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> IRONIE numéro
51, Mars 2000 |
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Supplément
du numéro 51, CONJONCTIONS IRONIQUES, deuxième mois. |
La logique de séparation des êtres a été suivie de près par une adéquation marquée des objets entre eux.
Les sujets de plus en plus spécialisés, attachés à leurs valeurs tant matérielles que spirituelles, deviennent de moins en moins compatibles les uns avec les autres - je pense aussi aux associations, aux revues prises dans les affres de leurs fonctionnements, trop soucieuses de leur image, aux sciences humaines coincées dans leurs retranchements conceptuels, fuyant la problématique de la passerelle des savoirs.
Les moments de rencontres sociales ou amoureuses ne sont plus activés par un besoin primordial, plutôt par une nécessité pesante et utile. Etre social du bout des doigts, avec la distance du spectateur, qui évite aussi bien le risque de l'amour sûr que l'espace vrai de l'amitié, protège les êtres des douceurs surprenantes et immédiates de la vie. Ce mouvement s'accompagne d'une volonté de frustration qui fait croître le fiel des regrets et le ressentiment ... Les êtres se fortifient dans une solitude tordue de désirs, sorte de citadelle imprenable où la liberté reste encagée. Les autres vivent avec des partenaires pour composer avec le temps de la nuit des temps.
Les hommes et les femmes travaillent à leur unicité, maquillage et habillage du mannequin uniforme, icône de la société. Au fond, tout le monde est pareil et le repli général ... La désertion qui était subversion parce qu'exception devient massive... La passivité a tout englouti, véritable trou noir des âmes ... On disparaît sans maudire, sans le panache de l'existence... Le pli des liens authentiques se dissout sans résistance avec le sourire figé de celui qui a perdu la flamme interne.
L'avarice, l'envie, l'orgueil, pêchés des capitaux qui poussent à la séparation supplantent les pêchés des capiteux, la colère (l'ire honnie), la luxure (les saillies), la gourmandise (les mets généreux), et la paresse (le temps assoupli). Les médusés, en couple ou solitaires, peu importe, ont oublié la mobilité princière des êtres qui pensent et apprécient le corps...
Les objets, eux, ont glissé sur la pente opposée de l'incompatibilité. La technique après avoir parqué les êtres dans leurs niches cosy cosy se délecte à rendre les choses de plus en plus compatibles, collées pour ainsi dire ... Les ordinateurs, les télévisions, les téléphones, les produits ménagers, tous reliés par des cordons câblés, font de cette compatibilité leur comptabilité et leur avenir en tant qu'objet ... Les êtres séparés sont au bout de ces chaînes d'objets attachés les uns aux autres. Une nouvelle glose universitaire analyse cet esclavage pour le rendre incontournable : nous avons assez rigolé de la médiologie.
A forcer le trait, tout le monde, intrinsèquement, est incompatible avec autrui... Seulement, trop vite, c'est rejeter le jeu; le pli est ludique et n'entend pas chercher une compatibilité avec quiconque. Il joue en profondeur contre l'esprit de sérieux qui n'est qu'une surface blindée masquant le nid vide de la haine.
Préférons le pli de la dépense au repli de la défense qui sent le renfermé...
