IRONIE numéro 60 (Janvier 2001)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 60, Janvier 2001
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Le rire de Renoir

Lire aussi Ce Renoir que l'on ne saurait voir dans le numéro 131 d'Ironie (juin-juillet-août 2008)

Renoir - Les Grandes Baigneuses, 1918-1919

Renoir - Les Grandes Baigneuses, 1918-1919

Toujours trop proche
« Sans doute Renoir est-il encore trop proche de nous pour que l'on puisse vraiment apprécier son caractère d'exception. » (Clement Greenberg, 1950)

Le rire de Renoir
« Je sais bien qu'il est difficile de faire admettre qu'une peinture puisse être de la très grande peinture en restant joyeuse.
Parce que Fragonard riait, on a eu vite fait de dire que c'était un petit peintre. " (Renoir)

Tac au tac
Gleyre : C'est sans doute pour vous amuser que vous faites de la peinture ?
Renoir : Mais certainement, et si ça ne m'amusait pas, je vous prie de croire que je n'en ferais pas !

Mauvais coups
En 1985, lors d'une conférence de presse, l'organisateur d'une importante exposition Renoir a déclaré : « A dire vrai, plus de quatre-vingt-dix pour cent de sa production ne vaut rien... Nous n'avons pas l'intention d'anesthésier son œuvre, mais j'espère que nous sommes parvenus à en masquer les passages dépourvus d'intérêt. »

« Depuis déjà pas mal de temps pour tout ce qui concerne la peinture moderne et contemporaine, on ne se contente plus de préparer les mauvais coups, on les réalise. Trancher dans l'œuvre d'un artiste ne renvoie évidemment pas à l'ordonnance signifiante de l'œuvre de cet artiste mais au schéma plus général de mise en place historique de celui ou celle qui opère cette amputation. Pour être moins spectaculaire cette pratique peut être objectivement comparée à celle qui consisterait à découper un tableau pour en constituer deux ou trois. » (Marcelin Pleynet)

Un exemple parmi mille autres
Dans un livre de vulgarisation, publié en 1989, on peut lire, à propos des Grandes Baigneuses (1918-1919, musée d'Orsay) de Renoir, les considérations suivantes : « Leur corps moelleux, aux galbes lourds, comme caoutchouteux, ne sont pas sans évoquer quelques dérangeantes poupées gonflables. L'ultime chef-d'œuvre de Renoir est en contradiction violente avec les canons modernes de la beauté féminine, sans parler des sensibilités féministes. (...) Que ce tableau suscite encore des controverses constitue peut-être le signe le plus indiscutable de sa force. »

 

Renoir - La baigneuse endormie, 1897

Renoir - La baigneuse endormie, 1897

La Baigneuse endormie (1897, collection Oskar Reinhart, Winterthur), quant à elle, est l'occasion de rappeler que : « Les nus de Renoir sont des sortes de « pin-up » dont la conception n'est pas très éloignée des photographies grand format insérées dans les magazines masculins. Pourtant, s'ils sont sensuels et réalistes, ces nus possèdent également une innocence et une simplicité en opposition radicale avec les jolies filles représentées par les peintres académiques de l'époque qui, même lorsqu'elles sont vêtues, dégagent une sorte de lubricité. »
Il est interdit de rire.
Cela encore : « Plus d'un siècle plus tard, il nous est difficile de comprendre comment d'aussi charmants et inoffensifs tableaux ont pu déchaîner tant d'hostilité et de mépris. »
L'éditeur du livre nous indique que l'auteur de ces lignes a en outre signé un ouvrage traitant de la « femme fatale » dans l'art pictural du XIXème siècle. C'est dire s'il était qualifié pour parler de l'œuvre de Renoir.

