IRONIE numéro 66 (Juillet-Août 2001)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 66, Juillet-Août 2001

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Supplément du numéro 66,
deux nouvelles inédites d'Hervé Rouxel
(à lire en parallèle)

IRONIE a cinq ans et apprend à lire.


En premier lieu, la guerre

Le monde se crispe : les esprits étriqués gouvernent. Certains s'en offusquent parce qu'il ne leur reste que ce mouvement d'humeur pour signifier qu'ils pensent. La sphère critique existe parce qu'elle suit les indications du pouvoir. Elle s'en nourrit ; elle avale sans complexe le lait amer qui dégouline des mamelles de la communication.
Les problèmes ou les événements dits « marquants » qui flottent à la surface du flux médiatique sont des débris jetés de façon intentionnelle à des endroits déterminés. Cette technique du marketing de l'information dépend d'un « agenda setting » – concocté en accord avec le pouvoir et l'économie – auquel tous les individus sont soumis, et qui donne en pâture à la classe intellectuelle des sujets sur lesquels ils peuvent disserter sans danger : la fièvre aphteuse, le réchauffement de la planète, la vache folle, le dopage, le Paris-Marseille, Loft Scorie.
Il est curieux de voir que pas un seul média de la sphère du pouvoir n'a omis de donner sa petite idée sur cette émission de M6 (d'Entrevue au Monde Diplomatique, de France Dimanche à Libération, du Monde à VSD, du Figaro à Paris-Match, du Parisien au Journal du Dimanche). Tous ces organes de presse se ressemblant, l'effet de cette campagne de publicité a été payante, l'indignation fonctionnant comme le stade ultime de la propagande. Autour du lancement de la fusée monétaire (l'Euro), préparez-vous à six mois de martèlement !
N'y a-t-il pas d'autres choix, d'autres armes plus fines pour contourner les ifs de la sphère publique mis en avant par les médias ? « Nous affirmons que le régime actuel doit être attaqué avec une tactique renouvelée » (Bataille – Contre-Attaque – 1936). Il est toujours possible de crever par quelques pointes savantes et précises les flancs mous de la société. L'art du détour. Pourquoi devrions-nous réfléchir (sur) ce qui se passe inévitablement en apparence ? L'attaque frontale a vécu car le pouvoir n'hésite plus à englober ses assaillants dans son dispositif.
Ironie devance ou déjoue. Sabotages, distances : méthodes de résistance. « Es gibt » trois verbes : jouer, rire, jouir. L'esprit critique en liesse contre toute forme de discipline communautaire et de dérives nihilistes. Ironie ressort quelques noms du chapeau de l'histoire : Renoir, Tintoret, Lautréamont, Rimbaud, Vauvenargues, Bataille, Vivaldi, Rameau, la liste est belle et longue. Les couleurs, les sons, et les mots touchent au cœur de la cible. Jouez avec le temps, leurs phrases, leurs arts, faites des rencontres inédites ; écoutez, là, si vivantes, leurs conversations. Il s'avère que leurs présences délivrent notre époque de son souci narcissique d'originalité. Nécessité de la citation. Non cécité de la citation. Ne voyez surtout pas un éloge au passé, une haine de l'art aujourd'hui. Il paraît que « la littérature se repose » : laissons dormir ceux qui veulent rêver d'un autre monde. En présence de la chose exprimée, il faut toujours se demander si celui qui l'exprime ne se prépare pas à un profond sommeil ! « À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. » (Debord – La société du spectacle – 1967). La littérature se re-pose. Attendez la suite...

Le combat est la même chose que la vie

« Engagé dans une cause si ardue et si exigeante, conserver une gaieté sereine tient du tour de force : et pourtant, quoi de plus nécessaire que la gaieté ? Rien n'aboutit jamais si ne s'y mêle un grain de folle impertinence. C'est l'excès de force qui prouve la force. Une inversion de toutes les valeurs, ce point d'interrogation si noir, si inquiétant, qu'il projette son ombre sur celui qui le pose – une tâche si lourde de fatalité, voilà qui oblige à courir à chaque instant au soleil pour secouer le fardeau pesant, trop pesant, de son sérieux. Pour cela, tout moyen est bon, toute « chance » est une heureuse chance. En premier lieu, la guerre. La guerre a toujours été la ruse des esprits trop intériorisés, devenus trop profonds : dans la blessure même réside une vertu curative. » Nietzsche – Crépuscule des idoles

