> Supplément du numéro 40, (cinquième et dernier épisode, nouvelle inédite de H. R.)
|
||
IRONIE numéro 40, Mars 1999 |
Juliette était une femme dune quarantaine dannées. Elle était de taille moyenne, et avait le pelvis assez large. Ses jambes, habituées à de nombreuses allées et venues parmi les chambres des malades, laissaient apparaître, ça et là, des veinules de couleur violacée. Le visage, anormalement rond, était fait dun curieux mélange de grâce et dinfortune : le nez, petit et élégant, partageait la moitié inférieure avec une bouche trop large et dont les lèvres étaient exsangues ; les yeux, mobiles et pétillants, juraient avec dhorribles sourcils qui donnaient à lensemble un air austère. La chevelure, brune et épaisse, lui dissimulait tout à fait les oreilles. Juliette, en se répétant la question de Jean, pensa immédiatement à sa poitrine. Souvent, avant de se coucher, elle se regardait, nue, devant la glace. Les bourrelets autour des fesses, les varices le long des jambes, elle ne les voyait pas : elle sétonnait seulement que ses seins aient encore cette fraîcheur, après toutes ces années. Elle admirait la fermeté, la blancheur, la rondeur, et puis cette aréole, large, rose, charnelle, et enfin, ce petit bout de chair cramoisi, toujours tendu, dune sensualité infinie. Elle aurait voulu que la lumière néclaire que sa poitrine, et que des hommes soient là, tapis dans le noir, les yeux fixés sur la seule partie de son corps quelle pouvait exhiber avec fierté. Elle se rappelait, quand elle leur faisait leur toilette, de toutes ces femmes au visage superbe et prometteur, et à la gorge flétrie et décevante. Il lui semblait profondément injuste de ne pouvoir montrer au reste du monde que cette tête ronde et mal dessinée, et une paire de jambes abîmées, alors quelle possédait un buste superbe :
Jean brûlait de parler à sa femme. Il voulait lui dire tellement de choses quil ne savait pas par quoi commencer. Il lui dira à quel point il ladore, bien évidemment, il commencera par ça. Ensuite, il lui parlera de ses yeux, et se plaindra de ne plus jamais pouvoir la voir. Elle se mettra à pleurer, certainement, et Jean pleurera avec elle. Au fond, nétait-ce pas tout simplement de ça dont il avait tellement besoin : pleurer ? Pleurer avec sa femme, pleurer à chaudes larmes ? Jean attendait ce moment avec hâte et appréhension. Les paroles du professeur Lenowski lui revinrent à loreille : « A vingt-trois heures, vous grillez un feu, à la porte de Saint-Mandé
» Jean narrivait pas à comprendre. Pourquoi avait-il brûlé ce feu, lui qui était si attentif lorsquil conduisait ? Le panneau tricolore était-il en panne ? Jean avait-il confondu lampoule avec le néon dune enseigne ? Et si cétait lautre qui était passé au rouge ? Après tout, à lheure quil était, les témoins ne devaient pas être légion, et vu létat dans lequel Jean se trouvait après laccident, le chauffeur de la fourgonnette aurait été stupide de ne pas en profiter pour imposer sa propre version des faits. Il se laissa persuader par cette idée et lâcha sa conclusion à haute
Cet énervement eut pour effet de lui faire ressentir comme un picotement en dessous des paupières. Une détresse le saisit alors. La perspective de ne plus jamais voir lui était inadmissible. Il y avait, pensait-il, quelque chose de terrifiant dans ce mot : jamais ! Le caractère définitif quil rendait aux autres mots ou expressions, produisait une sorte de malaise physique : « Il y a une chose que vous devez savoir : vous ne verrez jamais plus » Jean retournait cette affirmation du professeur, sans réussir à la tenir pour vraie. Ny avait-il pas moyen, avec la science, la médecine, la technologie, le progrès ? Le docteur nétait sans doute pas au courant des dernières techniques ; mais Jean irait voir les meilleurs spécialistes, et il y en aura bien un qui lui dirait la phrase magique et inespérée que tout malade rêve opiniâtrement dentendre :
Non, il était en train de se monter la tête : cétait dun vilain avenir quil était question Aveugle ! Il était aveugle, irrémédiablement aveugle ! Il faudrait quil sy fasse, et le plus sage était de commencer à sy habituer dès à présent. Il martela les trois syllabes, comme pour sen souvenir longtemps. Puis il tenta de rassembler dautres mots : cécité, non-voyant Il se fit la remarque que ladjectif céciteux nexistait pas, tandis que le terme aveuglement signifiait tout autre chose. Il pensa à la canne blanche dont il faudrait quil se serve pour se diriger. Il imagina sans peine la phrase quil devrait supporter à longueur de journée : « je peux vous aider à traverser ? » Enfin, il distingua deux sortes daveugles : ceux qui, comme lui, ont perdu la vue, et ceux qui sont aveugles de naissance. Il sattarda quelques instants à comparer les avantages et les inconvénients de ces deux catégories de malchanceux, avant quune idée lui traverse lesprit :