Dégager le terrain
« Pourquoi reprendre toutes ces sottises ? Mais comment dégager le terrain sans tenir compte de l'état des lieux. » (Marcelin Pleynet)

Femmes
« En littérature aussi bien qu'en peinture on ne reconnaît le vrai talent qu'aux figures de femmes. » (Renoir)
« Mon père souvent me parlait de la « myopie » des gens. « Leur sentimentalité les empêche de voir les femmes. » » (Jean Renoir)

Manque de sérieux
« Renoir est souverain dans l'histoire de l'art avant tout comme peintre du nu féminin. Des critiques lui ont reproché non pas sa lascivité, mais plutôt un certain " manque de sérieux » qui l'entraînait à passer tant de temps à peindre des nus. » (Walter Pach, 1958)
« La femme sortira nue de l'onde amère ou de son lit, elle s'appellera Vénus ou Nini, on n'inventera rien de mieux. » (Renoir)

Suppression totale du nu en peinture
En 1914, Apollinaire reconnaissait en Renoir « le plus grand peintre vivant ». Deux ans plus tôt, à l'occasion d'un article consacré aux Futuristes, l'auteur des Peintres cubistes, méditations esthétiques écrivait : « Mais, parmi les propositions du manifeste des peintres futuristes, il n'y en a pas qui ait paru plus sotte que celle-ci : " Nous exigeons, pour dix ans, la suppression totale du nu en peinture. » Elle est cependant l'affirmation inconsciente d'une entente involontaire entre tous les artistes modernes. Tandis que le vieux Renoir, le plus grand peintre de ce temps et l'un des plus grands peintres de tous les temps, use ses derniers jours à peindre ces nus admirables et voluptueux qui feront l'admiration des temps à venir, nos jeunes artistes ignorent l'art du nu qui est au moins aussi légitime qu'aucun autre. »

Aucune influence
« Renoir n'a jamais exercé aucune influence sur la peinture : il n'a jamais rien mis dans son œuvre de plus que l'élément sexuel de l'art, élément qui ne crée qu'un ordre d'impressions mineures. » (Zervos, 1931)

« L'art n'est jamais chaste, on devrait l'interdire aux ignorants innocents, ne jamais mettre en contact avec lui ceux qui n'y sont pas suffisamment préparés. Oui, l'art est dangereux. Ou s'il est chaste, ce n'est pas de l'art. » (Picasso)

Matisse et Renoir
« Pour en revenir à Matisse, qui s'est dérobé moins que tout autre à la nécessité d'éclairer les choses – pour en revenir à ce qui fait qu'une peinture de Matisse est une peinture de Matisse, peut-être le constituant « Renoir » a-t-il été occulté du fait qu'il n'existe nulle part dans les écrits et propos de Matisse connus à ce jour de déclaration, au sujet de Renoir, équivalent au fameux : « Cézanne, voyez-vous, est bien une sorte de bon Dieu de la peinture. Cézanne est notre maître à tous. » » (Dominique Fourcade, 1976)

« Mes maîtres furent Cézanne et Renoir. » (Matisse)

« Mais ses nus ! les nus les plus beaux qu'on ait peints : personne n'a fait mieux – personne! » (Matisse)

« J'ai toujours pensé qu'aucune époque n'offre d'histoire plus noble, plus héroïque, d'accomplissement plus magnifique que celui de Renoir ; agonisant, cependant déterminé à fixer toute la grâce du désir et toute la beauté de la nature, toute la joie du vivant, en une scène où la mort n'aurait pas de place, possession des hommes pour toujours – bénédiction sans mélange. » (Matisse)

« L'œuvre de Renoir, après celle de Cézanne dont la grande influence s'est tout d'abord manifestée chez les artistes, nous sauve de l'abstraction pure en ce qu'elle a de desséchant. » (Matisse, 1918)

« L'installation à Nice a pourtant ceci de particulier, elle se situe à la fin de la Première Guerre mondiale, à un moment où, en pleine maîtrise de ses moyens, Matisse, conscient de la démoralisation et du nihilisme de la société d'après-guerre, sait pouvoir réaffirmer plus déclarativement les valeurs qui sont les siennes. N'est-ce pas d'abord dans cette perpective qu'il choisira l'occasion d'un de ses premiers séjours à Nice pour rencontrer Renoir. Rencontre à laquelle il ne cessera d'accorder la plus grande importance en ces mêmes années où Marcel Proust de son côté écrit : « Les gens de goût disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIème siècle. » C'est déclarativement qu'en ces années le Matisse qui n'a pas oublié Quentin Latour rencontre le Renoir qui n'a cessé de se réclamer de Watteau. Dès son séjour à Nice, Matisse s'emploie à réaffirmer ce qu'est pour lui une tradition vivante et dynamique en mettant en évidence tout ce que l'esprit de sa peinture doit à l'art mouvant et libre du XVIIIème siècle français. » (Marcelin Pleynet)

Rodin et Renoir
Deux des plus beaux Renoir présentés à Paris sont respectivement conservés au musée Picasso (Baigneuse assise dans un paysage, dite Eurydice) et au musée Rodin (Femme nue, 1880).
Qu'est-ce que ça veut dire ?