« Le combat est la même chose que la vie.
La valeur d'un homme dépend de sa force agressive »

« La puissance du combat s'accomplit dans le silence de toute action »

« Aucun terme n'est assez clair pour exprimer le mépris heureux de celui qui « danse avec le temps qui le tue » pour ceux qui se réfugient dans l'attente de la béatitude éternelle. Cette sorte de sainteté craintive – qu'il fallait tout d'abord mettre à l'abri des excès érotiques – a maintenant perdu tout son pouvoir : il n'y a plus qu'à rire d'une ivresse sacrée qui s'accordait avec une « sainte » horreur de la débauche. La pudibonderie est peut-être salutaire aux mal venus : cependant celui qui aurait peur des filles nues et du whisky aurait peu de choses à faire avec la « joie devant la mort ». C'est une sainteté éhontée, impudique, qui entraîne seule une perte de soi assez heureuse. La « joie devant la mort » signifie que la vie peut être magnifiée de la racine jusqu'au sommet. Elle prive de sens tout ce qui est au delà intellectuel ou moral, substance, Dieu, ordre immuable, ou salut. Elle est une apothéose de ce qui est périssable, apothéose de la chair et de l'alcool aussi bien que des transes du mysticisme. Les formes religieuses qu'elle retrouve sont les formes naïves qui ont précédé l'intrusion de la morale servile : elle renouvelle cette sorte de jubilation tragique que l'homme « est » dès qu'il cesse de se comporter en infirme : de se faire une gloire du travail nécessaire et de se laisser émasculer par la crainte du lendemain. » Bataille – Acéphale n°5 « Folie, Guerre et Mort » – Juin 1939

Que cherches-tu lecteur ? Ici ? Que reste-t-il de l'histoire ? Tu as encore envie qu'on te raconte des histoires. C'est ça ? Tu n'en a pas encore eu ta dose. C'est ça ? Qu'attends-tu de moi ? Tu n'as jamais vu mon visage. On s'est peut-être croisé un jour. Tu ne m'as pas remarqué ou alors tu t'es aperçu que j'avais un vilain grain de beauté sur la joue comme une indécente mouche à vache. Oui, je l'ai senti dans ton regard. C'est les défauts des autres qui t'intéressent. La beauté, tu la regardes de loin, hein ? Pas possible de toucher la beauté, hein ? Alors, tu te rabats sur les défauts, tu ne t'en lasses pas, tu te sens supérieur tout d'un coup ; ça te rassure, n'est-ce pas ? Tu as oublié mon visage. On ne se connaît pas. Peut-être que cela t'excite : ne plus rien savoir de celui qui te parle... Là-dessus, je t'approuve. C'est le seul moyen de s'entendre.
Tout a déjà été essayé. « Tout a été dit » a dit La Gruyère. Tout le monde a tenté l'aventure. Le XXème siècle est le siècle de l'expérience ! Ne te sens-tu pas fatigué, cannibale lecteur, d'avoir tant lu, tant parcouru de distances, tant sué pour embrasser la mort ? Comment écrire une histoire aujourd'hui, alors que tout s'est déjà joué devant tes yeux blasés ? Comment te surprendre, hein ? Inventer des personnages, des caractères bien définis, continuer comme si rien ne s'était passé, comme si le broyage des formes et des contenus n'avait pas eu lieu ? Pourquoi, à mon tour, m'esquinter l'esprit à y croire encore, alors que d'autres ont abandonné la partie pour cause d'embouteillage ? Quoi dire ? Que faire ? Sinon faire semblant d'être sûr... Je ne veux pas t'emmener dans ces marécages lecteur. Tout a été mis à plat, photographié, disséqué, mortifié... Le XXème siècle se lit comme une vaste autopsie. On a voulu tout voir, tout savoir ; et pour cela, on a tout charcuté, tout remué ; et maintenant, au cour de cette spectaculaire boucherie, on a du mal à y distinguer un organe intact. Bacon a compris le XXème siècle. C'est le siècle de la vérification, de la transparence, absolument tout comprendre, tout apprendre...
Certains continuent à écrire comme avant en niant le charnier que nous avons toléré depuis trop longtemps. Ce déni est une injure. Je ne vais pas te mentir lecteur, je connais ta curiosité. Tu pourras saisir ma pensée comme on saisit un bifteck, cuisson bleue, grillé à l'extérieur, cru à l'intérieur. Nous sommes quelques uns, lecteur, à relever le défi, à entrer dans la danse, à éviter les redondances. Je t'aime lecteur, c'est pour cela que tu vas souffrir. Il ne faut pas craindre la répétition. Un livre neuf et bien original serait-il celui qui ferait aimer de vieilles vérités ? Les combinaisons verbales sont infinies. Toi aussi, lecteur, je devine que tu as noirci du papier. C'est bon, hein ? De se sentir écrivain, tout d'un coup. Comme on se prend au sérieux, comme on s'y croit... un sentiment de valorisation intense nous grise les neurones. On jouit hein ? Mais après, après l'acte, hein ? Quand tu te relis, lecteur, c'est mauvais, n'est-ce pas ? A enterrer. A oublier. C'est ça, pense à autre chose.

