IRONIE numéro 76 (Juin 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 76, Juin 2002

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Supplément du numéro 76,
Trajectoires
, portrait de l'artiste
en jeune homme 2002 II


 Esthétique du Je – Ethique de l'Anonymat

Il est des lettres anonymes comme des moyens de faire la cour, une infinie variété qui ne se laisse répertorier qu'au prix d'en perdre l'âme. Pas de recettes chacun y met du sien... Voici pourtant venu le temps de faire part aux vénérés lecteurs de ce ludopériodique, quelques principes inspirés de la lecture, de la pratique et de la fréquentation de ces anonymographies et graphistes... Ceci, cher lecteur, en vue, non uniquement, d'exercer votre jugement, mais, espoir ô fol, d'aiguiser sinon d'inspirer votre pratique si certains d'entre vous en avaient besoin.

Tirer ici au clair les effets, les méfaits, les bienfaits... de l'anonymat, entreprendre une étude critique de la supposition d'auteur, une éthique de
l'hétéronymie ou encore une esthétique de l'écriture pseudonyme est une épreuve à laquelle je ne puis prétendre me soumettre. Que la question vaille la peine de s'y pencher est autre chose1.

Ainsi après m'être interrogé sur la dimension proprement psychologique de la falsification identitaire du sujet dans ses rapports au monde et à ses semblables2, la question qui me retient aujourd'hui pourrait donc être celle au sens large de la falsification identitaire du sujet de l'écriture.

Un seul mot énoncé par moi personnellement en mon nom serait un arrogant oubli de moi-même, qui à lui seul aurait pour effet du point de vue dialectique, d'anéantir essentiellement les pseudonymes.3

Sören Kierkegaard

Voilà l'endroit où les difficultés se compliquent si j'ose dire4. L'imposteur est celui qui fait passer ou une chose pour une autre ou se fait passer lui-même pour autre qu'il n'est. L'auteur pseudonyme à l'instar de l'escroc et du mythomane réalise une mystification qui porte principalement sur son identité. La similitude du procédé ne doit pas faire ignorer ce qui différencie radicalement la mystification littéraire de la tromperie de l'existant inauthentique5. L'auteur pseudonyme, pas plus que le corbeau n'est à proprement parler un escroc6, ni même un mythomane. La dimension créatrice niée par ces derniers est au contraire revendiquée par le littérateur, fut-il faussaire, et c'est sur ce point précis que se distinguent fabulateurs et conteurs de fables. Ce que les uns ignorent le mystificateur littéraire le fait sciemment : se tailler un rôle sur mesure
sur l'estrade de la scène primitive7.

Voici quelques années déjà, me proposant d'étudier à la façon des éthologues, les effets produits tant sur l'auteur que sur le destinataire par le message anonyme, je mettais au point ce petit mot, obscur, doux et venimeux qui me semblait la condensation anthologique des documents que j'avais pu rassembler alors en la matière8. Une manière de pot pourri en quelque sorte. Je vous en livre un extrait, non sans préciser qu'il était adressé à l'auteur du présent article, votre serviteur, méthodologie scientifique oblige9.

