IRONIE numéro 70 (Décembre 2001)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 70, Décembre 2001

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Supplément du numéro 70,
La Follia (3e épisode)


Ironie, le « libre jeu des plis »

 Le Néant Essentiel

   Je viens d'arriver, j'ai fermé la porte du studio, posé mon imperméable clair, préparé un café.

   Je suis assis à mon bureau. Dehors la pluie a cessé, le ciel est de nouveau bleu. Ainsi, chaque jour, je passe ici le plus clair de mon temps à lire. Je
préfère d'ailleurs employer le mot étude, qui correspond à l'idée d'un travail rigoureux de longue méditation. Je ne suis pas écrivain, je n'ai aucun projet littéraire, ne recherche aucune reconnaissance sociale, écris peu.

   J'ai essentiellement le souci d'être vertueux. Le fondement de la vertu étant l'effort même pour conserver et persévérer dans son " être propre ". La vertu doit être désirée pour elle-même et rien ne l'emporte sur elle, le bonheur consistant en cela. Mon bureau est placé juste en face d'une grande fenêtre où j'ai à loisir, le plaisir de goûter aux défilés incessants des nuages du ciel.

   J'ai énormément de temps pour moi, et cela aussi me suffit. Je vis à contre courant de l'époque qui, en ce qui me concerne, n'a jamais eu d'attrait. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours éprouvé à son égard une forte sensation d'ennui, jusqu'à la nausée.

   Je lis : « Ainsi le langage sera le langage de l'Être, comme les nuages sont les nuages du ciel ». Je m'arrête, je relis, m'imbibe, respire les mots : « les nuages sont les nuages du ciel ». J'éprouve de la joie à éprouver ces nuages du ciel, une joie simple et essentielle du plus proche.

   Être dans son « être propre » a toujours été mon unique questionnement. Même au temps où je ne savais pas la poser, je cherchais la question, la seule
qui soit digne d'être pensée.

   Je me revois, il y a longtemps..., je passais quelques jours avec une amie, sur la côte près de Trouville.

   Le séjour avait été décidé au dernier moment, dernière tentative pour sauver je ne sais trop quoi.

   La nuit était descendue sur nous depuis un long moment, nous marchions égarés sur la plage. C'était une nuit sans lune, noire, sans lumière, excepté au loin le filet jaun‚tre des réverbères de la digue, dont le reflet se perdait sur le sol tout proche. La plage était déserte, la marée montait, nous étions enveloppés du noir profond et ample de la nuit. Seul, trouant le silence, le murmure de l'eau s'échouant sur la rive. Nous étions sans voix, la nature parlait pour nous, les mots avaient perdu leur sens. En avaient-ils eu, pour moi, jusqu'alors ? Non.

   Nous avons marché longtemps, comme ça, jetés là, comme deux spectres dotés d'une belle apparence humaine.

   Je me sentais vide, dépourvu de tout, aveugle, sourd, privé du langage. J'avais jusqu'à ce soir, toujours réussi par des constructions fallacieuses, à me cacher à moi-même ce vide qui me dévalait. L'action humaine sous toutes ses formes n'a qu'un projet, éviter le face à face avec le non-être de chacun. L'action du monde n'est pas la vie mais une perte d'énergie.

   L'angoisse m'étreins, me tourmente, m'angoisse. Je tourne en rond autour d'un point vide et je me sens consumé par le vide de ma nuit. Rien n'a de sens. Moi ? Qui suis-je ? Je ne sais pas, je doute de tout et surtout de ma propre voix. Est-ce moi là, par cette nuit d'hiver ? Je me sens chassé de chez moi, je ne suis à l'abri nulle part. Pourtant « on » m'a dit que j'étais né d'une femme.

   Rien n'a de sens. Le monde ? Je vois des phénomènes passer devant moi, mais tout tombe, tout choit, tout disparaît dans le Rien.

   Nous nous sommes rapprochés vers la promenade dallée du bord de mer, le vent s'était levé. Elle ne devait pas comprendre ce qui m'arrivait. Elle me dévisageait d'une manière étrange, inquiète, comme si elle distinguait sur mon visage un égarement sans nom. J'ai senti l'angoisse s'angoisser, j'ai senti en tout mon non-être le face à face avec l'énormité du néant, j'étais saisi d'effroi. J'étais privé de toutes pensée, seul l'immense nuit noire et le bruit obsédant des vagues... et le vide partout me tenant de réalité.

