IRONIE numéro 44 (Juillet/Aout 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 44, Juillet/Août 1999

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Supplément "vacances" du numéro 44,
une nouvelle inédite signée J. F.


AUTARCIE

Il semble que nous soyons arrivés au règne de l'auto-suffisance intellectuelle. Chacun dans son coin, on mélange ses mots avec sa famille magnifiant la consanguinité des esprits, le repli, s'ouvrant au dehors dans l'exhibition de l'inceste. La masse des nouvelles revues, chaque mois, tend à accentuer une diversité molle. Ces élans textuels ressemblent à ces tentatives infructueuses mais nécessaires pour faire décoller les premiers prototypes aériens. Le rêve de tout apprenti écrivain : la publication en orbite. La plupart des textes de ces revues ne sont lus qu'à moitié par un cercle restreint d'"amis" pouvant un jour accéder à cette instance narcissique d'être coopté par ses pairs.

En cela, les nouvelles revues d'amateurs qui s'autopublient dans un acte publicitaire pour accrocher souvent par des vitrines alléchantes des éditeurs potentiels, et les anciennes revues traditionnelles vivant du prestige passé qui flattent les auteurs officiels de la maison en organisant la promotion de leurs textes futurs dans une vitrine froide, sont à l'agonie, non lues. Chacune dans sa famille, son espace littéraire, dans un collectif qui se mord la queue. Leurs phrases contorsionnent la pensée dans le cagibi de leurs pages.

Contre l'autarcie, Ironie a tenté de créer une géographie éclatée où les mots seraient lus, préférant la politique du contreplaqué, flexible, fragile, léger, à celui d'un bois massif, bel objet qui n'excite plus personne. Qui sont les lecteurs d'Ironie ? Eux seuls le savent !

La partie n'est pas finie ! La volupté est le moteur de l'ironie ...

"Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse".

Li. D.

 

PÉTILLANTE VARIÉTÉ

"Les citations sont utiles dans les périodes d'ignorance ou de croyances obscurantistes. Les allusions, sans guillemets, à d'autres textes que l'on sait très célèbres, comme on en voit dans la poésie classique chinoise, dans Shakespeare ou dans Lautréamont, doivent être réservées aux temps plus riches en têtes capables de reconnaître la phrase antérieure, et la distance qu'à introduite sa nouvelle application. On risquerait aujourd'hui, où l'ironie même n'est plus toujours comprise, de se voir attribuer la formule, qui d'ailleurs pourrait être aussi hâtivement reproduite en termes erronés. La lourdeur ancienne du procédé des citations exactes sera compensée, je l'espère, par la qualité de leur choix. Elles viendront avec à-propos dans {Ironie} : aucun ordinateur n'aurait pu m'en fournir cette pertinente variété."

 

SURFACES & PROFONDEURS

Il existe un art très difficile, une dangereuse épreuve : cette épreuve est l'art des surfaces. Andy Warhol se déclare artiste des surfaces : "Si vous voulez savoir qui je suis, regardez la surface de mes tableaux et de mes films. Il n'y a rien derrière… Je vois tout de cette façon, la surface des choses…". Et les surfaces de Warhol ne sont guère réjouissantes ; comme dit Foucault, on y trouve des "sourires publicitaires", des "sauces tomates", de l'"hygiène de détergent", mais aussi des tragédies, des catastrophes, parmi les plus atroces : un homme, pendu à un fil électrique, sa voiture broyée à ses côtés ; un autre, dans les airs, plongeant dans le vide, qui vit ses derniers instants, etc. : des images reproduites à satiété, des clichés qui forment des séries sans fin, une monotonie proprement monstrueuse.