Cette découverte lui impulsa une véritable bouffée de joie. Il aspira une grande poumonée dair et bloqua sa respiration quelques secondes, avant de souffler longuement. Cet exercice lui permettait de prendre conscience de la vie qui bouillonnait en lui, exactement comme un cheminot vérifie la pression quil y a dans les pistons, en faisant siffler la vapeur. Il se rappelait lorsque sa mère se plaignait auprès de son père : « Il va falloir lui trouver une activité ; il ne sait plus quoi faire de sa force, on dirait quil nest jamais fatigué »
Une sensation de bien-être se glissa dans son corps : il eut envie de courir, comme quand il était enfant, jusqu'à être complètement épuisé, à bout de force, abruti de fatigue physique. Il se releva sur son oreiller et commença à fouiller sur la table de nuit. Les dix minutes devaient être écoulées, et il avait terriblement envie dentendre la voix familière de sa femme. Il attrapa un fil, et en le suivant, atteignit le combiné. Il composa le numéro quil connaissait de tête, et approcha l écouteur de son oreille. Plusieurs sonneries sécoulèrent, puis il y eut un bruit, comme une fiche quon enclenche :
Jean reposa lappareil avec fureur : « Idiote ! Elle ma connecté sur les cabines du rez-de-chaussée » Il laissa encore échapper une injure, jugeant quà lheure des téléphones sans fil et des mobiles, il était absolument invraisemblable que le service public ait encore des commutateurs à fiches. Lidée quil ne puisse pas sépancher auprès de sa femme avant le lendemain le crispa : sa vessie se contracta, et il déversa un long jet durine au travers du tuyau qui était fixé à sa verge. Il se sentit immédiatement soulagé, bien quun morceau de sparadrap le gênait. Cela faisait pourtant plus dun quart dheure que linfirmière était partie, il en était certain. Il passa la main sous la couverture pour atteindre le collant qui lui faisait mal : ladhésif était emberlificoté dans sa toison pubienne. Tandis quil essayait de défaire le bout de scotch, la certitude quil venait davoir se dissipa comme un nuage : comment pouvait-il être aussi sûr du temps, maintenant quil ne pouvait plus en lire laffichage sur une horloge, une pendule, un réveil ou une montre ? Cette réflexion lapaisa. Sa hâte de parler à son épouse lavait induit en erreur : à peine plus de cinq minutes devaient sêtre réellement écoulées depuis le départ de linfirmière. Il suffisait de patienter, il ny en avait plus pour longtemps. Il détacha la main de son sexe, estimant quil souffrirait bien davantage sil enlevait le fixatif, sans compter quil faudrait bien le replacer à un autre endroit pour maintenir le tuyau en place, et les parties glabres étaient assez rares dans cette région du corps :
Cette phrase lui frappa lesprit comme un coup de mailloche contre un gong. Cétait Paul qui avait avancé cette suggestion. Il était surexcité : lorsque, dans laprès-midi, il avaient annoncé le résultat de laudit à Paris, le boss leur avait aussitôt promis une prime spéciale. Ils étaient allés fêter lheureuse nouvelle dans un pub très à la mode, à la périphérie du quartier des affaires. Thierry avalait les bières dune seule traite. Paul répétait sans cesse le montant de la prime. Cest vrai quil sagissait dune somme vertigineuse :
Thierry était daccord. Au bout de quelques Heineken, Jean avait fini par céder, lui aussi. Ils étaient partis, ensemble, entonnant Sambre et Meuse à tue-tête, sinfiltrant, au travers des ruelles sombres, dans le quartier des maisons closes, des bouges et des cabarets, des fumeries et des tripots. La suite reste très approximative. Jean se rappelle dun endroit parfumé, avec des femmes. Il voit Paul, caressant le bas ventre dune prostituée. Il aperçoit Thierry, vautré dans un sofa, lair absent. Il se rappelle du visage dune jeune fille. Etait-ce avec elle quil avait passé la nuit ? Etaient-il ensuite rentrés tous les trois ? Non, ils avaient dû se séparer Jean avait des peines infinies à rassembler ses souvenirs. Oui, ça lui revenait : il se remémorait le corps nu de la jeune fille Etait-elle majeure ? Son squelette paraissait si frêle ! On aurait dit une enfant Que sétait-il passé ? Une image floue se dessina de plus en plus précisément contre la rétine de laveugle : il voyait, à quelques centimètres de ses yeux, le sexe rose et imberbe de ladolescente, les cuisses écartées de façon lubrique. Que cherchait-il, le visage si près de son appareil génital ? Lui avait-il léché les parties intimes ? Lanus ? A quel genre de bassesses sétait-il livré ? Cétait épouvantable ! Quelle abjection ! Comment avait-il pu, lui dont la sexualité était tellement conventionnelle ? Avec sa femme, il ne se permettait jamais le moindre écart ! Il la prenait à la missionnaire, depuis des années. Un jour, il avait tenté de la sodomiser. Il lui avait glissé quelques mots salaces dans le creux de loreille, dirigé son sexe en érection contre le fessier, et cherché avec le gland le petit orifice :
