IRONIE numéro 74 (Avril 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 74, Avril 2002

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Supplément du numéro 74,
Éclats
, textes : Agnès Prévost,
photographies : Julien Soule


« De l'éternel azur la sereine ironie ... »

QVISQVIS HVC ACCEDIS :
QVOD TIBI HORRIDVM VIDETVR
MIHI AMAENVM EST.
SI PLACET, MANEAS
SI TAEDET ABEAS
VTRVMQUE GRATVM.

Qui que tu sois qui viens ici :
Ce qui te semble horrible
M'est agréable.
Si cela te plaît, demeure,
Si cela te répugne, éloigne-toi ;
Les deux choses me sont agréables.

Plaque de marbre trouvée dans le jardin de la Farnesina à Rome (17ème s.)

 The Rest is Vanity

« Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes,
se reposer dans des lits bien mollets ; excepté cela, le reste n'est que vanité. »

« Et qu'est-ce qu'une bonne éducation, sinon celle qui conduit
à toutes sortes de jouissances sans péril et sans inconvénient ? »

Diderot – Le Neveu de Rameau (18ème s.)

 Qui Abû boira

« Hommes, point ne suis soucieux
de guerres et de glaives,

Mon astre seulement se lève
Sur la luxure et les plaisirs vicieux ! »

Abû Nuwâs – Poèmes bachiques et libertins (8ème s.)

NOX ET AMOR, VINUMQUE,
NIHIL MODERABILE SUADENT
La nuit, l'amour, ainsi que le vin,
Ne portent pas à la modération

Motto sur la gravure de Hans Sebald Beham – Die Nacht (1548)

Secoués de lumière
Les linges, délicats nerfs, dans le vent

Photo : Julien Soule, droits réservés.

L'eau contre les parois du canal
ploc

Photo : Julien Soule, droits réservés.

L'a cappella d'un ouvrier résonne

Les mosaïques de marbre, au sol noueux

Photo : Julien Soule, droits réservés.

Se perdre dans Venise
Le bruit lointain d'un accordéoniste
Un chat

Photo : Julien Soule, droits réservés.

Un homme sur le marché coupe une anguille fraîche
Le sang afflue

 

Photographies : Julien Soule      Textes : Agnès Prévost

 L'Inattendu

   « Comment définir une crise de la littérature aujourd'hui ? Le régime des best-sellers, c'est la rotation rapide. Beaucoup de libraires tendent déjà à s'aligner sur les disquaires qui ne prennent que des produits répertoriés par un top-club ou un hit-parade. C'est le sens d'« Apostrophes ». La rotation rapide constitue nécessairement un marché de l'attendu : même l'« audacieux », le « scandaleux », l'étrange, etc., se coulent dans les formes prévues du marché. Les conditions de la création littéraire, qui ne peuvent se dégager que dans l'inattendu, la rotation lente et la diffusion progressive sont fragiles. Les Beckett ou les Kafka de l'avenir, qui ne ressemblent justement ni à Beckett ni à Kafka, risquent de ne pas trouver d'éditeur, sans que personne s'en aperçoive par définition. Comme dit Lindon, « on ne remarque pas l'absence d'un inconnu ». L'U.R.S.S. a bien perdu sa littérature sans que personne s'en aperçoive. On pourra se féliciter de la progression quantitative du livre et de l'augmentation des tirages : les jeunes écrivains se trouveront moulés dans un espace littéraire qui ne leur laissera pas la possibilité de créer. Se dégage un roman standard monstrueux, fait d'imitation de Balzac, de Stendhal, de Céline, de Beckett ou de Duras, peu importe. Ou plutôt Balzac lui-même est inimitable, Céline est inimitable : ce sont de nouvelles syntaxes, des « inattendus ». Ce qu'on imite, c'est déjà et toujours une copie. Les imitateurs s'imitent entre eux, d'où leur force de propagation, et l'impression qu'ils font mieux que le modèle, puisqu'ils connaissent la manière ou la solution.
   C'est terrible ce qui se passe à « Apostrophes ». C'est une émission de grande force technique, l'organisation, les cadrages. Mais c'est aussi l'état zéro de la critique littéraire, la littérature devenue spectacle de variétés. Pivot n'a jamais caché que ce qu'il aimait vraiment, c'était le football et la gastronomie. La littérature devient un jeu télévisé. Le vrai problème des programmes à la télévision, c'est l'envahissement des jeux. [...] Il se passe des choses bizarres sur lesquelles Rossellini, le cinéaste, a tout dit. Écoutez bien : « Le monde aujourd'hui est un monde trop vainement cruel. La cruauté, c'est aller violer la personnalité de quelqu'un, c'est mettre quelqu'un en condition pour arriver à une confession totale et gratuite. Si c'était une confession en vue d'un but déterminé je l'accepterais, mais c'est l'exercice d'un voyeur, d'un vicieux, disons-le, c'est cruel. Je crois fermement que la cruauté est toujours une manifestation d'infantilisme. Tout l'art d'aujourd'hui devient chaque jour plus infantile. Chacun a le désir fou d'être le plus enfantin possible. Je ne dis pas ingénu : enfantin... Aujourd'hui, l'art, c'est ou la plainte ou
la cruauté. Prenez par exemple cette spéculation (il faut l'appeler par son nom) qu'on fait sur l'incommunicabilité, sur l'aliénation, je ne trouve en cela aucune tendresse, mais une complaisance énorme... Et cela, je vous l'ai dit, m'a déterminé à ne plus faire de cinéma. » Et cela devrait d'abord déterminer à ne plus faire d'interview. La cruauté et l'infantilisme sont une épreuve de force même pour ceux qui s'y complaisent, et s'imposent même à ceux qui voudraient y échapper. »

Gilles Deleuze Pourparlers (L'autre Journal n°8, octobre 1985)


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