IRONIE numéro 87 (juin 2003)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 87, juin 2003

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Supplément du numéro 87,
C'est du propre
(extrait d'un roman en cours)


« Qui atteint la profondeur du beau, sinon les amants ? »

Martin Heidegger à Hannah Arendt

 Le Vieux Néant*

(Voix douce, mollassonne, voix falsifiée, envieuse, d'en bas, hypocrite, enrobée, terriblement dangereuse, voix commune)

Quoi qu'a dit ?
— Raffarin.
Quoi qu'a fait ?
— Raffarin.
A quoi qu'a pense ?
— A Raffarin
Pourquoi qu'a dit Raffarin ?
Pourquoi qu'a fait Raffarin ?
Pourquoi qu'a pense à Raffarin ?
— A'xiste bien.

*de la France

 A l'aune de l'ironie

Rêve

« Les pieds hésitant dans un éclat pathétique.
Moi-même
Moi aussi je danse,
Libérée de la pesanteur
Dans le noir, dans le vide.

Les havres tourmentés d'époques révolues
De vastes étendues parcourues
Des solitudes perdues
Se mettent à entrer dans la danse.

Moi-même
Moi aussi je danse.
A l'aune de l'ironie
Je n'ai rien oublié.
Je connais la vacuité
Je connais la pesanteur
Je danse éperdument
Dans un éclat ironique »

Hannah Arendt — 1925

 Voyager

   « Les personnes qui travaillent beaucoup dans les limites d'une profession déterminée conservent presque sans changement leurs opinions générales sur les choses du monde : dans leur tête, elles se font toujours plus dures, plus tyranniques. Aussi les moments où l'homme est obligé d'abandonner son travail sont-ils d'une telle importance : c'est alors que de nouvelles idées et de nouveaux sentiments peuvent enfin recommencer à affluer, sa force n'étant pas encore épuisée par les quotidiennes exigences du devoir et de l'habitude. Nous autres, modernes, devons tous voyager beaucoup pour la santé de notre esprit : et l'on voyagera d'autant plus que l'on travaillera davantage. C'est donc au voyageur qu'auront à s'adresser ceux qui œuvrent à modifier les opinions générales.
Mais de cette considération précise découle une forme déterminée de communication : car la nature ailée et inquiète du voyage répugne à ces systèmes d'idées longuement développés qui ne se montrent accessibles qu'à l'attention la plus patiente et requièrent des semaines de silence, de solitude dans la plus grande retraite. Ces autres livres devront être de ceux que l'on feuillette souvent au lieu de les lire de bout en bout : telle phrase vous arrête aujourd'hui, telle autre demain, et un jour vient où l'on y repense de tout son cœur, pour et contre, la pénétrant et la dépassant, selon que vous pousse l'esprit, si bien que la tête y trouve chaque fois son aise et son plaisir. Cette réflexion ainsi stimulée — authentique, puisque sans contrainte — donne peu à peu naissance à un certain renversement général des opinions : et avec lui ce sentiment général de régénération intellectuelle qui fait penser que l'arc est armé d'une corde neuve et tendu plus fortement que jamais. On a voyagé avec profit. » Nietzsche

 Silences

   « Qui osera dire la volupté de mettre à l'envers ? Seul le silence est plus voluptueux — plus pervers — que la volupté criante ne peut qu'annoncer. Le plein silence, enfin l'oubli. » Bataille
   
« Rétablissement du calme et du silence pour le règne de l'intelligence, suppression du vacarme moderne. Un besoin de tranquillité et de recueillement sans précédent doit s'emparer des hommes quand ils se seront lassés une bonne fois du train d'enfer moderne. » Nietzsche

 Le malheur des philosophes

   « Si je laisse le malheur parler en moi, il me dérobe à l'infini la fête définie de la lumière. Mais le bonheur, qui me dérobe aux affres de l'espoir, me voue au délice de la peur. Autant dire que la chance — et la chance seule — me fait ce que je suis : elle se donne, dans mes ennuis, toute gravité de la loi, et c'est elle, si elle m'est favorable, qui vit avec moi de mes désordres heureux. Dans la gravité professorale, et même, plus simplement, dans la réflexion profonde, la malchance a toujours plus de poids : je ne sais quoi de pauvre, d'ennuyeux. La vie est soumise à l'alternative de la chance et de la malchance, mais c'est le propre de la chance de ne pouvoir être prise au sérieux. Une jeune et jolie femme séduit, mais ce qu'elle est n'a pas de sens dans la philosophie profonde... Toujours l'intensité du désir est l'effet de l'exception, la sensualité est un luxe, une chance, et la chance n'a jamais de profondeur : sans doute est-ce la raison pour laquelle les philosophes l'ignorent. Leur domaine authentique est le malheur. » Bataille