Il avait renoncé, bredouillant une kyrielle dexcuses lamentables, quil avait préparée à lavance. Ce refus lavait convaincu de ne jamais recommencer. Mais ce petit drame de la vie intime dun couple qui, au fond, avait été sans conséquence, nétait pas anodin : Jean y repensait, maintenant quil savait quil avait commis des choses sales et répugnantes. Bien quil sen souvenait à peine, il en était à présent intimement persuadé : il sétait abandonné à des actes de luxure dégradante avec une jeune fille dune quinzaine dannées, à des milliers de kilomètres de son foyer conjugal. Avait-il honte ? Se sentait-il coupable ? Il ne sagissait pas de cela Jean venait de comprendre quil avait été frustré. A Hongkong, à labri de tout jugement, galvanisé et ivre, il avait saisi cette occasion unique pour donner à son corps, une nourriture dont il avait été longtemps privé :
Ce rectificatif avait été prononcé à haute voix, comme certaines phrases quil est nécessaire dentendre, dites de sa propre bouche. Le véritable coupable, cétait lesprit ! Le stupre, Jean le réalisait cette fois tout à fait, nétait pas, ou si peu, une affaire physique : il sagissait simplement dune anomalie mentale. Chacun des iconoclastes du bordel de Madame Jiang, dont Jean avait nourri son imagination durant le délire qui avait précédé son réveil, représentait un fantasme. Mais nétait-ce pas de son propre esprit quétaient nés ces monstres sexuels ? Nétait-ce pas ses propres déviations refoulées quil avait ainsi mises à nu, aidé probablement par les drogues puissantes que lanesthésiste lui avait fait ingurgiter ? Jean prit enfin conscience de toute la laideur quil abritait en son sein : «Quelle espèce de puanteur peut-il y avoir sous un crâne !» Il prit le sien à deux mains, comme sil voulait larracher du reste de son corps. Comment avait il pu vivre aussi longtemps, en se connaissant aussi peu lui-même ? Quel aveuglement ! Ce mot raisonna de façon ironique à lintérieur de son cerveau dont il renonça à se séparer, laissant retomber ses mains le long des draps. Il sentit à nouveau le besoin pressant de parler à sa femme, espérant que sa voix le délivrerait de ses affreuses pensées. Il étendit la main, et balaya avec celle-ci le dessus de la table de nuit. Après avoir ramené le combiné, il composa lentement les dix chiffres, réfléchissant aux premiers mots quil allait dire. Le timbre lancinant de la sonnerie allait retentir une quatrième fois, lorsquun déclic annonçant quon décrochait le récepteur se fit entendre :
Le cur de Jean débordait de joie. Cette voix familière était une véritable lumière, dans locéan de ténèbres où il se trouvait. Ne jamais plus voir ? Cétait sans importance ! Il avait une famille qui laimait, et cette seule certitude suffisait à le remplir dun élan féroce. Il voulait vivre, simplement vivre ! Subitement, lenvie détreindre son épouse lui apparut. Il voulait la serrer contre lui, sentir son cops chaud contre le sien. Et puis, il voulait la déshabiller, caresser ses formes rebondies et sensuelles, et enfin, la pénétrer, à la missionnaire, comme ils en avaient lhabitude. Oui, il sentait un désir immense envahir son corps. Il lui dirait simplement ceci : « Jai envie de toi ! » Bien sûr, il commencerait par lui dire ça, cétait la chose la plus importante. Il guettait avec son oreille le moment où elle saisirait le combiné. Il la voyait, habillée de son peignoir blanc, une serviette autour des cheveux de laquelle dépasseraient quelques boucles mouillées. Le bruit métallique dune fiche que lon sépare de sa gaine se propagea le long de lécouteur :
Lécouteur renvoya un bruit sourd, provoqué sans doute par le choc du combiné qui venait dêtre raccroché. Jean identifia ce son comme celui dune branche qui se casse. Il aperçevait très nettement le tronc de larbre duquel elle sélançait, longue et noueuse. Il sagissait dun arbre gigantesque dont il ne voyait ni la cime, ni le pied. Il était là, assis à califourchon sur cette branche qui venait de se déchirer et qui, pourtant, navait pas encore bougé. Il se savait perdu, condamné à une chute terrible, une dégringolade vertigineuse. La voix de lAsiatique bourdonnait dans sa tête comme un insecte prisonnier : « Monsieur de la Houssaie », répétait-elle incessamment, dans un vacarme de plus en plus assourdissant. Cétait comme un chuchotement insidieux qui grossissait et devenait intenable ! Les idées et les images que Jean avait à lesprit fuyaient et sentrechoquaient dans une confusion inimaginable. Tout était soudain avalanche, tornade et déluge ! Puis, il se sentit pris dun léger vertige.