Picasso et Renoir
J'ouvre le Dictionnaire Picasso à l'entrée « Renoir » ; je lis ceci : « Alors qu'on ne note pas d'influence directe dans l'œuvre de Picasso, la mort de Renoir, en décembre 1919, détermina Picasso à dessiner les rythmes graphiques du tableau Le Ménage Sisley et à analyser de même une photographie du vieux Renoir paralysé. »
« On ne note pas d'influence directe » ?
Pourtant, quelques lignes plus bas, l'auteur du Dictionnaire écrit : « Picasso possédait deux esquisses de Renoir, l'une relative à un projet de décoration sur le thème d'Œdipe, l'autre à un paysage de Cagnes, ainsi qu'un dessin très élaboré, La coiffure ou la toilette de la Baigneuse, et une grande toile, Baigneuse assise dans un paysage, dite Eurydice. Ces toiles furent sans doute achetées vers 1919-1920 : on retrouve leur attitude dans des pastels et des toiles de la période. Il possédait également des œuvres du Renoir final, un Portrait d'enfant, un buste (Portrait de modèle en buste) et une Nature morte aux poissons. »
Chercher l'erreur.
Les auteurs du catalogue de la récente exposition, Picasso collectionneur, notent que Renoir est avec Matisse l'artiste le mieux représenté dans les collections de Picasso (devant Cézanne et le Douanier Rousseau). Faut-il s'en étonner ? Picasso n'appelait-il pas Renoir « le Pape » (sous-entendu de la peinture) ?
Dans le même catalogue, Jean Leymarie écrit : « Des aînés de la génération impressionniste, hors Degas et ses monotypes, deux peintres seulement ont été retenus [par Picasso], Cézanne et Renoir. Gertrude et Leo Stein s'attachaient à collectionner d'abord ceux qu'ils nommaient les quatre grands : Cézanne et Renoir, Matisse et Picasso. »
Dans son livre, Vie de Picasso, Richardson prétend que Picasso a acheté « deux nus obèses » de Renoir peu après la guerre. A suivre l'historien d'art, cet achat confirmerait... la « préférence perverse » de Picasso pour la phase la plus « faisandée » de l'impressionnisme tardif.
« Quand Matisse sera mort, Chagall restera le seul peintre qui comprenne ce qu'est vraiment la couleur. Je ne suis pas fou de ces coqs, de ces ânes, de ces violonistes volants et de tout ce folklore, mais ses toiles sont vraiment peintes, le hasard n'y a aucune part. Certaines des dernières peintures faites à Vence montrent qu'il n'y a jamais eu personne, depuis Renoir, qui ait le sentiment de la lumière comme Chagall. » (Picasso)

 

Renoir - Baigneuse assise dans un paysage, dite Eurydice, 1895-1896   Picasso - Nu assis s'essuyant le pied, 1921

Renoir – Baigneuse assise dans un paysage, dite Eurydice, 1895-1896
Picasso – Nu assis s'essuyant le pied, 1921

Ouais ?
« ... Monet, Degas, Manet, oui, voilà des peintres! - Mais lui dis-je, sentant que la seule manière de réhabiliter Poussin aux yeux de Madame de Cambremer c'était d'apprendre à celle-ci qu'il était redevenu à la mode, M. Degas assure qu'il ne connaît rien de plus beau que les Poussin de Chantilly. Ouais ? Je ne connais pas ceux de Chantilly me dit Mme de Cambremer, qui ne voulait pas être d'un autre avis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont des horreurs. - Il les admire aussi énormément. - Il faudra que je les revoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elle après un instant de silence et comme si le jugement favorable qu'elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devait dépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, mais de l'examen supplémentaire et cette fois définitif qu'elle comptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté de se déjuger. » (Proust)

