IRONIE numéro 54 (Juin 2000)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 54, Juin 2000

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Supplément du numéro 54,
IRONIE : L'ART DU MAUJOIN,
extrait du recueil poétique de Françoise Dax-Boyer.


EXIGENCE DU MOMENT

"Plus nous nous plongeons, sans en rien retrancher, dans l'"exigence du moment", dans l'instant tel qu'il se présente, dans des conditions variables d'un cas à l'autre, au lieu de suivre le fil conducteur de prescriptions, de directives (écrites par l'homme !), plus nous sommes, dans nos actes, justement en relation avec le tout, et nous aussi. Qu'importe alors si les tâtonnements de notre conscience pour émerger sont entachés de toutes les erreurs possibles. Si quelqu'un taxe ce comportement d'immoralité, d'arbitraire et de présomption, nous serions à plus forte raison autoriser à taxer de confortable incurie morale l'esclavage infantile de celui qui s'en tient au respect des prescriptions !"

Lou Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud (1931)

 

IRONIQUEMENT SWANN

""Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela en à l'air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n'ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C'est dans le volume sur son ambassade d'Espagne; ce qui n'est pas un des meilleurs, ce n'est guère qu'un journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assomants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir — Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble fort agréable ...", interrompit ma tante Flora, pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. "Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent !" enchérit ma tante Céline. "Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les ... Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d'un ton d'emphase ironique pour ne pas avoir l'air pédant). Et c'est dans le volume doré sur tranches que nous n'ouvrons qu'une fois tous les dix ans", ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu'affectent certains hommes du monde, "que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie." Mais regrettant de s'être laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses : "Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces "sommets"", et se tournant vers mon grand-père : "Donc Saint-Simon raconte que Maulévrier avait eu l'audace de tendre la main à ses fils."

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

 

FAUSSE ALERTE

"Si l'on considère qu'aujourd'hui encore tous les grands événements publics se glissent secrètement et comme voilés sur la scène du monde, qu'ils sont cachés par des faits insignifiants, à côté desquels ils paraissent petits, que leur effets profonds, leurs contrecoups ne manifestent que longtemps après qu'ils se sont produits, - quelle importance peut-on accorder à la presse, telle qu'elle existe aujourd'hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? - la presse est-elle autre chose qu'une fausse alerte permanente qui détourne les oreilles et les sens dans une fausse direction ?"

Nietzsche, Humain, trop humain

 

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"Rien de tel qu'un homme qui vous offre son corps"
Publicité de Monsieur Propre


Prix fixes* (Publicité One-Tel)**
"* Ces tarifs sont valables 24h/24, 7j/7,
TTC à la minute excepté notre tarif national.
Ces tarifs sont valables à compter du 1/2/2000
et peuvent changer à tout moment."
** Politique de l'astérixe
L'effet d'annonce, le titre en gros plan, les caractères géants sont souvent accompagnés d'une petite astérixe, une étoile cruciale qui renvoit à un texte écrit en minuscule où l'on peut lire le contraire, les restrictions de l'annonce ...
L'effet astérixe, c'est le paradoxe de la publicité, la vérité marchande cachée dans le mensonge gratuit ...
Méfiez-vous des étoiles de la consommation ...

Campagne publicitaire

"Sur un nombre impressionnant d'affiches apposées sur les encore récents attributs, trois bambins aux regards terriblement enfantins ont, pendant une ou deux semaines, vers octobre dernier, adéquatement mis en valeur les pull-overs, écharpes et bérets susdécrits : leurs poses, leurs expressions, leurs vêtures, leurs relations aussi bien sur le plan de la mythologie publicitaire que sur celui de ce que l'on pouvait supposer être la réalité (leur existence en tant que modèles, le rôle qu'on leur fait jouer, le rôle qu'ils se jouaient à eux-mêmes, l'entassement successif des investissements - psychiques et économiques - dont ils étaient en même temps l'enjeu et les moyens) me sont apparus comme une des manifestations les plus ignobles du monde dans lequel nous vivons."