A vrai dire, on ne sait pas vraiment ce qui relève du monstrueux : "ce n'est pas de l'art", déclame la belle âme, évoquant la laideur effective des surfaces warholiennes ; un autre spectateur, d'une humeur différente, pourrait dire : "c'est étonnant, cela me rappelle quelque chose, quelque chose de très familier même : mais oui, cet univers de l'équivalence totale, cet univers où se juxtaposent sans peine cette boîte, un visage, la mort : cet univers est au fond bien le nôtre, le tien et le mien". Ce spectateur, assurément plus modeste que le précédent, fait une expérience, qui est pénible, il fait l'expérience intérieure d'une certaine misère qui règne dans le monde extérieur : il prend conscience des clichés qui peuplent le dehors, et auxquels il n'est pas du tout sûr d'échapper (la puissance des clichés). Il y a un piège, qui guette ce spectateur bienveillant, ce piège est celui de l'indignation : l'indignation fait plaisir à celui qui s'indigne (décharge nerveuse). Et puis : plus rien. Plutôt feindre la schizophrénie que s'indigner : "Sur la plage, je ne peux pas me lasser de voir comme le sable est beau, quand l'eau le trempe et puis s'en va, et les arbres et l'herbe sont merveilleux. Je crois qu'avoir de la terre et ne pas l'abîmer est le plus bel art qu'on puisse posséder. Ce qu'il y a de plus beau à Tokyo, c'est le McDonald's. Ce qu'il y a de plus beau à Stockholm, c'est le McDonald's. Ce qu'il y a de plus beau à Florence, c'est le McDonald's" (Warhol).

Il est probable que Warhol, comme Nietzsche, soit tout à fait fasciné par la bêtise de son temps, par ces miracles de vulgarité qui font que certaines personnes deviennent si "intéressantes". Tous deux, en tout cas, s'inscrivent dans la lignée de Flaubert, qui déclare, en 1855 : "Nous ne souffrons que d'une chose : la bêtise. Mais elle est formidable et universelle". Mais Warhol n'est pas Flaubert. Warhol n'a pas la colère ni la tristesse d'un Flaubert, il n'aurait jamais dit de son siècle ce que l'écrivain proclame du sien : "Il me monte de la merde à la bouche ; j'en veux faire une pâte dont je barbouillerai le XIXè siècle". Warhol, pour sa part, est plus détendu, plus désinvolte : "la grande ambition insatisfaite de ma vie : une émission régulière à la télé. Je l'appellerai “Rien de spécial”", ou encore : "J'aurais voulu pouvoir inventer quelque chose comme le blue-jean. Quelque chose dont on se souvienne. Quelque chose de fantastique". Telle est l'ironie warholienne. C'est-à-dire ? Quelle ironie ? Elle consiste à sympathiser avec la décadence, à la mimer dans sa répétition même afin de voir, non sans frayeur mais sans compromission, comment elle se répète au-dedans de soi-même, pressentir ce qu'elle peut, deviner jusqu'où elle peut nous mener, dans ces mornes profondeurs où résonnent parfois quelques éclats de rire, les rires des amis inconnus, de celles et ceux qui nous ont accompagné ici-bas : une certaine "gaieté dans l'horreur", comme dit Deleuze.

Une histoire secrète de l'ironie se confondrait peut-être avec une longue suite d'immersion dans ce trop-plein que constitue le magma de la bêtise (dont les formes varient en fonction des époques); mais l'histoire de l'ironie n'est pas un bêtisier, et Warhol n'est pas un bouffon, ou un faux-clown. La grandeur de Warhol, c'est d'entreprendre le voyage dans le sans-fond de la bêtise, comme si de rien n'était : sans l'héroïsme de celui qui en revient, sans la complainte de celui qui n'en est pas revenu. C'est en ce sens qu'il faut comprendre le leitmotiv du peintre : "je suis une surface, et rien d'autre, mes toiles sont des surfaces, rien que des surfaces". La surface warholienne est le lieu où se concentrent sans mal tous les clichés d'un monde étouffant. Les sérigraphies de Warhol sont ces lieux ironiques qui contiennent avec une légèreté insaisissable le système organisé de l'opinion et des clichés. "Mais à contempler bien en face cette monotonie sans limite, ce qui soudain s'illumine, c'est la multiplicité elle-même — sans rien au centre, ni au sommet, ni au-delà — crépitement de lumière qui court encore plus vite que le regard et tour à tour illumine ces étiquettes mobiles, ces instantanés captifs qui désormais, pour toujours, sans rien formuler, se font signe : tout à coup, sur fond de la vieille inertie équivalente, la zébrure de l'événement déchire l'obscurité" (Michel Foucault devant Warhol). Là réside un art authentique des surfaces (le plus dur, le plus difficile à conquérir), une ironie véritable qui a le don de savoir rester imperceptible : faire surgir l'événement du non-sens, faire advenir la différence depuis la répétition du même.