Il voit cotonneux
« Renoir que je ne peux décidément plus voir en peinture tant ses chairs mièvres et cotonneuses ont été matraquées par l'industrie chocolatière et bonbonnière. " (Cécile Guilbert, Le Musée national, 2000)

« Je déteste tous les peintres vivants à l'exception de Monet et de Renoir. » (Cézanne, 1902)

 

Watteau - L'Embarquement pour l'île de Cythère, 1717

Watteau – L'Embarquement pour l'île de Cythère, 1717

Fêtes galantes à la Grenouillère
" Le grand Déjeuner des canotiers qui est à Washington couronne une longue suite de tableaux, d'études, de dessins exécutés à la Grenouillère. (...) Le nom de la Grenouillère ne venait pas des nombreux batraciens qui peuplaient les prés environnants, mais s'appliquaient à des grenouilles d'une espèce bien différente. C'est ainsi qu'on désignait les femmes de petite vertu ; pas exactement des prostituées, mais plutôt cette catégorie de filles libres, caractéristiques des mours parisiennes du temps, changeant d'amant facilement, se passant une fantaisie quand cela leur disait, sautant sans s'étonner d'un hôtel particulier aux Champs-Elysées à une mansarde des Batignolles. Elles jouèrent un grand rôle dans les années qui précédèrent et suivirent la chute de l'Empire. Nous leur devons le souvenir d'un Paris brillant, spirituel, amusant. Renoir leur doit de nombreux modèles bénévoles. » (Jean Renoir)
" En 1868, j'ai peint beaucoup à la Grenouillère. Il y avait là un restaurant si amusant, le restaurant Fournaise. C'était une fête perpétuelle, et quel mélange de monde !... » (Renoir)
" Je n'ai pu résister d'envoyer promener toutes décorations lointaines et je fais un tableau de Canotiers qui me démangeaient depuis longtemps. Je me fais un peu vieux et je n'ai pas voulu retarder cette petite fête dont je ne serai plus capable de faire les frais plus tard. » (Renoir, 1880)

 

Renoir - Le Déjeuner des canotiers, 1880-1881

Renoir – Le Déjeuner des canotiers, 1880-1881

Mélancolie
" Le Déjeuner des Canotiers est plein de mélancolie et d'un ennui profond... L'ennui d'un dimanche après-midi, d'une journée passée à la campagne, des petites tragédies quotidiennes se trouve capté dans les gestes et les expressions des modestes personnages. Un tel ennui, une telle mélancolie ne sont pas dénuées d'implications métaphysiques, du sentiment indicible, subtil, qui accompagne toujours une œuvre authentique...
Le type de femme que Renoir nous a transmis est celui de la petite bourgeoise, de la femme au foyer, de la mère de famille, de la bonne et de la jeune fille ; elle peut être présentée au piano, dans une cour ou dans un jardin, elle apparaît toujours dans un cadre un peu étouffant. Ces femmes, lorsqu'elles sont montrées dans leur intérieur, semblent toujours occuper des pièces basses de plafond. Dehors, elles sont figurées dans la chaleur écrasante, immobile, d'un soir d'été ou bien durant un après-midi de la fin du printemps, où règne une atmosphère lourde, oppressante, un après-midi comme celui où Flaubert fait mourir le malheureux mari de Madame Bovary, avec tout le pathétique solennel d'une tragédie grecque. » (De Chirico, 1920)

« Villa des Arts, près l'avenue / De Clichy, peint Monsieur Renoir/ Qui devant une épaule nue/ Broie autre chose que du noir. » (Mallarmé)

« Hélène Parmelin a noté la remarquable ressemblance qui existe entre un de ces Renoir, Baigneuse assise, et son propre Nu assis s'essuyant le pied [de Picasso]. Ce rapprochement nous fournit une information cruciale quant à la source d'inspiration du décor méditerranéen, des poses classiques, et – dans une certaine mesure – des corps presque éléphantesques de certains personnages de Picasso. Mais cette comparaison fait également apparaître les différences entre son néoclassicisme au début des années 20, et celui des peintres du « retour à l'ordre », ce vaste mouvement néoclassique qui allait s'affirmer de plus en plus au long de ces dix années. L'austérité et la mélancolie des figures de Picasso n'expriment aucunement la vision optimiste du paradis retrouvé qui règne dans les scènes du bonheur peintes par Renoir et ses compagnons au sein du mouvement néoclassique. » (Michael C. Fitzgerald, 1996)

