IRONIE numéro 40 (Mars 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 40, Mars 1999

 

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Supplément du numéro 40,
"Les yeux en face des trous !"
(cinquième et dernier épisode, nouvelle inédite de H. R.)


RÉVEILLEZ-VOUS

"Ne me réveillez pas, nom de Dieu, salauds, ne me réveillez pas, attention je mords je vois rouge. Quelle horreur encore le jour encore la chiennerie l'instabilité l'aigreur. Je veux rentrer dans la mer aveugle assez d'éclairs qu'est-ce que ça signifie ces orages continuels on veut me faire vivre la vie du tonnerre on a remplacé mes oreilles par des plaques de tôles il y a des coups de grisou à chaque respiration de ma poitrine mes mineurs s'enfuient dans des galeries d'angoisse ça saute ça saute à qui mieux mieux. Mais ce n'est pas le jour c'est la dynamite. On passe des épées dans mes paupières on enfonce des doigts dans ma gorge on frotte ma peau des graviers du réveil. N'arrachez pas mes ongles plongés dans le terreau des songes ma chair colle à l'ombre la nuit est dans ma bouche mon sang ne veut pas couler. Je dors nom de Dieu je dors.

Brutes je vais crier je crie brutes fils de truies enculées par les prie-Dieu avortons de caleçons sales boues des chiottes mailles sautées au bas des putains crapauds domestiques muqueuses purulentes vermines lâchez-moi roulures de rhododendrons poils d'aisselle bougies tontes de poux suints de rats copeaux copeaux noires déjections lâchez-moi je vous tue je vous pile je vous arrache les couilles je vous mâche le nez je vous je vous piétine.

Mort mort ils vont donc me réveiller ils me réveillent. A moi les cascades les trombes les cyclones l'onyx le fond des miroirs le trou des prunelles le deuil la saleté la photographie les cafards le crime l'ébène le bétel les moutons de l'Afrique à face d'hommes la prêtraille à moi l'encre des seiches le cambouis les chiques les dents cariées les vents du nord la peste à moi l'ordure et la mélancolie la glu épaisse la paranoïa la peur à moi depuis les ténèbres sifflantes depuis les cavalcades d'incendies des villes de charbon et les tourbières et les exhalaisons puantes des chemins de fer dans les cités de briques tout ce qui se déchire devant les yeux en taches en mouches en escarbilles en mirages de mort en hurlements en désespoir crachats de cachou crabes de réglisse rages résidus magiques muscats phoques or colloïdal puits sans fond. A moi le noir.

Culs fientes vomissures lopes lopes cochons pourris marrons d'Inde saumure d'urine excréments crachats sanglants règles pouah sueur de chenilles colle morve bavure vous vous pus et vieux foutre abominables sanies enflures vessies crevées cons moisis mous merdeux renvois d'ail.

Si vous avez aimé rien qu'une fois au monde ne me réveillez pas si vous avez aimé !"

Louis Aragon, "Le Con d'Irène", La Défense de l'infini

 

"Le bonheur est d'une rencontre difficile ici-bas, mais la mort est facile (à obtenir). Changer ce rare bonheur de vivre pour une mort facile à obtenir, quelle idée serait-ce là ! (...) Notre désir est d'être attentifs à cette vie unique et aux quelques années qui nous sont accordées pour en jouir"

Lie-tseu, Le vrai classique du vide parfait, Vème siècle avant J-C

 

L'HESTHÉTIQUE S-M

"Qui a pensé dans la plus grande profondeur aime ce qu'il y a de plus vivant"

Hölderlin

Les tics sadomasochistes ont investi le discours de la publicité, les images et les modes, gonflant ainsi le ballon indirigeable et fragile de l'envie inassouvie des cibles. Atac !

Synopsis : deux filles en sueur -stop- l'une lèche une glace évocatrice -stop- l'autre en nage de jalousie tente d'ouvrir le frigo enchaîné par celle qui se délecte au contact du cône -stop- le désir est Extrême -stop- la satisfaction faussée.

"Partout résonne la voix des prédicateurs de la mort"

Nietzsche

Le S-M propose une révolte qui se révèle être un pur produit de la société marchande. Ses fidèles tiennent une posture de rebelle alors qu'ils sont l'élément inversé de la société bourgeoise délivrée de ses oripeaux présentables. Le S-M joue sur le mythe de Tantale. Tu as vu ça ? Le sadisme de l'offre renforce le masochisme de la demande.