   Désir de fuite... échapper au face à face...

   Je me suis rapproché d'elle, j'ai balbutié quelques mots, on a presque couru pour rentrer à l'hôtel.

   Je me suis allongé sur le lit, je ne souffrais pas, seul la terreur me glaçait. Elle m'a tendu un verre d'eau et un cachet, puis je ne me souviens plus, j'ai dû sombrer.

   De mon bureau, je vois clairement dans le ciel, une nappe de nuages glissant lentement vers l'est, ils prennent leur temps...

   Le soir tombe, une journée s'achève, une autre commencera, différente elle aussi... Je me sens bien.

   C'est étrange cette remontée des souvenirs plus de vingt ans après. Etrange de penser à l'abîme dans lequel mon existence était plongée. Miracle de la
vie, qui échappe d'un fil à la mort programmée dès la naissance. Je sais pourquoi je crois, c'est l'évidence, je me sens catholique. Le Verbe et l'Amour, « Intelletto e Amore ». « Au commencement était la parole, et la parole était avec Dieu, et la parole était Dieu. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes, la lumière luit dans les ténèbres. Et les ténèbres ne l'ont pas reçue ».

   J'essaye d'imaginer ma vie, s'il n'y avait pas eu cette rencontre essentielle quelques années plus tard.

   Je me serais marié. J'aurais fondé une famille comme « on » dit. J'aurais travaillé dans une multinationale, cadre supérieur, sportif, bien dans mon époque. Nihiliste à fond, tout en prônant un retour des vieilles valeurs usées. J'aurais eu le vocabulaire de tout le monde, ordonné par le marché. Profit, investissement à long terme, CAC 40, objectif à atteindre, stratégie de vente, calcul des bénéfices. Je me serais fabriqué un langage humaniste pour cacher ma haine de tout, avec au fond une vraie tentation fasciste. J'aurais rajouté un zeste de culture comme « on » dit, l'air de ne pas être trop con, d'avoir quelque chose à dire sur tout quand même.

   Et puis j'aurais eu de plus en plus d'insomnies avec de long moment d'aphasie et d'apathie sexuelle comme « on » dit, précipitant ma sensation de vide.

   Ma tentation fasciste se serait intensifiée, c'est la faute à... comme « on » dit, y a qu'à les mettre dehors... comme « on » dit. J'aurais eu une maîtresse que j'aurais vue entre deux avions. Et puis, c'est certain, j'aurais divorcé, j'aurais commencé une analyse essayant de comprendre pourquoi tout avait raté sans avoir commencé. J'aurais parlé de ma petite enfance, de mon adolescence, de l'omniprésence physique de maman, et de l'absence de langage chez papa. J'aurais peut-être refait ma vie comme « on » dit, ça aurait duré quelque temps, et puis de nouveau, malaise dans la civilisation. J'aurais repris mon analyse tournant et m'enfonçant de nouveau autour de papa, maman et moi.

   J'essaye d'imaginer, c'est facile, j'ai un exemple dans la famille. Non, je sais, j'aurais jamais pu, ça me dégoûte. J'étais trop dans les extrêmes depuis toujours, mon nihilisme était déjà achevé dès ma naissance. J'aurais jamais pu m'accommoder au programme, j'aurais fini dans l'alcool ou la drogue, pour en finir vite.

   Comment font-ils tous ces « on » : professeurs, employés, artistes fonctionnaires, tous ces banquiers du non-être. Comment font-ils pour ne pas sentir cette immense détresse de l'Être, pour ne pas s'effondrer d'angoisse. Ils parlent, ils emploient le verbe être à tout va, mais ils ne savent pas ce qu'ils disent. Ils regardent, mais ils sont aveugles. Ils croient entendre, mais ils sont sourds. Ils pensent être déterminés par le libre choix en employant « je », alors qu'ils sont déterminés par le « on » de la publicité planétaire. Ils sont chassés de chez eux, n'ont rien en propre, même leurs enfants leurs sont enlevés et pourtant, il continuent à ne rien vouloir entendre. Ils dorment, ils baignent dans leur sommeil de plomb. Toutes projections de possibilités singulières à partir du langage leur sont barrées. Ils ne sont que semblant, à partir de l'inanité du non-être. Et la détresse chez ces « on » ? Elle est en détresse, c'est certain.