La féerie est où je suis
« Chaque regard sur ce monde lui procurait un étonnement sincère, une surprise qu'il ne cherchait pas à dissimuler. J'ai vu mon père souffrir le martyre. Je ne l'ai jamais vu s'ennuyer. » (Jean Renoir)
« Renoir et ses amis étaient en train de constater que le monde sous son aspect le plus banal est une féerie constante. « Donne-moi un pommier dans un jardin de banlieue ; ça me suffit très bien ! Je n'ai pas besoin des chutes du Niagara. » » (Jean Renoir)
« Renoir croyait à la découverte sans cesse renouvelée du monde par un contact direct avec les éléments de ce monde. Et plus les éléments sont à notre portée, plus cette découverte est importante. » (Jean Renoir)

« En mars, Hitler pénètre en Autriche. Picasso durant ce printemps va faire hurler le crime aux images les plus terre à terre, mais il y aura aussi la liberté du coq dans une suite d'époustouflants pastels hauts en couleur qui montrent l'oiseau fier, claironnant, prêt au combat. Il expliquera à un jeune peintre américain : « Les coqs ! Il y a toujours eu des coqs, mais comme tout le reste de la vie, il nous faut les découvrir, tout comme Corot a découvert le matin et Renoir, les jeunes filles... ». » (Daix, Picasso créateur)

J'avoue
Dans la dernière livraison de La revue du musée d'Orsay, je lis : « Chacun sait qu'il n'y aurait pas de tableaux impressionnistes au Musée d'Orsay - héritier du Luxembourg et du Jeu de Paume - sans les collectionneurs perspicaces et généreux de la « nouvelle peinture » (...). En effet, il fallut attendre 1907 pour que l'Etat achète son premier Monet (Cathédrale de Rouen, 1892), et 1928 pour son premier Manet (Portrait de Mallarmé, 1876), et encore les sujets représentaient des valeurs sûres. « En note, l'auteur de ces remarques, conservateur au musée d'Orsay, précise : « Le Manet avait bénéficié du concours de la Société des Amis du Louvre et de D. David-Weill. Nous devons avouer que Renoir, lui, avait été acheté dès le XIXème siècle. Mais son tableau Jeunes filles au piano, entré en 1892 au Luxembourg pouvait-il choquait quelqu'un ? »
Etrangement, cet « aveu » n'est pas complet. Pour l'être, il aurait fallu rappeler que c'est Mallarmé qui réussit à convaincre le directeur des Beaux-Arts d'acquérir, pour le compte de l'Etat, cette version des Jeunes filles au piano. « Je ne saurais assez, moi et selon l'unanime impression recueillie alentour, vous féliciter d'avoir, pour un musée, choisi cette toile définitive, si reposée et si libre œuvre de la maturité. »

Classiques
« Aussi longtemps que j'ai eu des jambes, rien ne m'était plus agréable qu'une promenade à travers les salles du Louvre ; je ne connaissais pas de plaisir plus reposant. Je retrouvais là, sur tous les murs, de vieux amis, avec lesquels j'aimais rester et auxquels je découvrais toujours des qualités nouvelles... » (Renoir)
« Il n'y a rien en dehors des classiques. Pour complaire à un amateur, même le plus princier, un musicien ne pourrait pas ajouter une seule note aux sept de la gamme. Il doit toujours en revenir de nouveau à la première. Eh bien, en peinture, c'est la même chose. » (Renoir)
« Les grands novateurs sont les seuls vrais classiques et forment une suite presque continue. » (Proust)

Débrouillez-vous
« L'homme qui se met à peindre doit être un homme joyeux. » (Henry Miller)
« Il y a suffisamment de laideurs dans la vie sans que nous en rajoutions. » (Renoir)
« Mais l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. » (Lautréamont)