Do. Z.

 

LA PLANÈTE DES SINGES

"Que reste-t-il aux Chimpanzés pour se défendre ? On les a privés de tous les moyens d'expression, de défense, de protestation. Un seul mot a toujours eu raison de leurs vaines tentatives : "Après tout, ce ne sont que des Chimpanzés !". La seule arme qui leur reste est celle de la force, leur seul domaine, celui de la clandestinité. A la violence, ils répondront par la violence. A notre orgueil, à notre inconscience, ils sauront opposer la réalité des faits. Et pendant ce temps, alors qu'on sent la crise imminente, qu'à de multiples signes avant-coureurs on voit se dessiner un proche désastre - pendant ce temps, à quoi nous occupons-nous ? A quoi songeons-nous donc, tandis que s'organise dans l'ombre la rébellion des Primates ? A la conquête de la Lune, à l'amélioration de notre confort, à l'organisation de nos petits loisirs ! On s'adonne sans crainte aux distractions de l'"art" hominien. On s'occupe de peinture, de théâtre, de musique, tout aussi bien que s'il n'y avait pas de problème chimpanzé ! Une musique d'un genre différent viendra sous peu interrompre cette belle fête et nous réveiller enfin de notre criminel et hypocrite sommeil."

Clément Rosset (1965)

 


"Qui nolet fieri desidiosus, amet !"
"Voulez-vous ne pas rester oisifs ? Aimez."

Ovide
, Les Amours

 

EN AVANT !

"Muse de l'ardente satire !
Viens, réponds à mon cri nuptial !
Je n'ai que faire de la lyre,
Je veux le fouet de Juvénal !
Ce n'est pas pour les froids plagiaires,
Pour les traducteurs de misère,
Ou pour les rimailleurs sans âme
Que j'aiguise mes épigrammes !
Paix à vous, malheureux poètes,
Paix à vous, suppôts des gazettes,
Paix à vous, crétins anodins !
Mais vous, mes gaillards les gredins,
En avant ! Pour votre racaille,
Je saisis l'opprobre qui fouaille !
Et si j'en oublie un, messieurs,
Faites un rappel judicieux !
Que d'impudentes, blêmes faces,
Que de fronts de bronze inhumains
Prêts à recevoir de ma main
Le sceau rouge que rien n'efface."

Pouchkine, Epigrammes, 1825

 

COUPONS DU TEMPS

"Sachons qu'il faudrait pour résister disposer de temps, de force et de clairvoyance. Il serait bon d'avoir le temps de décrire ces choses, non pas seulement en termes généraux mais encore en détail; alors on dévoilerait une quantité de maux."

Paracelse

Sous la poussée stupide du compte à rebours qui nous conduit à des fêtes avariées, l'enterrement du XXème siècle n'est pas prêt de se finir. Face aux idéologies de la fin qui prennent du poids, Ironie, en s'inspirant des médecins-astrologues de la Renaissance comme Paracelse ou Nostradamus, par une pichenette ludique, propose à ses lecteurs de créer des prophéties pour les temps futurs et de nous les envoyer : une date précise ou une année et un ou des événements qui s'y rattachent. Ces Prophéties d'Ironie que nous publierons seront un pied de nez imaginaire ou lucide au calendrier figé des commémorations. "Mais les sages sont-ils crus ... et ne se rit-on pas de leurs prophéties ?"

Bossuet

"Qu'il tiennent leur esprit libre de toute pensée de haine, de crainte ou d'envie. L'événement frappera juste et alors se reconnaîtra qui voudra."

Paracelse, Prognostications, 1530


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