Mon10 petit ami,

J'achève à l'instant la lecture – très hygiénique – de votre papier, et vous remercie du soin que vous prenez de mon fondement. C'est sans odeur, vos éructations sont aseptisées et désinfecteraient jusqu'au cul des plus folles vaches. Jeanfoutre hermétique, vous semblez prendre mille précautions à ne paraître pas le satané plouc que vous êtes.
Félicitations monsieur, de vos airs de damoiselle, de petite garce11, et de votre prose émasculée12. Que dire à cette chair Ironie, dont Il nous a même parfois semblé avoir vu tomber le froc. A n'en point douter, ce que nous vîmes était bien une zone d'opacité, non pas offensive celle-là. Une opacité accueillante certes mais dénuée du moindre “organe de liaison” dévot à je ne sais13 quel parti fut-il imaginaire. Bref cher Didi, vous me faites l'effet d'être simultanément vierge et putain, sexuée, en somme, de la belle façon.
Se pose ici la question des rejetons d'une telle activité littéraire. Est-il possible que tant d'activité génitale ne soit fécondante. Nous prenons notre parti de réfuter l'idée même d'un géniteur, d'un auteur à de telles inepties et si maître d'œuvre il y a – et Il y a14 – il est parce que stérile,
celui qui dispose et assemble les conditions de l'auto-engendrement15.
Ainsi ma lolotte16, nous autres dont vous ignorez tout17, et que pourtant vous jalousez secrètement, nous connaissons votre amour à notre égard18. Mais il nous faut à nous une anthropologie radicalement négative, quelques abstractions suffisamment vides et transparentes pour nous interdire de préjuger de rien, des concepts brise-glace pour accéder à l'expérience19. C'est la thèse que nous défendons envers et contre tous les imposteurs de ton espèce.20

Cordialement

Anne O'Nîme

Jean-Eudes Maille

Et voilà que l'ironie a trouvé une vraie t‚che. Dommage que le tout ne soit qu'une fiction. Toujours on parle de la femme comme du bien suprême et ceci de la façon la plus flatteuse, jusque au-delà des limites de la fantaisie. Tout ce qui est grand dans la vie est son œuvre, la poésie et la galanterie sont d'accord à ce sujet, et l'ironie, naturellement, est la plus galante de tous, car la galanterie, n'est-ce pas ? est la langue maternelle de l'ironie, et jamais elle n'est aussi galante que lorsqu'elle considère le tout comme une fausse alarme.

Sören Kierkegaard


NOTES DE LECTURE

1 L'auteur supposé avait dans un premier temps écrit : « Peut-être cela vaut-il la peine d'y réfléchir », mais s'est rendu compte que cette phrase
n'était pas de lui (cf. carnets préparatoires à l'étude « anonyme pour de bon ». En effet on peut lire dans le chapitre 3 de la nouvelle méthode du billard français par Jacques Gradu (Ed Marabout Paris 1985) : « le problème du chevalet lorsque le sujet a les mains moites est plus complexe, peut-être cela vaut-il la peine d'y réfléchir. » Qui semble déjà n'être qu'un plagiat du « peut-être vaut-il la peine d'y réfléchir » de Musil dans son essai intitulé De la bêtise traduit par P. Jaccotet (Ed. Allia).

2 L'anonyme fait référence ici à une publication antérieure dont le sujet central qu'est la mythomanie lui a valu une certaine gratification mais également quelques emmerdements pour la simple raison que ce sujet semble intéresser tout le monde mais ne se laisse pas facilement dompter.

3 Si Kierkegaard institue la pseudonymie en véritable méthode d'écriture cette démarche se situe bien au delà d'un artifice rhétorique. Elle est une forme de communication indirecte qui témoigne d'une ironique lucidité :
« A mon activité d'auteur je pourrais appliquer ce mot de Jean-Baptiste : je suis une voix. Pour empêcher que l'on me confonde avec l'extraordinaire, je retire toujours ma personne et il reste la voix, c'est-à-dire ce que je dis. Cependant je ne me retire jamais qu'en m'avouant un aspirant. Ainsi suis-je comme une voix qui garde toujours un auditeur de plus que le commun des orateurs et qui est moi. »

4 On remarquera ici comme l'auteur anonyme se complaît dans un style bien reconnaissable et qui n'appartient qu'à lui. Le renforcement sémantique lié à l'usage d'un substantif qui redouble le sens de l'action est non seulement du plus bel effet formel mais introduit une distance ironique tout en atteignant son but qui est de dire que l'on est autorisé à n'y plus rien comprendre. La proposition « Voilà l'endroit où les difficultés se compliquent » aurait avantageusement pu être remplacée par : « C'est alors que les complications sont rendues plus difficiles », mais le choix pour la première semble avoir été guidé par le soucis de clarté du supposé auteur.

