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La Follia
(3e épisode) |
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12
Lyli s'est volatilisée... Elle est partie avec Hortense, tôt, vers Paris peut-être ? L'espace se fissure. Elle est loin maintenant, d'un coup, je ne sais où, inaccessible.
Les paroles d'Edouard, qui tente de me raisonner, sont sans effet sur moi. Un malaise me prévient que rien ne va plus. J'essaye de maîtriser mon corps ficelé d'abandon.
Je
la vois encore devant le lit fumant de nos odeurs... Nue, elle prend son violon.
Elle parle d'une tournée en Russie avec Hortense.
Je vais te jouer quelque chose !
Elle accorde l'instrument et lance les premières
mesures de la Follia de Vivaldi. Ses seins ballottent. C'est la danse vivace
insufflée par la mécanique licencieuse du geste. Une femme nue,
un instrument, une femme nue, un instrument, comme une proposition érotique
du monde. Faire l'amour, voilà ce que dit la musique, son pétillement,
sa beauté...
J'ai joué ça devant un fou !
La Follia ?
Oui, avec Hortense et Julien, chez un particulier.
On avait créé une
petite société musicale pour interpréter des uvres
en toute occasion, à la demande. Et là, on avait atterri chez
un vieux gastronome qui organisait des dîners dignes de l'ancien régime...
Où ça ?
Dans un hôtel particulier, à Paris,
dans le VIIème arrondissement, rue de
Babylone. Il avait décoré la table comme un plateau de thétre,
avec un faste exagéré. Il nous avait rencontrés un mois
avant pour mettre au point les détails du programme, les plats, les
morceaux, la saveur du son. Pour lui, la musique avait un goût, au même
titre qu'un met de prestige. Et nous, les musiciens, nous étions les
cuisiniers de ce goût-là. Nous y mettions la générosité
des épices, la fougue des assortiments savants. Il disait que le tympan
était la papille des oreilles.
Drôle d'idée...
Il voulait du baroque. Nous étions dans le
secret de la mise en scène, car nous devions accompagner le tout. Nous
étions la sauce de son délire... Le début du repas était
alla francese, Lully, Charpentier, sur des huîtres et des terrines de
lièvre; ensuite le consistant, deux cochons de lait farcis avec leurs
foies hachés, lard blanchi, truffes, champignons, rocamboles, câpres
fines, anchois de Nice, fines herbes, le tout assaisonné de poivre
de la Jamaïque et de sel marin... Il avait élu Vivaldi, la Follia
et quelques sonates de chambre...
Et pour le dessert ?
Mozart, jusqu'au digestif... silence imposé
du cognac, pour se remémorer toutes les pointes savoureuses du repas.
Pourquoi faisait-il tout ça ?
Nous n'avons jamais su, ni son nom véritable,
ni la cause... Je crois qu'il voulait s'offrir le vertige de l'éphémère.
Il avait invité douze de ses amis pour jouer la dernière cène
du Tintoret peinte à San Giorgio Maggiore... Il avait conçu
cette réplique corporelle afin de retrouver le modèle mental
du peintre et incliner l'espace sacré vers des rivages plus dionysiaques...
C'était le mariage de Bacchus et du Christ
!
Ils ont le vin en commun !
Lyli est partie... J'ai le goût de sa bouche encore...
13
J'ai
l'angoisse du jour, du cadran, du temps continu qui finit par tout écraser.
Rien n'effacera Lyli ! J'entends la cavalerie des voix qui m'ordonnent d'en
rester là, d'oublier... Mais, dans le noir, la rumeur des brisures
remonte, les muscles de l'amour se sclérosent. Le néant danse
comme une hystérique balançant ses jambes craquelées
sur un French-cancan comique. Le crissement du vide est désespérant...
Le mt casse. Les voiles trouées, le bateau se voue à la
tempête. La dépression me viole avec son sale godemichet. Partout
l'image déformée de la malédiction tente de me faire
chavirer sur les bords putrides de l'asthénie. Je ne dors plus, pisté
par les éclaireurs de l'insomnie, reine chiante de la frustration.
Elle ronfle l'insomnie, telle une grosse emmerdeuse, postillonnant par intermittence
des questions qui bousillent la nuit. Je me lève, le jour est passé.
J'ouvre la fenêtre. Le Nil nihiliste suit imperturbablement le sillon
de son temps et me chuchote : "Eh oui !". Sur le papier de l'hôtel,
je retrace nos actes comme des brûlures. Je m'enfonce dans le liquide
du passé. La page est humide. La brume ne se lève pas, bloquée.
« La mémoire, mesdames et messieurs, les
mémoires, sont à visiter comme des catacombes. Là, mesdames
et messieurs, il y a eu, un temps, des
réjouissances, du vin et du meilleur, des femmes bardées d'amour,
des stratèges qui savaient aussi bien rire que tuer ! Là, il
y avait de la vie... La vanité, mesdames et messieurs, est une cocotte
qui drague. La mort s'amuse avec elle, toujours là la vicieuse, près
d'un miroir ou d'une fleur presque fanée. Elle rit la mort, de se voir
si belle en son miroir ! »
Je descends dans le hall. Les battements binaires de la
boite de nuit achèvent un monde asservi aux baskets. Je me sens faible.