Tout à coup, ses muscles se crispèrent avec violence. Ses membres se rigidifièrent, comme si des mains invisibles les maintenaient avec force contre son corps. Sa gorge se serra malgré lui, entraînant la langue très profondément à lintérieur de la bouche. La glotte se plaqua contre le palais, formant de la sorte, un étau ferme et tenace. La mâchoire, enfin, se contracta si fort quil crut quelle allait se fracturer. Jean comprit que son conduit respiratoire était neutralisé. Sa face était entièrement tétanisée. Il était en train de sétrangler. Il sasphixiait, et il ne pouvait plus bouger. Il fut saisi dune détresse indescriptible :
Le silence lui glaça les os. Il ne pouvait plus ouvrir la bouche : ni pour respirer, ni pour crier ! Le nud quil avait au fond de la gorge était définitif Lair lui manquait cette fois tout à fait : une panique sans nom lui donna la force ultime de sextraire du lit. Sa tête heurta violemment la table de nuit, entraînant, avec le reste de son corps, tout ce quelle supportait dobjets et de fruits sur le carrelage. Le bandeau qui entourait sa tête resta accroché à la clef du tiroir, découvrant ainsi sa blessure sanguinolente. Une dizaine de minutes plus tard, linfirmière réapparut dans lencoignure de la porte :
Elle sapprocha du corps, sans marcher dans la flaque de sang, et en évitant les mandarines qui avaient roulé alentour. Elle sagenouilla et lui pressa un doigt, espérant quil nétait pas trop tard, puis reposa la main déjà engourdie du moribond. Elle se releva, fit un bref signe de croix, puis recula de quelques mètres. Elle lobserva quelques instants. Elle allait sortir prévenir le médecin de garde, lorsquun souvenir denfance lui traversa lesprit. Elle se rappelait dun jouet. Il sagissait dune demi-soucoupe retournée à lintérieur de laquelle le visage dun clown était dessiné, avec un trou à la place de chaque oeil. Il y avait également deux billes quil sagissait de replacer à lintérieur des orbites. Il fallait manuvrer linstrument avec habileté pour ne pas chasser la première bille en essayant de mettre la seconde. Cétait idiot de penser à cela. Il nempêche, les mandarines à quelques centimètres de ce visage sans yeux, sans vie
Elle fit quelques pas en direction du couloir, puis comme elle passait devant la glace, sarrêta. Elle hésita un peu, puis déboutonna les deux premiers boutons de sa blouse et en écarta les deux pans de façon à dégager sa poitrine. Elle pivota légèrement, pour pouvoir offrir le meilleur angle au miroir. Enfin, elle pinça chaque mamelon, jusqu'à ce quelle sente une douleur insignifiante et, presque immédiatement après, une roideur triomphante. Elle se souleva sur la pointe des pieds et se laissa retomber de quelques centimètres, insufflant à son corps une ondulation lègère. Linfime secousse se propagea le long du buste, et fit faire un hoquet érotique à la gorge large et souple, libre et sensuelle, ferme et majestueuse.
Juliette referma lentement sa blouse et, sans jeter un regard sur son visage, séloigna du miroir. Elle éteignit la lumière, referma la porte, et se dirigea vers le poste de garde.
FIN