"C'est conjouir, et non compatir, qui fait l'ami." |
Nietzsche, Humain trop humain |
"En voilà un dont la finesse vous mettra la larme à l'oil, vous fera friser les cheveux, grincer des dents, péter, bander, tousser, et éternuer. Voilà un de ces arrangeurs de livres qui ont bien mérité de la république, un de ces faiseurs d'apostilles, de gloses, de plans, de méthodes, d'ajouts, de scolies, de traductions, d'interprétations, de résumés, de dialectiques inédites; un de ces bonimenteurs armés d'une nouvelle grammaire, d'un dictionnaire nouveau, d'un lexicon, d'une varia lectio; un qui autorise les auteurs, un authentique autorisé, avec ses épigrammes en grec, en hébreu, en latin, en italien, en espagnol ou en français inscrites in fronte libri. Si bien que ces gens-là se vouent mutuellement à l'immortalité, comme bienfaiteurs des siècles présent et futurs, dès lors contraints de leur élever des statues et des colosses dans la Méditerranée, dans l'océan et en d'autres lieux inhabitables de la planète. La lux perpetua vient leur tirer son chapeau, la saecula saeculorum leur fait de profondes révérences; la renommée se voit contrainte de répandre leur nom d'un pôle à l'autre, en criant à tue-tête et en menant grand tapage sur tous les océans, du boréal à l'austral et de l'indien jusqu'au maure. Comme c'est beau (on dirait des perles sur fond d'or), des mots latins dans de l'italien, ou des mots grecs dans du latin ! Comme c'est beau, de ne pas écrire une page où apparaisse, à tout le moins, une petite tournure étrangère, un petit bout de vers, un trait d'esprit venu d'ailleurs ! (...) La preuve est faite qu'eux seuls ont reçu l'intelligence : Saturne la leur a pissée sur la tête, et les neuf compagnes de Pallas leur ont vidé dans les méninges, entre pie-mère et dure-mère, une corne d'abondance verbale. Aussi est-il bien naturel qu'ils se promènent avec tant de majesté, à pas lents et mesurés, le buste droit, la nuque raide, en examinant les alentours avec une arrogante modestie. Vous verrez un de ces pédants mastiquer des théories, flairer des opinions, cracher des maximes, pisser des citations, éructer des arcanes, exsuder des écrits lumineux et sublimes, distiller le nectar et l'ambroisie de ses pensées, qu'il faudrait faire goûter à Ganymède et verser dans la coupe de Jupiter tonnant. Vous allez voir un pédagogue synonymique, épithétique, appositif et suppositif : un appariteur de Minerve, un cadi de Pallas, un trompette de Mercure, un patriarche des Muses, un prince héréditaire du royaume apollinien (j'ai failli dire : "poupoulinien").
Vous verrez encore, pêle-mêle, des filouteries en tout genre, des manouvres frauduleuses, des entreprises scélérates; et aussi de douces répugnances, des plaisirs amers, de folles résolutions, des confiances trahies, des espérances boiteuses, des bienfaits plutôt rares; sur les affaires d'autrui, des avis pleins de componction, mais peu de jugeote quand on est soi-même en cause; des femmes viriles, des hommes efféminés; force discours où la tête prime le cour, d'autant plus trompeurs qu'on y prête foi. Et des écus l'amour universel. De là résultent des fièvres quartes, des cancers de l'esprit, des idées creuses, des stupidités débordantes, des balourdises diplômées, des bévues magistrales, des dérapages à se casser le cou; avec le vouloir qui incite, le savoir qui talonne, l'agir qui obtient et le zèle qui porte ses fruits. Bref, vous verrez qu'il n'y a dans tout ça rien de sûr : mais beaucoup de travail, pas mal d'imperfection, pas grand'chose de beau et rien de bon. - Il me semble entendre les personnages; adieu."
"Si l'on est condamné à monter sur les tréteaux, il faut se résoudre, il est vrai, à y faire le charlatan, mais sans emprunter de mannequin. Nous accueillons avec plus de gravité et d'estime un homme qui se présente modestement en disant son nom et aujourd'hui il y a de la modestie à se nommer, il y a une certaine noblesse à offrir à la Critique et à ses concitoyens une vie réelle, un gage, un homme et non une ombre, et sous ce rapport jamais victime plus résignée ne fut amenée aux haches de la Critique. S'il a pu exister quelque grâce dans le mystère dont un écrivain s'enveloppe, si le public a respecté son voile comme le linceul d'un mort, tant de barbouilleurs ont usé du rideau qu'à cette heure il est sali, chiffonné et qu'il n'appartient plus qu'à un homme d'esprit de trouver une ruse nouvelle contre cette prostitution de la pensée qu'on nomme : la publication."
