IRONIE numéro 43 (Juin 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 43, Juin 1999

 

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Supplément du numéro 43,
Poésies de Goëthe, traductions inédites en France, érotiques et ludiques, présentées par V. Rechaliev (troisième volet).


LA VIE EST UN JEU DE SOCIETE

 

çA TOURNE...

"Solid, ironical, rolling orb !
Master of all, the matter of fact ! - at last I accept your terms;
Bringing to practical, vulgar tests, of all my ideal dreams,
And of me, as lover and hero."

"Solide, ironique, orbe roulant !
Maître de tout, la matière des faits ! - enfin j'accepte tes termes;
Eprouvant de façon pratique et vulgaire tous mes rêves idéaux
Et moi-même, comme amant et héros."

Walt Whitman

 

CARTOGRAPHIE INFINIE DE L'IRONIE

"Afin de faciliter la vue d'ensemble du système de l'ironie dans son intégralité, je présenterai quelques-unes de ses variantes les plus intéressantes. La première de toutes et la plus importante est l'ironie grossière; on la trouve surtout dans la véritable nature des choses, dont c'est l'une des caractéristiques les plus largement répandues; c'est dans l'histoire de l'humanité qu'elle est véritablement chez elle. Vient ensuite l'ironie fine ou délicate, suivie de l'ironie extra-fine. C'est de cette dernière que se sert Scaramouche lorsqu'il s'entretient apparemment en toute amitié et sincérité avec quelqu'un, alors qu'il n'attend que l'occasion de lui assener un bon coup de pied au derrière. Ce type d'ironie se trouve également chez les poètes, de même que l'ironie probe dont la forme la plus pure et la plus authentique prospère dans les vieux jardins : leurs grottes merveilleuses invitent tous les amoureux de la nature à venir goûter leur fraîcheur, pour ensuite leur lancer de l'eau, abondamment et de toute part, afin de les guérir de leur délicatesse. Il y a encore l'ironie dramatique : elle naît lorsque le malheureux poète, après avoir écrit les trois premiers actes de sa pièce, découvre contre toute attente qu'il est devenu un tout autre homme et doit maintenant composer encore les deux actes restants. Il y a aussi l'ironie double, courant sur deux lignes parallèles qui n'interfèrent jamais : l'une s'adresse au parterre et l'autre aux loges, tandis que de petites étincelles partent dans les coulisses. Enfin, il y a l'ironie de l'ironie. D'une manière générale, la forme la plus profonde de l'ironie de l'ironie réside dans le fait que l'ironie elle-même finit par nous lasser lorsque nous la rencontrons partout et toujours. Cependant les voies sont multiples qui aboutissent à ce que nous entendons ici par l'ironie de l'ironie : lorsqu'on traite de l'ironie sans faire preuve d'ironie, comme nous venons de le faire; lorsqu'on parle de l'ironie sur un mode ironique sans remarquer que ce faisant on se trouve au même moment dans une situation bien plus ironique; lorsqu'on n'arrive plus à sortir de l'ironie, comme cela semble être le cas dans le présent essai sur l'inintelligibilité; lorsque l'ironie se transforme en manière et que c'est elle qui se moque du poète; lorsqu'on a promis de parler avec ironie d'un livre de poche superflu, sans s'être assuré au préalable d'en avoir assez en réserve, de sorte qu'on est obligé de faire de l'ironie contre son gré, comme un acteur qui a la colique; ou encore, lorsque l'ironie se déchaîne et ne peut plus être domptée.

Quels dieux seront à même de nous délivrer de toutes ces ironies ? L'unique solution serait de trouver un type d'ironie qui aurait la propriété d'engloutir, de dévorer toutes ces ironies grandes et petites, de les faire disparaître jusqu'à la dernière, et je dois avouer que je sens que la mienne y est tout à fait disposée. Mais cela n'aiderait pas pendant longtemps. Je crains, pour autant que je comprenne correctement les signes du destin, qu'une nouvelle génération de petites ironies naîtraient sans tarder : car en vérité les astres présagent un règne du fantastique. A supposer même que le calme l'emporte pendant une période prolongée, on ne devrait pourtant pas s'y fier. Il ne faut surtout pas traiter l'ironie à la légère : elle peut avoir d'incroyables effets à retardement. Je soupçonne que, plusieurs siècles après leur mort, certains parmi les artistes du passé dont l'art était le plus conscient continuent à faire de l'ironie aux dépens de leurs admirateurs et adeptes les plus fervents."