Du calme
« Renoir n'aimait pas le mélodrame. « Le bourgeois du quartier qui pleure sur les malheurs de la pauvre orpheline. Il rentre chez lui encore tout secoué de gros sanglots et fiche la bonne à la porte parce qu'elle est enceinte. » » (Jean Renoir)
« On a envie de dire à ces soldats mourants et à ces mères hurlant leur douleur, je vous en prie, un peu de calme ; prenez une chaise et asseyez-vous. » (Renoir, à propos de la sculpture de son temps)
« La description de la douleur est un contresens. » (Lautréamont)

Pas de trace de la douleur
Les impressionnistes ont accompli une révolution ?
Sans doute... : « Mais à quel prix ! Les impressionnistes oublient l'Histoire et préfèrent perpétuer une représentation de la nature comme paradis, une nature merveilleuse, primitive, où les paysans ne souffrent jamais. Pas de trace du monde du travail, pas de trace de la douleur, de la souffrance, de la peine, de la paupérisation, du prolétariat. Les impressionnistes auraient eu largement le temps d'intégrer ces questions historiques, mais pour eux 1830, 1848 et la Commune n'existent pas. Et s'ils sont considérés comme des peintres du bonheur, c'est parce qu'ils évacuent la question de la lutte des classes, les problématiques sociales, la révolution industrielle, le capitalisme, la destruction de la nature par l'industrialisation ! Même les gares de Manet ou de Monet sont traités comme des objets poétiques, comme des lieux poétiques. Pour toutes ces raisons, l'impressionnisme est donc devenu décoratif et séduisant. Il séduisait déjà Giscard d'Estaing, il plaît aujourd'hui aux Japonais et aux bourgeois. Le contraire serait d'ailleurs étonnant : dès lors qu'on évacue le mal, le négatif, la guerre, la pauvreté, la misère, il reste effectivement une peinture réjouissante, une peinture du bonheur. » (Michel Onfray)

Pauvres aveugles
« Son paysage Impression avait surtout été démoli parce qu' « on n'y voyait goutte ». Monet, hautainement, haussait les épaules : « Pauvres aveugles qui veulent tout préciser à travers la brume ! » Un critique lui avait déclaré que la brume n'était pas un sujet de tableau. « Pourquoi pas un combat de Nègres dans un tunnel ? » Cette incompréhension avait donné à Monet l'envie irrésistible de peindre quelque chose d'encore plus brumeux. Un beau matin il réveilla Renoir d'un cri triomphal : « J'ai trouvé... la gare Saint-Lazare ! Au moment des départs, les fumées des locomotives y sont tellement épaisses qu'on n'y distingue à peu près rien. C'est un enchantement, une véritable féérie. » Il n'entendait pas peindre la gare Saint-Lazare de mémoire, mais saisir sur le fait le jeu du soleil sur les échappements de vapeur. « Il faudra qu'ils retardent le train de Rouen. La lumière est meilleure une demi-heure après son départ. – Tu es fou ! » (...) Il revêtit ses plus beaux habits, fit bouffer la dentelle de ses poignets, et jouant négligemment d'un jonc à pommeau d'or fit passer sa carte au directeur des Chemins de fer de l'Ouest à la gare Saint-Lazare. L'huissier, médusé, l'introduisit aussitôt. Le haut personnage fit asseoir le visiteur qui se présenta en toute simplicité. « Je suis le peintre Claude Monet. » Le directeur en question ignorait tout de la peinture mais n'osait l'avouer. Monet le laissa patauger quelques instants puis daigna lui annoncer la grande nouvelle. « J'ai décidé de peindre votre gare. J'ai longtemps hésité entre la gare du Nord et la vôtre, mais je crois finalement que la vôtre a plus de caractère. » Il obtint tout ce qu'il voulut. On arrêta les trains, on évacua les quais, on bourra les locomotives de charbon pour leur faire cracher la fumée qui convenait à Monet. Celui-ci s'installa dans cette gare en tyran, y peignit au milieu du recueillement général pendant des journées entières et finalement partit avec une bonne demi-douzaine de tableaux, salué bien bas par tout le personnel, le directeur en tête. » (Jean Renoir)

C'est qu'il y a là-dedans une « liberté » !
« Et cette même « liberté » qu'ils acclament, qu'ils gravent sur les monuments et inscrivent dans les livres, si vous saviez quelle horreur ils en ont au fond d'eux-mêmes ! Je demandais, un jour, à quelqu'un : « Mais dites-moi donc franchement ce qui vous déplaît dans ma peinture ? » Il me répondit : « C'est qu'il y a là-dedans une « liberté » !... » (Renoir)