"Croyez-vous, madame, que j'aie beaucoup de temps à perdre aux pieds d'une parisienne. Non; il fallait choisir. Hé bien, je vous ai aujourd'hui découvert ma seule maîtresse; je lui ai ôté ses voiles, voilà l'ouvre, voilà le gouffre, voilà le cratère, voilà la matière, voilà la femme, voilà celle qui prend mes nuits, mes jours, qui donne du prix à cette lettre prise sur les heures de l'étude, mais prise avec délices. Ah, je vous en supplie, ne me prêtez jamais rien de petit, de bas, de mesquin. Vous pouvez mesurer l'envergure de mes ailes. Allons, réadieu. Rappelez le ciseleur, le fondeur, le sculpteur, l'orfèvre, le forçat, l'artiste, le penseur, le poète, le ce que vous voudrez, au souvenir de ceux qui l'aiment et pensez à toute la puissance d'une affection solitaire, d'un palmier dans le désert (un palmier qui va aux cieux pour se rafraîchir) afin de savoir ce que vaut la part que vous y avez. Quelque jour, quand j'aurai fini, nous rirons bien. Aujourd'hui, il faut travailler."
A l'ombre du grand chêne, il n'y a que des glands...
embarcadère
contrarié dans ses vues, on s'en détourne au hasard des pas dévisageant la terre ferme alentour; il y a des sites favorables. un point de peau claire s'avance, et par la suite, des digressions habiles, des rondes incurvées impétueusement sous la lumière, toujours la même dans ces cas-là : abolition des pupilles presque ... succession de plis et de profondeurs de tons à même la versatilité de la chair : de là, voire, sans retour; toujours l'inédit, le même innombrable voyage qui ne sait épuiser que l'épuisement; et d'armer encore de nouvelles caravelles de doigts, de paupières et d'organes humides. |
Eric-Marie
Gabalda
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Je rêve
tu t'éveille
tu bâilles
ouverte comme une huître
Je rêve
je jouis
tu bâilles
au creux de mon sommeil
humide et chaude
rouge et rose comme une écaille
Elle rêve
Elle rit en rêvant
Elle arrive à la rive
Elle ravive sa vie
"Quand quelqu'un
dit : "Je m'ennuie", il se cache toujours un problème sexuel derrière." |
Daniil Harms, Ecrits (été 1937) |
"la pensée n'était en eux que l'exposition des actes"
1 A lire à haute voix contre la culpabilité
et les ascètes de toutes espèces.
2 Le 17 février 1600 brûlait à Rome ce penseur libre. Et l'on rabâche toujours l'histoire des flammes, commémoration oblige, quelques extraits obscurs de sa vie géniale, son errance, ses provocations. En fait, il n'est toujours pas lu. A découvrir, quatre cents ans après, les mots de Bruno, "académicien sans académie".
3 Lire Balzac, voilà la jouvence. La fraîcheur radicale de l'écrivain est à prendre en note.
4 Cet extrait pris dans une anthologie récente des écrits sur le roman de Balzac est à considérer d'un point de vue ironique, du fait qu'il avait l'intention de signer ce roman inachevé "Le Gars" par un pseudonyme Victor Morillon. La polémique reste ouverte sur l'usage du réel dans les fictions...
5
Voici ce que Bernard Morillon, un véritable ami d'Ironie, a voulu rajouter
sur ce débat du vrai et du faux :
"L'ironie est un paravent. On se déshabille derrière. Une
pudicité troublante, un piquant caché qui s'effeuillent par
touches vives... C'est la fiction copulant avec le réel sans sombrer
dans la vulgarité de l'impact donné pour vrai, le montré
outrancier, le pornostyle qui excite sans faire penser. L'ironie enclenche
la pensée, l'art de l'écart, la surprise de la distance, permettre
l'espace, élargir le temps, donner de la voix... Le pornostyle offre
la proximité, le gros plan baveux, la mouise des cuisses grossies,
coulée de boues blanches, le gras saisi à même la bête
... Ce n'est pas cru, c'est du trop cuit, presque du pourri ; oui, une fascination
du pourri, de l'horreur moderne, de la moisissure sexuelle, de la sécheresse
des actes. A l'encontre, l'amour mouille... L'ironie fait des vagues."