un sein, ça très souvent
Car ce qui mintéresse,
c'est de créer des monstres, des monstres qui souffriront, et qui deviendront
Je ne sais pas ce quils deviendront, c'est justement de le découvrir
qui est passionnant !
La figure du dément sillumina
de façon machiavélique. Au fur et à mesure quil sépanchait,
une sorte de métamorphose sopérait. Cétait
comme si un autre être était en train de prendre possession de
celui-là :
- Tout à
l'heure, je vous disais que j'étais un destructeur : eh bien d'une
certaine manière, c'est tout l'inverse
En fait, je suis plutôt
une sorte de créateur, n'est-ce pas ? Car, tous ces infirmes,
en fin de compte, n'est-ce pas moi qui les enfante, d'une certaine façon ?
Songez par exemple quil m est déjà arrivé
de fabriquer des culs-de-jatte aveugles
Cest tout de même
extraordinaire, nest-ce pas ! Parce que les culs-de-jatte, ça
ne court pas les rues, mais les culs-de-jatte aveugles, ça ne se voit
tout simplement jamais
Cest une race que nous avons oubliée
Eh bien moi, je lai fait revivre ! Ou cest-à-dire, pas
exactement, car à lheure quil est les pauvres se sont tous
donné la mort
Mais en tous les cas, jaurais au moins eu
le mérite dexpérimenter ! Les autres passent leur temps
à mettre au monde des enfants dont ils espèrent quils
seront parfaitement normaux
Pouah ! Aucune curiosité ! Moi jessaie,
je fais des tentatives, jai la démarche scientifique, jai
envie de savoir, de connaître mon semblable
Je suis un humaniste
! Une sorte de Victor Hugo moderne, ou plutôt
Un Christophe Colomb
de la race humaine
Jean fut frappé par lexpression
du visage de lindividu. Les traits étaient devenus durs et le regard
intense, habité dune flamme inquiétante. Les joues rebondies,
qui traduisaient lhumeur amène et le caractère jovial de
laristocrate, sétaient peu à peu creusées et
donnaient à présent limpression de cacher une machoire de
bête affamée. Le front, large et dégagé tout à
lheure, pâle et fiévreux maintenant, étaient de ceux
qui abritent les pensées les plus noires. Jean, en regardant cet homme,
croyait voir par moments une sorte de démon, un diable :
- Tenez, depuis
quinze ans, j'en ai mis au monde près de huit cents, vous voyez cela ?
Un par semaine
Et je sais ce que chacun d'entre eux est devenu ! La
plupart se sont suicidés, bien évidemment
Mais il y a
les autres, plus courageux
Quelques uns sont devenus fous, ou assassins
comme ce jeune Vu Ank ! D'autres enfin, essaient d'avoir une vie normale,
mais c'est très difficile
Ils souffrent énormément
Ah ! C'est extraordinaire, songez que j'ai créé un monde, un
monde à moi, comme une espèce de famille, et ce sont tous mes
enfants ! Vous voyez, les autres, ils font des enfants et ils finissent par
les abandonner, ils viennent et ils me les abandonnent
Et moi je les
recueille dans mon
Mais oui, dans mon orphelinat ! Car c'est comme une
sorte d'orphelinat, vous comprenez ? Seulement moi, je ne les abandonne
plus : c'est ça la différence
Je les adopte pour toujours,
pas comme ces monstres qui viennent me les vendre pour quelques billets verts
Je les garde, jen prends soin, je les consigne dans mon cahier
Eh bien ! Mais ce cahier, enfin vous ne comprenez pas ? C'est le Grand
Livre, le Livre Saint
...À SUIVRE...