« On sait, par exemple, qu'il faut écrire simplement, mais on ne pense pas des choses assez solides pour soutenir la simplicité ; on sait qu'il faut dire des choses vraies, mais comme on n'en imagine pas de telles, on en suppose de spécieuses et d'éblouissantes. En un mot, on n'a pas le talent d'écrire, et on veut écrire. » Vauvenargues

Que veux-tu savoir ? La largeur de mon sexe ? L'étendue de mon esprit ? Ma risible façon d'être sérieux ? Ma petite expérience de la vie ? Tu veux des détails ? Tu veux me sentir fléchir sous d'innombrables souffrances, en confession mystique. Tu crois que c'est cela la vie... Comme tous les autres, tu te fourres le doigt dans l'œil.
La sanctification du malheur, le chaos... Tu aimes ça le chaos ? T'y comprends rien, mais tu aimes ça, le grand trou noir métaphysique, l'énigme de la grosse foufoune ? Il faut le rendre drôle ce malheur noir, ce malaise, s'en moquer, pour continuer à faire passer cette sale pilule : ça soulage d'en rire, de sa petite condition d'esclave. Voilà l'intérêt que tu portes aux textes que tu lis ?
Tu cherches des bribes de sensations pour te rassurer un peu, des pellicules de fantasmes pour te faire rêver, encore, pour caresser enfin l'espoir qui se tient comme un phallus au milieu de ta souffrance. Et tu le branles l'espoir ; et ça ne gicle jamais ; et c'est cela qui t'angoisse lecteur, que ça ne gicle pas. Alors, tu te mets à craindre l'avenir, ton histoire file, et ton image se dissout dans le temps... Tu as oublié de vivre. Il ne te reste en effet que la branlette infructueuse de l'espoir, cet if impuissant.
Je voudrai te dire lecteur, que tout le monde t'a menti, depuis le début, dans tout ce que tu as pu lire jusqu'ici... Qu'il y a un autre chemin, plus dur il est vrai, mais plus héroïque... Que c'est une guerre, tout le temps... Mais cela, tu le sais déjà lecteur ; d'ailleurs, tu te débats tellement dans tes multiples cages qu'il semble que tu danses sous la contrainte en permanence. Tu gesticules, moi aussi avec toi, tous bien sûr, la chenille, la farandole, main dans la main, parce que l'on nous tient.
Donc la guerre ! Je te livre une autre tactique, celle de la félicité, de la joie. C'est une guerre plus âpre de batailler pour la jouissance que celle de lutter contre la souffrance. Je t'entends déjà ronchonner et me répéter cette phrase néfaste qui te pourrit la vie : " Je ne connais pas d'autre inconvénient que celui d'être né ". Tu te fous de ma gueule, lecteur ? C'est ton droit. Tu es nerveux, mais tu ris.
Vas-y, ris plus fort... Cela faisait longtemps que tu n'avais pas ri d'aussi bon cour. Continue, décoince-toi le gosier... Change l'axe de ta stratégie... Suis-moi !