   Ainsi va le monde du malheur. Le désert croît, malheur à ceux qui protègent le désert par leur servitude volontaire à ne rien vouloir savoir.

   Comment je m'en suis sorti ? Comment on s'en sort ? Au fond c'est la seule question intéressante. Ma chance ? La détresse à son point ultime. Être arrivé très tôt à un point où, tout le programme mis en place par la « société du spectacle », à travers toutes les familles, pour vous garrotter et vous empêcher d'être, vous apparaît comme le non sens absolu et vous plonge dans la détresse. A ce point deux voies s'offrent à vous. La première est le suicide sous toutes ses formes. La deuxième, un début de questionnement qui ne s'arrêtera plus.

   Mais l'intellect suffit-il ? Est-il un point d'appui suffisant pour un vrai commencement ? Ne faut-il pas une autre condition liée à l'intellect pour qu'il y ait vraiment pensée ? Pour que surgisse ce vrai commencement à partir de l'ouverture de l'« Être » dans la dimension de l'instant.

   Je me lève, j'allume ma mini-chaîne, j'ai envie de me faire plaisir, j'écoute « La Tempête » de Purcell. Et tout de suite, effet magique, la remontée des souvenirs. On n'arrêtait pas de l'écouter M... et moi, avec aussi un de nos préférés « L'Ode à Sainte Cécile ».

   Il fait beau, c'est une magnifique matinée d'été, la température est parfaite. Nous sommes assis à une terrasse de café sur les hauteurs du village, nous dominons la capitainerie du port. Va et vient des petites barques chargées de leur flot de touristes. Nous sommes à l'écart, ailleurs. Tout est léger, flottant, je n'ai jamais ressenti un ciel aussi bleu... Je la regarde, nous rions. Tout est nouveau, tout est éclatant de « Présence », j'ai la sensation que le ciel se déchire en plein soleil. Tout m'étonne, le moindre détail est une joie. Nous prenons notre petit déjeuner, lait et café séparés pour M... capuccino pour moi, croissants à la crème pour nous deux. Sur chaque sachet de sucre un tableau, M... m'initie à la peinture, Manet « Olympia », Degas « La chanteuse au gant », Cézanne « Les grandes baigneuses » et « Le jeune homme au gilet rouge ». Je ne comprends pas ce qui m'arrive, je sais simplement que ce qui m'arrive m'était caché et c'est énorme. Sensation d'ouverture... d'éclaircie sans nom, qui me porte à la simplicité inouïe des choses. Je suis ce que je suis, là, dans l'instant. Je suis l'ouverture ouvert à la voix de M..., son intelligence, sa beauté, sa douceur...

   Non pas « être-là », mais « être-le-là », ouvert au soleil qui pose ses rayons sur le livre qu'elle est en train de lire : « La Divine Comédie » de Dante... Au léger vent qui vibre sur sa robe de coton rouge, points bleus... Au parfum, aux couleurs violettes, roses, orangées des bougainvilliers tout près de nous.

   Nous sommes en mer, nous longeons la côte des Cyclopes. J'ai l'intime conviction que Dieu est partout dans chaque détail, que l'espace d'en haut nous tire vers lui, je me sens habité par une force ailée. Ça doit se remarquer, je saisis rapidement les regards de surprise et d'envie que nous jettent les autres passagers, comme si nous étions des apparitions du ciel. Ils ont raison.

   Nous nageons, on s'embrasse, on court, on s'embrasse. Un baiser en attire d'autres, sans fin. Nous avons aussi nos châteaux cachés dans les maquis,
connus de nous seuls. Nous y accédons en longeant le fleuve asséché, odeur de romarin partout, nous nous allongeons sur des lits de nature.