   « Quand on n'a pas de chance, il faut se donner sa chance. » Nietzsche

 Instants

   « Tout ce que je puis savoir de l'inconnu est que je passe du connu à l'inconnu. C'est là une marge abandonnée au discours. Je parle de l'instant et je sais que l'instant opère en moi le passage du connu à l'inconnu. Dans la mesure où j'envisage l'instant, obscurément, je reçois la touche de l'inconnu, le connu se dissipe en moi. Ce qui arrive implique la durée (mais non l'immuabilité) de ce qui arrive. Et, dans l'instant, rien n'arrive plus. L'érotisme est la substitution de l'instant ou de l'inconnu à ce que nous
croyions connaître. Nous ne connaissons pas l'érotique, nous ne reconnaissons en lui que ce passage du connu à l'inconnu, qui nous érige à n'en plus pouvoir, tant il est vrai que l'homme aspire d'abord à ce qui n'arrive pas ! tant il est vrai que ce qui arrive est l'insatiable désir de ce qui n'arrive pas ! » Bataille

   « Très peu d'hommes, à proprement parler, vivent le moment présent ; mais ils projettent de vivre à un autre moment. » Swift

   « Très grande est l'importance des instants. » Nietzsche

 Argent

   « Personne n'accepte un conseil, mais tout le monde accepte de l'argent ; donc, l'argent vaut mieux que les conseils. » Swift

   « On donne plutôt tout son cœur à quelqu'un que tout son argent. — D'où vient cela ? — Donnant son cœur, on l'a toujours, mais l'argent, on ne l'a plus. » Nietzsche

 Être dans le temps

   « Jouer un air de flûte au temps pour que sa danse se fasse plus vive plus tourbillonnante, ensuite le grand calme où toutes choses dans un frisson, comme passé minuit, paraissent fantomatiques. Je suis moi-même dans le temps, lui en moi — vécu par moi, mon propre orgasme. » Nietzsche
   
« Être seul avec moi, calme, gai, avec de bonnes pensées et des rires — quel que soit mon état... » Nietzsche

 Le bouclier

   « Si l'homme s'habituait à s'en tenir strictement à la vérité et à se garder surtout des obscurités métaphysiques, il se pourrait qu'un jour la jouissance de la poésie fût liée au sentiment de faire quelque chose de d éfendu » Nietzsche

   « J'ai relié et recueilli ce qui fait les individus grands et indépendants, et aussi les points de vue auxquels ils peuvent se lier entre eux. Je vois que nous sommes en pleine ascension : nous serons à bref délai le bouclier de toute civilisation. Tous les autres courants sont hostiles à la civilisation (le mouvement socialiste aussi bien que celui de la puissance étatique, des puissances d'argent, voire celui des sciences). Je veux rendre aux hommes le calme sans lequel aucune civilisation ne peut grandir ni subsister. Ainsi que la simplicité. » Nietzsche

Extraits de Nietzsche (Fragments posthumes 1876-1878), de Bataille (« L'au-delà du sérieux » 1955), et de Swift (Pensées sur divers sujets moraux et divertissants 1706).

 Voir c'est voir

   « Tout est neuf, tout est frais comme si le monde venait de naître. Une fleur, une feuille, un caillou, tout brille, tout chatoie, tout est lustré, verni, vous ne pouvez imaginer comme c'est beau ! Je me dis quelquefois que nous profanons la vie : à force de voir les choses, nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés. Nous ne sentons plus. Nous sommes blasés. Je me dis que pour bien jouir, il serait sage de se priver. Il est bon de commencer par le renoncement, de s'imposer de temps en temps une cure d'abstention. Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets, et alors quelles incandescences ! Quel éblouissements ! Quelle joaillerie ! » Matisse

Matisse

   « Pour l'artiste, la création commence à la vision. Voir, c'est déjà une opération créatrice, et qui exige un effort. Tout ce que nous voyons, dans la vie courante, subit plus ou moins la déformation qu'engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une époque comme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un flot d'images toutes faites, qui sont un peu, dans l'ordre de la vision, ce qu'est le préjugé dans l'ordre de l'intelligence. L'effort nécessaire pour s'en dégager exige une sorte de courage ; et ce courage est indispensable à l'artiste qui doit voir toutes choses comme s'il les voyait pour la première fois : il faut voir toute la vie comme lorsqu'on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer de façon originale, c'est-à-dire personnelle. Pour prendre un exemple, je pense que rien n'est plus difficile à un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui faut d'abord oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j'ai souvent posé la question : « Avez-vous vu les acanthes, sur le talus qui borde la route ? ». Personne ne les avait vues ; tous auraient reconnu la feuille d'acanthe sur un chapiteau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l'acanthe. C'est un premier pas vers la création que de voir chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu. » Matisse


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