Friedrich Schlegel, De l'inintelligibilité, 1800

 

ÉCRANS NOIRS

"Certaines choses méritent d'être vues à une certaine distance"

Nietzsche, Le Gai Savoir.

Je me suis baigné dans le cinéma, si néant, j'ai touché de près cette inféodation au réel ... Peu d'onirisme, d'imagination, de transcendance, de danse. Les écrans vides, pages blanches de l'optimisme à tout crin, noircis par l'illumination frigide de l'happy-end et le rêve imbécile heureux hollywoodien, sont les miroirs inversés de ces idées noires, vécues le plus souvent en couleur, qui valident la frustration comme lumière de notre temps. Partout, roman, vie, théâtre ..., à part quelques exceptions, des appels au suicide de la pensée, au ressassement d'un réel pas folichon, au ressentiment, au bonheur du pessimisme : on se repaît de la boue des autres, elle nous lifte les entrailles. Et une phrase revient, comme un leitmotiv de ces images : "Je ne t'aime pas". On baise avec ceux qu'on n'aime pas et on ne baise pas avec ceux qu'on aime : ça facilite les relations, les rencontres, les ruptures; ça évite les complications, croyant se vautrer dans l'instant, vivre l'unique moment qui ne peut pas être un autre. Seulement, un instant sans amour est un enterrement programmé. Qui se mouille à l'amour, y croit encore, à cette légère illusion, ludique ascension des corps ?

Nez à nez avec ces images du désir de la désillusion, satisfaction de la souffrance, de la tristesse n'allant pas jusqu'à son comble, on comprend plus intensément ce trou noir de la pensée qu'est le cinéma. On flirte avec un réel qui asphyxie les idéaux. Le cinéma de notre temps est porno au sens vaste, sans concession. On s'écarte, on fonce, on se pénètre les uns les autres sans se comprendre, sans langage, sans risque. On tire à tout prix, valses de flingues, dans un manque évident de phallus. Et vas-y que je te défonce ta rosette anale, ton mignon petit cul nettoyé pour la circonstance afin de dénicher dans ton organisme tremblant quelques traces de marne rousse. Feuille de rose publicitaire, l'érotisme au cinéma est branlant, car les corps dans l'extase exhibée reproduisent les mouvements pornographiques qui collent à nos fantasmes : deux, trois bites, quatre ou cinq femmes, amoncellement des épidermes dans une chaleur outrancière, fièvre équatoriale calculée pour nous exciter à être passifs.

Fnac, peep-show, supermarché, cinéma ... Plus il fait chaud, caressés par les radiateurs en hiver, ou froid, léchés par la climatisation en été, les radiations de la consommation, à l'opposé de la température naturelle, nous poussent à subir les images de la marchandise. Et les spectateurs ne sont que les rouages de cette industrie de peine-à-jouir.

Ces surenchères de positions, ces caricatures en gras, épuisent nos regards noyés dans le yaourt des autres. Nous jouissons de reproduire la jouissance représentée comme telle, non sentie. Dans cette accumulation des corps, où la laideur des rictus incarne le sens, la performance prime : forer, perforer, mécanique, roulement. La frustration, drogue de notre temps, s'installe en reine sur nos envies inassouvies, et jubile de nous voir tous tomber dans le panneau de sa propre jouissance à créer de la non-jouissance. L'identification (à fuir comme la peste) creuse la tombe de l'altérité et inspire le mimétisme des faibles.

Pendant ce temps-là, le cinéma tourne autour du pot du réel par des fictions puantes. Il nous vend des films qui imitent trop la réalité, un réel vaseux bien assaisonné où l'imagination pensée s'est dissoute. Le cinéma depuis le début tente de suivre les frères Lumière, le rush scientifique, le laboratoire du réel. Dès lors, l'originalité de la prise de vue, les astuces du montage ont l'intention de nous faire oublier l'essence du cinéma, sa fondamentale propension à ne point réfléchir l'au-delà du réel.