« Il n'y a de circonstances difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau »
Saint Just

As-tu jamais senti la peur lecteur ? As-tu jamais senti la menace d'un couteau sous ta gorge, là, à la merci d'un autre ? Un homme te suit la nuit, ou tu croises une bande de voyous prête à te faire la peau. Je marche. J'aime flâner la nuit, dans les rues vides de la nuit. Je me sens libre soudain de rêvasser, d'élaborer des pensées extravagantes. Et puis, quelqu'un te hèle dans l'ombre ; il veut que tu t'arrêtes. Le son de cette voix te glace. Tu devines que ses intentions ne sont pas très claires. Il veut sûrement te faire un peu peur. Il s'approche. Tu ne bouges pas. La peur te paralyse. Il sourit : ça le fait rire de voir son petit pouvoir de la nuit te figer. C'est Méduse ce mec, le monstre du quartier Denfert. Ton cour galope maintenant. Tu peux mourir, là, tout de suite, tant sa présence t'angoisse. Tu gardes ton calme, tu essayes de te maîtriser, de ranger ta peur quelque part, de la cacher comme un animal pris en faute pour qu'il ne soupçonne rien de ta faiblesse...
– T'as pas un peu d'argent ? J'ai rien mangé aujourd'hui...
Tu sais que tu n'as qu'un gros billet dans ta poche, que ça tombe mal, que tu vas lui dire non, poliment. Mais que cela risque de l'énerver. Tu ne peux pas décemment lui donner ce billet. Ce serait une erreur, une faute de goût tout d'un coup. Tu te dis que c'est trop, que tu te montes des films. Qu'il n'est pas si méchant ce mendiant.
– Non, désolé. Mais j'ai des cigarettes, si vous voulez...
– Je fume pas... ça nourrit pas les cigarettes. T'as pas un peu d'argent ?
Il insiste. La peur entre en toi, elle se glisse comme une limace. Tu trembles ? Il te regarde droit dans les yeux. Il va t'enquiquiner le sagouin. Il n'a peur de rien lui ; il a la nuit avec lui, rien à perdre.
– Je vous assure, je n'ai rien...
Tu te surprends à avoir du cran. D'un coup, il sort un canif avec la malice d'un sadique.
– Me parle pas comme ça. T'es bourré de fric, toi, ça se voit. J'ai faim, je te dis.
Trop tard. Tu as dis non deux fois. Tu ne peux plus dire oui, il ne comprendrai pas que tu lui aies menti... Alors, il te percera comme un chien, et il l'aura son billet en fin de compte, ce fumier. Il te laissera hoqueter dans ton sang, plié sur le trottoir.
– Alors, tu me le files ton fric ou je te crève.
Tu es presque mûr, prêt à céder. Pourtant, tu ne veux pas lui donner ce billet, un truc te retient, une fierté d'homme. Tu palis quand même. Des frissons peu harmonieux s'animent au bas du dos. Tiens-toi droit. Vas-y, reprends des forces :
– Je te dis que je n'ai pas un sou. Qu'est-ce que tu veux à la fin, me planter là, parce que je ne peux pas t'aider... Tu veux me saigner, c'est ça, gratuitement. Tu veux voir ce que ça fait un mec qui geint, qui supplie...
– Te fous pas de ma gueule, je m'en fous de ta vie... M'embobine pas...
Tu ne vois pas d'issue. Il s'accroche à toi. Il ne rit plus. Il est là tout près, résolu à t'ouvrir la panse pour voir ce que tu as bouffé ce soir. Tu te sens faible. Tu vas lui donner son billet. Pourtant, il n'a pas l'air hargneux. Il s'écrase dans son désespoir. Tu ne dis plus rien. Tu t'apprêtes à mettre la main dans ta poche... Une femme promène son chien un peu plus loin. Vas-y, fais ta crotte...Il baisse son arme. Tu le sens fatigué, à bout de force. Tu le prends bientôt en pitié. La violence disparaît, elle quitte doucement son corps maigre. Tu es presque décidé à l'aider. Tu te rappelles maintenant de ce qu'on te disait au catéchisme : « Aide ton prochain, mon fils ». Tu as oublié hein ?
Tu as frôlé la mort et tu te sens revigoré. Tu as de la chance. Tu rentres chez toi. Tu t'affales devant la TV. Tu l'as laissé pantois, ce pauvre. Il avait l'air de souffrir. Tu as marché vite, il n'a pas bougé. Il est resté au loin comme une icône délabrée de la nuit. Tu zappes maintenant, un reportage animalier : un guépard à l'affût guette une antilope...

Lionel Dax


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