Georges Perec, Penser/Classer

 

"Le jeu, l'humour, le sarcasme, les pétarades n'étaient que des parades nuptiales, pour séduire la grande femelle : la beauté."

Joseph Delteil, La Deltheillerie

 

A RÉVOLTÉ, RÉSIGNÉ ET DEMI

Les Purs tiennent le commerce des bulles puantes de la spéculation... Seulement, en bas, ça grouille pour ceux qui veulent grailler... Pas de protection pour les pauvres ou juste une minime, une miette pour sauvegarder la séparation des êtres dont l'existence est remise en cause par les pouvoirs... On ne pense plus révolution, mais plutôt résignation, partout où ça blesse.

"Changer le monde" :
Utopistes, coléreux, délirants...
"Vous croyez que c'est possible ?"
Voyons jeune homme, je vous vois venir : révolte, poésie, romantisme; comme c'est beau, vous devriez écrire, quelques traits d'exaspération contre les plus forts, les plus riches, quelques fusées d'encouragement à la classe populaire qui s'en fout royalement, dominée et heureuse de l'être; et vous aurez eu un temps, la sotte impression d'avoir procuré un espoir de plus dans une réalité morne...
"On ne peut pas laisser les choses en l'état... c'est inhumain...".
Je vous félicite, il en faut des comme vous, prêt à la bataille... Des actions contre les actions... Du réel contre le virtuel... Du politique contre l'économique... Asseyez-vous d'abord... La jeunesse est présomptueuse à force d'immaturité... Vous ne reculez devant rien pour le tout comme un suicide de vous-même... L'idéalisation adolescente étouffe votre singularité par la mission prétentieuse que vous vous êtes octroyée aux yeux du monde... Vous vous fourvoyez dans une espèce de narcissisme naïf qui s'installe sur la surface cachée de vos engagements collectifs... En fait, vous n'y croyez pas à ce changement; et les autres, tous ensemble, n'y peuvent rien... Vos élans rebelles masque le pessimisme profond de votre être... Vous ne savez pas vous faire plaisir dans l'intimité, vous poursuivez la même transparence que celle des Purs qui nie les particularités dangereuses...
"Mais alors, que faire ? C'est vous le pessimiste, l'angoisse de la résignation, le sage qui pue...".
Je vous en prie, restez poli... Je comprends votre fureur devant l'incapacité de mener à bien vos projets... Ce monde pue, c'est certain... Il est donc nécessaire d'aimer cette puanteur, de jouer avec... Notre salut est dans le jeu... Votre sérieux masque mal le rictus de la défaite morale que vous vous infligez. Je ne veux pas vous meurtrir, mais les mots valent plus que les gestes, vous me suivez...
"Vieux con !"...
Je sais, vous avez du mal à me comprendre. Néanmoins ma position est plus radicale que la vôtre, et moins résignée... Les voluptueux de ma trempe ont choisi la distance, pour mieux voir, mieux rire... Ils se dotent d'un art de la guerre où la pensée résiste contre les poussées nauséabondes du sérieux et de la mort. La jeunesse est dans le plaisir, voilà tout !

Lionel Dax

 

LES RÉPARTIES DE NINA

"LUI. – Ta poitrine sur ma poitrine,
   Hein ? Nous irions,
Ayant de l'air plein la narine,
   Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
   Du vin de jour ?...
Quand tout le bois frissonnant saigne
   Muet d'amour

De chaque branche, gouttes vertes,
   Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
   Frémir des chairs :

Tu plongerais dans la luzerne
   Ton blanc peignoir,
Rosant à l'air ce bleu qui cerne
   Ton grand œil noir,

Amoureuse de la campagne,
   Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
   Ton rire fou :

Riant à moi, brutal d'ivresse,
   Qui te prendrais
Comme cela, — la belle tresse,
   Oh ! — qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
   O chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
   Comme un voleur,

Au rose églantier qui t'embête
   Aimablament :
Riant surtout, ô folle tête,
   A ton amant !...

(...)

ELLE. – Et mon bureau ?"

Arthur Rimbaud, Poésies


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