La production cinématographique actuelle développe une imagerie médicale où la réalité s'insère dans la fiction comme un virus privé de stratégie autre que spectaculaire. On ne veut plus jouer le jeu de la transcendance, mais montrer un accouchement en gros plan, une opération à cœur ouvert, un enterrement en temps réel, les embûches du social avec un glauque qui sonne vrai, de véritables pénétrations : c'est ce qu'on peut appeler le syndrome Benetton et qui explique la vogue des vidéos pornos amateurs.

A force, la laideur du réel appréhendé comme tel à l'écran assomme, englue, perpétue l'angoisse par une proximité identificatrice.

Heureusement, le goût de la beauté ouvre les yeux... Oui, la beauté réveille, celle du don, des sens retrouvés, de l'amour, de l'érotisme, une victoire sur le temps social. Oui, la beauté d'un corps dans la sphère de l'intime, le temps d'un instant, la beauté d'une femme parcourue avec une langue aimée.

Lionel Dax

 

LA CULPABILITE, C'EST LE TEMPS

 

FAUX ET USAGES DU FAUX

1) "Sur le merveilleux : Les hommes aiment le merveilleux, non pas parce qu'il est faux, mais parce qu'ils aiment ce qui les surprend. Du reste, ils ne l'aiment qu'autant qu'ils le croient, et ils ne le croient qu'autant qu'il est revêtu des dehors du vrai, ou qu'il leur paraît tel. Moins les hommes sont éclairés, plus il est facile de leur en imposer par des fables, c'est-à-dire de les leur faire recevoir pour des vérités; car quand ils savent que ce sont des mensonges, tout au plus ils s'en amusent, mais ils ne s'y intéressent pas. Il ne faut donc pas dire que le vrai a besoin d'emprunter la figure du faux pour être reçu agréablement dans l'esprit humain; un homme qui écrirait sur ce principe n'écrirait que pour les sots, et serait bientôt méprisé des bons esprits.

Les fables ont été inventées pour faire recevoir la vérité aux enfants, ou aux esprits faibles qui ne sortent pas de l'enfance; mais rien n'est si rebutant pour des hommes raisonnables, et il n'y a que les agréments du style, le charme des vers, la beauté et la vérité des maximes que ces fables enveloppent, qui puissent en faire supporter la puérilité. Dire donc que les fables plaisent aux hommes, c'est dire que la plupart des hommes sont enfants, qu'ils se laissent surprendre au merveilleux, que peu de chose éblouit leur jugement, et tire leur esprit de son assiette; c'est dire que peu de gens ont assez de sagacité pour distinguer le vrai du faux; mais dans les choses où le vrai est connu, le faux se présente inutilement, et, plus il est orné, plus il est ennuyeux."

Vauvenargues

2) "Pseudomenos : "(...) On en est arrivé au point où le mensonge sonne comme la vérité, la vérité comme le mensonge. Chaque déclaration, chaque information, chaque idée est préformée par les centres de l'industrie culturelle. Tout ce qui ne porte pas la trace familière d'une telle préformation n'a a priori aucune crédibilité, d'autant que les institutions de l'opinion publique accompagnent tout ce qu'elles diffusent de mille documents fournissant des preuves irréfutables et dont chacun peut disposer à volonté. La vérité qui tenterait de s'opposer à de telles pratiques ne réussit qu'à paraître invraisemblable et elle est, de plus, trop pauvre pour s'imposer dans la concurrence avec cet appareil de diffusion hautement concentré. (...) Seul le mensonge absolu possède encore la liberté de dire n'importe quelle vérité."

Adorno

3) "Le faux forme le goût, et soutient le faux, en faisant sciemment disparaître la possibilité de référence à l'authentique. On refait même le vrai, dès que c'est possible, pour le faire ressembler au faux. Les Américains étant les plus riches et les plus modernes, ont été les principales dupes de ce commerce du faux en art. Et ce sont justement les mêmes qui financent les travaux de restauration de Versailles ou de la Chapelle Sixtine. C'est pourquoi les fresques de Michel-Ange devront prendre des couleurs ravivées de bande dessinée, et les meubles authentiques de Versailles acquérir ce vif éclat de la dorure qui les fera ressembler beaucoup au faux mobilier d'époque Louis XIV importé à grands frais au Texas."

Debord


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