"Le sadisme latent en chacun devine infailliblement la faiblesse latente en tout un chacun"

Adorno

Dans la cour des enfants, l'envie tourbillonne ... "Regarde mes chaussures, mon blouson, touche mes jouets. Je jouis plus de tes yeux jaloux que de mes accessoires, de ma panoplie." Le pouvoir jubile de graver l'envie dans les esprits. Nous sommes tous très tôt les esclaves des produits, enchaînés à la nouveauté, fouettés par la publicité, laissés inertes devant l'incapacité de se procurer l'inaccessible.

"Les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production"

Marx

Le XXème siècle aura métamorphosé le sujet en objet. Le S-M rend esthétique le morbide, tableaux ludiques où l'on frôle la mort dans la fascination du néant. On palpe la peur de la jouissance.

"L'évolution humaine : une croissance de la puissance de mort"

Kafka

Je vous invite au spectacle de la cruauté cérébrale où le jeu de la souffrance prend le pas sur la jouissance, où le désir de mort méprise la vie. Le sexe de l'autre est sans importance dans leurs jeux. L'uniformité de leurs parures noires, durs en cuir, faibles en latex, vice-versa-recto-verso, exacerbe leurs narcissismes à l'endroit (sadisme) et à l'envers (masochisme).

"Je parerai mon corps de guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et nous souffrirons tous les deux, moi d'être déchiré, toi, de me déchirer ..., ma bouche collée à ta bouche"

Lautréamont

La fête est pourrie, calculée, mathématique, mise en scène de faux rêves, Deus Sex Machina. Dans ce concert de machines sophistiquées, ces caricatures maîtrisées du plaisir acceptent la sodomisation de la technique (piercing, implant), la pénétration forcée, l'utilisation d'ersatz de sécrétions comme la vaseline ou d'autres lubrifiants. Tuyauterie. Le corps se métallise.

"-Ah ! aïe ! oh, je vous l'avais dit, cela fait mal, vous ne pourrez pas rentrer par là ... faites avec votre langue si vous voulez, mais pas avec cela !
-Avez-vous de la vaseline ?
- Oh ! méchant, vous voulez encore essayer ... oui, j'en ai dans ce tiroir ..."

Pierre Mac Orlan

Peut-être veulent-ils toucher le nerf du mal et remuer ce nerf dans une théologie macabre où le théâtre d'une dépense déguisée prend les allures d'une messe noire rébarbative et conventionnelle ?

"C'est décevant à cause du moule, sortir d'un consensus et retomber dans un autre. Pas de dérèglement, pas de vrai dérapage"

Virginie Despentes

Cherchez des vivants, des vivifiants, dans cet amas de robots hâtifs, de morts vivant en sursis de la véritable mort dont ils n'ont pas suffisamment conscience. Partagez les épices de la pensée en corps, les sucs exquis de la générosité en joie.

Collage, Lionel Dax

 

ÊTRE ÉCLAIR

"La voie du guerrier consiste à être doux avec les autres tout en les fréquentant non sans fermeté; à leur montrer de la faiblesse tout en les surmontant avec force; à se dérober à eux tout en étendant le bras pour les affronter. Lorsque l'endroit d'où vous venez n'est pas celui où vous allez, et quand ce que vous laissez paraître n'est pas ce que vous projetez, personne ne peut dire ce que vous êtes en train de faire. Vous ressemblez à l'éclair : nul ne peut prévoir où il va frapper et jamais il ne frappe deux fois au même endroit."

Houai-nan-tseu, IIème siècle avant J-C

 

LE PROGRÈS ET L'ÉTHIQUE

Rien ne sert de courir; il faut partir à point
Le {progrès} et {l'éthique} en sont un témoignage.

"Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but. - Sitôt ? Etes-vous sage ?
Repartit {l'essor} léger :
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore.
- Sage ou non, je parie encore."
Ainsi fut fait; et de tous deux
On mit près du but les enjeux :
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.
Notre {progrès} n'avait que quatre pas à faire,
J'entends de ceux qu'il fait lorsque, prêt d'être atteint,
Il s'éloigne des {hommes}, les renvoie aux calendes,
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour {souffler},
Pour dormir et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse {l'éthique}
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s'évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il {souffle}, il se repose,
Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit
Que l'autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit
Furent vains : {l'éthique} arriva la première.
"Eh bien ! Lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l'emporter ! et que serait-ce
Si vous portiez une {raison} ?"

D'après Jean de La Fontaine

 

MOMUS

"Folâtrons, divertissons-nous,
Raillons, nous ne sçaurions mieux faire !
La raillerie est nécessaire
Dans les jeux les plus doux.
Sans la douceur que l'on trouve à médire
On trouve peu de plaisirs sans ennuy :
Rien n'est si plaisant que de rire
Quand on rit aux dépens d'autruy"

Psyché, tragédie-ballet de Lully


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