5 Existant inauthentique, locution qui désigne le sujet dont l'être à autrui ne peut se satisfaire que d'une identité travestie par carence ou nécessité d'obscurcissement réflexif d'une identité réelle ou réellement assumable. Par opposition, l'auteur anonyme ou pseudonyme apparaît bien comme un inexistant authentique en cela qu'il exerce une fonction auctoriale vraie mais tente de disparaître, d'inexister comme sujet émetteur et énonciateur de sa production.

6 En première analyse d'aucuns opposent tromperie et mystification sur le modèle de l'opposition avantage matériel versus avantage ludique : « Si l'on peut parler de captation à propos du méfait commis par les mystificateurs, il s'agit avant tout de captatio bebevolentiae, car aucun bien substantiel n'est extorqué à chacune des victimes ». Guiraud également oppose tromperie et moquerie qui n'est la prise « d'un avantage [qu]'en vue de se divertir, de se réjouir ». Or cette première approche ignore les mécanismes fondamentaux de l'aventure frauduleuse du mythomane et du pur escroc dont nous avons déjà soutenu quels étaient les déterminants psychologiques et existentiels fondamentaux : la jouissance recherchée par le « pseudologue » ne tient pas au gain manifeste qui lorsqu'il existe – ce qui ne constitue pas, et de loin, l'occurrence la plus fréquente – apparaît bien souvent n'être qu'un « bénéfice secondaire » au plaisir tiré du jeu que représente l'endossement d'une identité d'emprunt. Le gain et l'app‚t du gain ne changent donc pas radicalement la valeur signifiante de l'action de tromper.

7 Ce qui distingue précisément la mystification artistique et en particulier celle qui s'opère par la voie du texte, c'est que l'objet sur lequel elle
porte n'est ni l'individu dans son identité narrative – c'est au fond ce dont il s'agit pour l'usurpateur – ni dans sa psychologie, mais bien la fonction même d'auteur en tant que celui-ci est un autre à la fois père et mère d'un énoncé que je lis et qui une fois publié ne lui appartient plus. Cet autre est au fond pour le lecteur un parent fantasmatique auquel le lecteur souvent s'identifie ou se substitue. Ainsi la mystification littéraire comme l'énonce P.Leroy à propos de la création pseudonyme équivaut pour l'écrivain à un simulacre de parricide. La dimension fantasmatique de l'auto-engendrement qui apparaît explicitement dans l'écriture hétéronyme serait en réalité présente dans toute tentative auctoriale si l'on considère que l'artiste ne devient l'auteur qu'à la condition de laisser place à l'autre fantasmatique qui s'exprime au travers de ce que le sujet crée et qui n'est pas tout à fait lui et surtout qui n'est pas seulement lui.

8 Si d'aventure d'aucun venait à constater une ressemblance entre certaines parties de ce texte et quelques sentences qu'il adressa ou adressera de façon anonyme, qu'il n'aille pas imaginer que cela puisse être fortuit.

9 J'expérimentais en cela dans ma naïveté première ce qui m'apparut ultérieurement : le destinataire sans être indifférent au contenu de la
lettre n'est bien souvent qu'un partenaire imaginaire c'est-à-dire un objet dépossédé de ses mouvements pulsionnels et libidinaux propres et transformé en simple garant du narcissisme de l'anonymographe, c'est à dire en fétiche sur lequel il se projette.

10 La lettre anonyme est, au fond, toujours une lettre d'amour quand bien même elle ressemble à un tissu d'injures et à une collection de mots
d'esprits érotico-scatologiques. L'amour n'y est que plus libidinalisé.