14
Je ne quitte plus l'hôtel, vis en autarcie... Edouard vient aux nouvelles chaque jour comme un infirmier fidèle mais peu sûr de sa capacité réconfortante, de son degré de compassion. Je l'inquiète. Depuis six jours, le même manège se met en branle autour de moi. Etre mou par la détresse, convalescent renfrogné, je suis ermite dans un hôtel de luxe. Je mange peu. Ma lampe de chevet reste allumée jour et nuit. Je lis. Je m'use les yeux à la lueur des mots. Je lis de tout. Je m'épuise de ce tout. Je n'attends plus rien de l'extérieur.
"Pour moi, l'abattement, le vide, la séparation, la souffrance. Ce que je puis attendre : une solitude de bête."
Je
tâche par touches approximatives de réapprendre la chasteté
du temps. Mon sexe est anesthésié, livide. Les couilles se remplissent,
souple processus
des plis en respiration. Je les regarde bouger, se foutre de mon recueillement
qu'elles jugent vain. Quoiqu'il arrive, elles bossent en silence, prêtes
pour l'assaut prochain, patientes. C'est le mouvement infini de la liqueur
séminale, la vie qui boue.
"Je commence en raison des événements, mais ce n'est pas pour en parler. J'écris ces notes incapable d'autre chose. Il me faut me laisser aller, désormais, à des mouvements de liberté, de caprice."
Rien ne me retient ici, juste le fantôme persistant de Lyli; moi aussi, ombre, légume ivre. Je bois trop maintenant, Whisky... Du mauvais Whisky. J'ai des maux de tête. Je ne me soigne pas... J'accueille l'angoisse comme une mère lourde de lait.
"Une sorte d'obscurité hallucinante me fait lentement perdre la tête, me communique une torsion de tout l'être tendu vers l'impossible. Vers on ne sait quelle explosion chaude, fleurie, mortelle... par où j'échappe à l'illusion de rapports solides entre le monde et moi."
La roue tourne, la grande, dans les foires; et, de temps en temps, stoppe. L'espace d'un instant, les nacelles se remuent et nos yeux avalent des kilomètres de paysages. J'ai peur de tomber. Je veux descendre. Ça amuse mon père.
"L'excès érotique aboutit à la dépression, à l'écurement, à l'impossibilité de persévérer, et le désir inassouvi parfait la souffrance. L'érotisme excède les forces humaines."
L'amour m'oxyde. Longtemps, j'ai cru à la facilité de l'oubli, véritable indépendance de l'être. Et maintenant, nu à la nuit, la dépendance m'oppresse. Amaigri, je suce ces instants passés comme des glaçons qui ne fondent plus. C'est froid la mémoire. Je vacille au bord de la fente du temps. J'ai trop bu ce soir. Encore un verre...
"La chance est un vin enivrant, mais elle est silencieuse : au comble de la joie, celui qui la devine en perd le souffle."
Je suis cloîtré tel un moine fatigué d'extase, fermé aux sollicitudes du dehors. Aucune envie de bouger. Du lit à la table. De la table à la fenêtre. De la fenêtre au lit. Toujours un verre à la main. Finalement, ces notes crèvent tous mes espoirs. N'est-ce pas déjà abandonner, en faire de la chair à mémoire ? Je ne peux survivre à la chasteté, à ce ciel imperturbable, sans nuage, fixe, à l'insipidité d'une journée sans elle.
"Etre avec la vie comme avec une femme, amant buveur, riant, plein d'égards, de tendresse, même à demi-lunaire, et jamais plus pur que le sexe nu."
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Edouard a fait des recherches. Il me livre l'adresse des parents de Lyli à Paris et celle du Philharmonique de Vienne, seuls points de chute où mes mots peuvent rencontrer ses yeux violets. Pour la première fois, j'écris son nom sur une enveloppe. Soudain, je me rapproche d'elle sans certitude. Je peux enfin penser à autre chose.
"La chance a la nature d'une flèche."
Doucement, la dépendance physique, de sa voix, de ses fesses, de son sexe, se mue en mots. Je l'embrasse ainsi, je mange ainsi, je l'aime ainsi.
"L'épuisement
m'interdisait de rire. Pourtant ce qui gravissait avec moi le sommet n'était
qu'un rire infini.
Un désir hagard (celui de m'exprimer jusqu'au bout
: mais, à la fin, j'en ris.
Ce qu'on aime arrive comme on éternue."
Je
suis sorti poster cette lettre. J'ai couru heureux, croyant
immanquablement éliminer la distance. J'avais le rire. Je voulais fuir
l'abattement comateux qui me dépeçait.
J'écris : "Je ne veux pas pourrir".
(à suivre...)
Lionel Dax