   Ivresse, sensation d'infini, néant joyeux. Le sens qui enchaîne, fixe, met à mort, a disparu. Je flotte dans un non-sens qui libère tous les possibles de
l'« être-au-monde ». Ce qui m'arrive m'est destiné, oui, c'est bien moi « là » en train de vivre, par la force des choses, « L'éclat de la Présence ».

   Il y aurait donc deux espaces diamétralement opposés, comme la mort et la vie, comme le non-être et l'« Être ». L'un posé devant nous, les phénomènes
du monde passant dans leur apparence, sans que nous puissions minimement avoir accès à l'intérieur même de ce qui passe. L'autre espace, incroyablement lumineux, où tout s'ouvre, tout s'éclaircit, où tout paraître est le plus paraissant. Où je ne suis pas rejeté à l'extérieur de moi-même, mais où l'ouverture de l'« Être »–« Temps » coïncide à l'ouverture de mon être.

   Il y aurait donc deux sortes de néant ? L'un rempli d'effroi et l'autre rempli de joie ? L'un où le non-être se crispe, s'angoisse devant l'« être-au-monde », et l'autre où « la richesse insondable de l'Être s'abrite dans le néant essentiel » ? ou plutôt n'y aurait-il pas deux façons d'appréhender le néant ? L'une qui conditionne constamment notre rapport au monde à partir de la logique rationnelle. « La volonté de la volonté » désirant toute maîtrise, toute objectivation des choses, calculant tout en permanence et interprétant le néant comme chaos, bruit, fureur, mort. Le sujet moderne ressentant un effroi et un rejet définitif devant cette liberté infinie offerte. Et l'autre façon qui aurait, par une reconnaissance et une méditation rigoureuse, dépassé l'homme du « cogito ergo sum », l'homme du nihilisme achevé, et qui aurait éprouvé le néant comme l'espace infini où surgit la richesse inouïe de l'« Être ». Une manière d'« être-au-monde » qui nous fonderait de façon essentielle à partir de l'« Être » et non plus à partir du sujet Cartésien de la rationalité.

   Je pense à tous ces gens que je côtoie, à cette montagne de livres édités, à tous ceux qui pensent en être des artistes. En les lisant, en les écoutant parler, je saisis immédiatement qu'ils écrivent à partir du non-être. Qu'ils n'ont pas minimement commencé à penser le lieu où tout se joue, où tout surgit dans sa « Présence ». Leur mode de représentation s'énonce uniquement à partir de l'étant placé-là-devant. Ils sont dans un rapport au monde qui constamment saute le « Phénomène du monde ». Ils ne se mettent pas en jeu, mais jouent avec les mots, artificiellement.

   L'étant et l'Être ne se trouvent pas au même endroit. L'Être n'est pas placé devant soi. Pour « être » il faut en faire l'épreuve, il faut une expérience telle que la vérité de l'« Être » surgisse en tant que l'éclaircie. Cette éclaircie elle-même est l'« Être ». Cette expérience est l'épreuve du « néant essentiel », où s'abrite toute poésie, toute pensée, tout amour, toute beauté. Tout ce qu'on appelle par ces noms aujourd'hui, tout ce qui se montre en dehors de cette expérience du néant n'est que la mort et la misère de l'amour, de la poésie, de la pensée, d'où l'impression de laideur partout. Ce qui règne, c'est la « volonté de la volonté », ils veulent tous en être des artistes. L'artiste est devenue la valeur sacrée. Ils sont tous agenouillés autour d'un feu éteint, et ils crient tous ensemble, les uns contre les autres, dominés par « l'Esprit de Vengeance » LA VALEUR SACRÉE C'EST L'ART DE L'ARTISTE.

   Et pendant ce temps le désert croît, ils se noient dans leur nihilisme, parce qu'ils n'ont pas commencé à penser ce qui est digne d'être pensé.

   Je suis, là, assis, en face de moi le ciel est largement ouvert, bleu strié d'une légère bande blanche, j'écoute « La Passion selon Saint Mathieu » BWV 244 de Jean-Sébastien Bach par Gustav Leonhardt. C'est beau au-delà de tout... La Passion ? La clef ? Oui, j'ai eu de la chance, « L'amour est à réinventer, on le sait ».

Daniel Figini


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