11 Le caractère érotique de la lettre anonyme est une constante, il est ici grossièrement explicite mais que ce soit par son vocabulaire souvent sexuel, par sa crudité ou bien par la violence injurieuse de sa réprobation l'anonymographe rend compte d'une certaine jouissance...

12 La castration déniée par l'auteur est ici projetée sur le destinataire...

13 L'auteur dont jusque là on ignore si l'auto désignation utilise un nous de majesté ou s'il s'exprime au nom d'un collectif se trahit par l'usage de cette expression singulière. Un énoncé amoureux n'est de toute façon jamais collectif. Mais nous le verrons, l'auteur, parce qu'il prétend défendre une thèse, use d'un pluriel équivoque visant à se désapproprier un message dont la subversion n'est pas supportable à son individualité.

14 L'auteur connaît personnellement la personne à qui il adresse ce message. Ceci est une caractéristique tellement fréquente de l'anonymie épistolaire qu'elle en est presque la règle. Que l'auteur et le destinataire se soient ou non rencontrés l'anonymographe a la conviction d'une connaissance intime de sa victime par une sorte d'identification à celle-ci, car c'est au fond à une partie de lui même que le scripteur adresse son amour et sa réprobation. En ce sens il y a dans la jouissance du corbeau la dimension autoérotique et onaniste de l'exhibitionniste se masturbant devant le regard effrayé d'une enfant prépubère.

15 Le corbeau attribue à sa victime l'autosexualité dont il se satisfait lui-même et qui donne lieu à un génisme monstrueux et partogénétique. Cela ne lui enlève pas une perspicacité remarquable qui tient à une capacité d'identification instinctive que lui impose une profonde défaillance
identitaire.

16 La familiarité est également un outil privilégié de l'anonymographe...

17 Mon œil !

18 L'érotomanie – la conviction délirante d'être aimé – n'est pas une constante mais s'avère grande pourvoyeuse d'écrits anonymes...

19 Cette assertion manque évidemment d'une certaine clarté et semble n'avoir aucun rapport avec la choucroute.

20 L'anonymat n'est une réalité que depuis que l'usage en matière de production littéraire et artistique veut que celle-ci soit associée à l'inscription d'une signature faisant de l'auteur de l'écriture un sujet dont l'ipseïté et les intentions sont relativement établies. L'anonymat des médiévaux est d'avantage une forme de naïveté. Pour être plus précis il s'agit de distinguer anonymat et recours à l'anonymat. Le procédé d'anonymat est un affranchissement qui servit et sert encore largement à protéger le sujet de la réprobation publique. Il permet du point de vue de l'auteur la publicité d'un discours subversif – ou considéré comme tel – en libérant le créateur de la forme première de répression : celle de la censure auto infligée par la part la plus civile-servile du sujet lui-même.
C'est sur ce terrain que l'activisme anonymographe et l'anonymie épistolaire se rejoignent : ne pas se constituer, en tant que sujet, en objet du jugement de l'autre. Le procédé permet d'exercer un jugement sans être jugé, mais aussi a généralement pour but de provoquer une émotion ou d'instiller une pincée de subversion... S'il est des cas où le choix de l'anonymat est dicté par la nécessité, il est dans la plus part des autres un instrument de jouissance – que celle-ci se supporte du spectacle de l'effroi ou de la surprise du destinataire ou qu'elle provienne simplement de l'idée même de ce spectacle. Il s'agit bien de ne pas être vu (voir sans être vu, agir sans être vu, dire sans être vu...). Un cas particulier est celui du manifeste et dans une moindre mesure du tract ou de l'affiche militante. L'anonymat de telles productions est fréquente. Elle tient, en premier lieu, à la dimension non individuelle du message qui, s'il a prétention universaliste, ou du moins communautaire, doit se prévaloir d'un certain collectivisme à défaut de quoi elle passe pour l'œuvre d'un illuminé, d'un gourou, d'un prophète ou d'un despote, autant de personnages qui revendiquent rarement l'anonymat.


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