N'est pas jouisseur qui veut
« C'est drôle, de ne vouloir jamais donner à un homme ce qu'il a ! On vous dit : « J'aime mieux un Titien qu'un Boucher ! » Parbleu, moi aussi ! Mais, enfin, Boucher a fait des petites femmes bien jolies ! Un peintre, voyez-vous, qui a le sentiment des tétons et des fesses, est un homme sauvé.
Ah ! une bien bonne. Un jour qu'au Louvre je m'extasiais devant un Fragonard, une Bergère avec un amour de jupon qui, à lui seul, faisait tout le tableau, est-ce que je n'entends pas quelqu'un faire observer que les bergères de ce temps-là devaient être aussi sales que celles d'aujourd'hui ? D'abord, je m'en fous et puis, si cela était, quelle ne devrait pas être notre admiration pour un peintre qui, avec des modèles crasseux, nous donne un joyau ! » (Renoir)
« Il y en a qui ne deviennent jamais jouisseurs malgré tout le mal qu'ils se donnent. » (Renoir)

Réjouissons-nous
« Ses dernières œuvres ne sont encore comprises que de très peu de nos contemporains. C'est une constatation qui me réjouit et me donne la sensation qu'il est encore là, jeune, vivant et, malgré son désir de " rester dans le rang », qu'il n'a pas fini " d'épater le bourgeois » ! » (Jean Renoir, 1962)

 
Renoir en 1915
 

Dans catalogue de la dernière rétrospective Renoir organisée à Paris (1985), la notice consacrée au dernier chef-d'œuvre de Renoir, Les Grandes Baigneuses (1918-1919, musée d'Orsay), se termine par ces mots : « Au milieu de l'approbation accordée au style final de Renoir, dans les années 1920, la brochure perspicace de Georges Duthuit, de 1923, résonnait comme une mise en garde ; opposant Renoir à Rubens, Duthuit concluait : « Court d'imagination, dépourvu de sens dramatique, sans fougue, ni mordant, sa merveilleuse aisance n'a pas livré à Renoir le secret du mouvement, et l'on retrouve dans ses plus larges compositions quelque chose de mol et de distendu qui les éloigne à jamais de l'architecture monumentale. »
« Il mit plus d'un an pour sa dernière toile : c'est son chef-d'œuvre, un des plus beaux tableaux jamais peints. » (Matisse)
« Il les considérait [Les Grandes Baigneuses] comme un aboutissement. Il pensait y avoir résumé les recherches de toute sa vie et préparé un bon tremplin pour les recherches à venir. Il avait exécuté ce tableau relativement vite, très aidé par la manière « simple et noble » dont Andrée prenait la pose. « Rubens s'en serait contenté ! » Après sa mort, mes frères et moi décidâmes de donner ce tableau au Louvre. Les responsables de ce musée trouvèrent les couleurs du tableau « criardes » et le refusèrent. Barnes le collectionneur et écrivain d'art me télégraphia qu'il aimerait acheter le tableau et le mettre dans son musée de Philadelphie. (...) Le Louvre revint alors sur sa décision et accepta notre cadeau. Les temps avaient bien changé depuis le jour où l'Etat refusait les deux tiers de la collection Caillebotte, privant ainsi la France d'un trésor inestimable. L'opposition continuait et heureusement continuera pendant les siècles à venir. Renoir c'est la vie, et la vie déplaît profondément aux cadavres. » (Jean Renoir)

(à suivre...)

Choix et montage des citations : Augustin de Butler


Quoi de plus heureux et engagé que commencer le nouveau millénaire par le rire d'un peintre comme Renoir. Toujours gênant, méconnu célèbre, son œuvre mal sentie jusqu'à aujourd'hui reste un indice évident d'une époque qui se refuse le plaisir et recule devant les corps érotiques, les baigneuses libres. Renoir nous rappelle aux fesses et aux seins, aux courbes rieuses des femmes. Son art est profondément joyeux donc totalement révolutionnaire, plongé dans la poésie de la chair.

 

Renoir - Trois baigneuses, 1883-1884

Renoir – Trois baigneuses, 1883-1884


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