IRONIE numéro 87 - Supplément "C'est du propre"
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> Supplément du numéro 87,
C'est du propre
(extrait d'un roman en cours)

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IRONIE numéro 87, juin 2003

 C'est du propre

(Extrait d'un roman en cours)
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   Je m'assois quelques instants. Après la visite de Caroline, je me sens toujours un peu déboussolé, comme un pantin sans ses ficelles. Sa présence, son parfum, sa perpétuelle gesticulation, son bavardage incessant, tout cela agit comme un charme, après c'est le vide. C'est moi qui devrais me marier. La solitude permet peut-être de ne pas s'éparpiller, mais comme tout est déjà en morceaux, puzzle de soi, puzzle d'un autre, puzzle à plusieurs ou puzzle tout seul, de toute façon, tout ça ne sera jamais qu'un bordel de puzzle, et il n'y aura jamais qui que soit pour s'inquiéter des pièces perdues, pour réclamer le résultat final... Le seul crétin qui pourrait encore avoir envie de finir cette cochonnerie de puzzle, c'est moi, et j'ai lâché l'affaire depuis déjà un bon moment. Au début, naturellement, mais vraiment au début, vers douze ans peut-être, l'âge bête, à coup sûr, je n'en vois pas d'autre, pour s'imaginer que tout ça peut s'emboîter. Mais ça ne dure pas, on s'aperçoit rapidement que les legos ne correspondent pas, le mécano est cassé, les dés sont pipés, les cartes sont truquées... La rigueur, la méthodologie, la logique, la raison : de la petite monnaie, il en faudrait autrement plus pour se payer la compréhension de cet abominable rébus ! Ça ne fait rien, il faut comprendre, tout doit s'expliquer, rien n'échappe à l'entendement humain, un peu de patience, voilà tout...

   Je jette un coup d'œil sur tout ça, le bric-à-brac, l'assemblage d'objets et de choses qui constitue un intérieur, le décor d'un appartement. Une table, des chaises, un bureau dans un coin, une lampe sur le bureau, des papiers, des lettres, un peu plus loin, un canapé. Quelques cadres au mur, des reproductions d'œuvres célèbres à bon prix, un lampadaire, une plante verte. Des étagères, avec des livres, il va sans dire. La cuisine ? Réfrigérateur, gazinière, évier, placards, ustensiles, petit buffet pour ranger les bouteilles d'alcool : Ricard, Suze, Martini, j'en passe, et des meilleures. Côté chambre, ça n'est pas tellement plus excitant : lit, chevet, armoire. Salle de bain : placards à nouveau — eh oui, c'est inévitable, le placard est partout — mais également lave-linge, Himalaya, lavabo, cabine de douche, sac à linge sale, armoire à pharmacie. Allez, soyons fous, poussons la visite jusqu'aux toilettes : le vase à étrons, la ventouse à gauche, la brosse à droite, petite étagère pour poser les rouleaux, à portée de main, évidemment, il ne s'agirait pas d'aller salir avant de pouvoir nettoyer. J'ajoute une télé et un magnétoscope, une chaîne hi-fi, et voilà tout est dit, c'est consternant, ça me file envie de chialer, on en est tous là, à peu de chose près, ceux qui n'ont pas encore le magnétoscope l'auront dans quelques mois, il faut d'abord payer les traites du canapé, après ça la voie est libre : lave-vaisselle, sèche-serviette, pèse-personne, grille-pain, micro-ondes, vibro-masseur, mange-merde, gratte-couille, il n'y a qu'à choisir... Et du bon goût, en sus de tout, harmoniser les couleurs, disposer les bibelots, pas trop charger, joindre l'ustensile à l'agrément, éviter les lumières directes, aménager des espaces, créer une ambiance personnelle, et tutti quanti... Sans compter que derrière ça, il faut ranger, mettre les choses dans des boîtes, classer les papelards dans des pochettes, fourrer tout ce qu'on peut partout où on peut, trouver une place pour l'aspirateur, et la planche à repasser, et que tous ces objets ne nous encombrent pas, mais surtout qu'ils soient accessibles, hors de vue, mais toujours près de nous, quel casse-tête de devoir trouver une place à chaque chose, chaque chose à sa place... Et puis il y a l'entretien, parce que l'acarien s'en mêle, le mouton fait des siennes, la tâche rôde, le tabac jaunit, le graillon graisse, et il faut arroser le ficus, dégivrer le congélateur, nettoyer les rideaux, laver les fenêtres, cirer le parquet, passer l'aspirateur sur la moquette, filer un coup de serpillière sur le carrelage de la cuisine, remplacer les porcelaines cassées, enlever le tartre, virer le calcaire, mettre un nouveau sent-bon dans la cuvette des chiottes, changer la litière du chat, le filtre à air de la hotte, remplacer les joints qui sont plus étanches, les ampoules grillées, les éponges qui puent, sans oublier de dégager les médicaments périmés de l'armoire
à pharmacie, sans quoi... C'est le choléra, l'empoisonnement, l'agonie, la chiasse ou la typhoïde, avec toutes les saletés qu'ils foutent dedans, comment savoir, quand les dragées sont passées, il ne faut plus en sucer, la médecine, et même la santé l'exigent !

   Ou bien quoi ? Abandonner la partie, vivre dans la crasse, se vautrer dans une auge ? Laisser s'accumuler les miettes, et ne nettoyer les carreaux que quand la lumière ne passe plus à travers ? Autant faire une croix sur la gent féminine, parce les dames aiment le propre, surtout quand il s'agit de se mettre à l'horizontale, déjà qu'en pensant à toutes les maladies qui traînent, elles ne sont plus très chaudes pour y aller, avec des restes de chips et des poils de chat sur le paddock, il n'y a plus que le viol pour parvenir à ses fins... De toutes façons, ça ne sert à rien, exceptée ma voisine qui compte pour du beurre, Caroline est la seule femme qui ait pu juger de la propreté de l'endroit. Pourtant, je fais le ménage. C'est excellent pour le mental : elles peuvent se pointer à n'importe quelle heure, la taule est toujours nickel ! On peut faire l'amour à même le carrelage, ce sera l'occasion de se désinfecter le cul à l'eau de javel... Et puis merde, je n'attends plus personne, c'est stupide d'attendre, je m'accroche, c'est tout. On s'accroche comme on peut, à ce qu'on peut, ce qui compte, c'est de ne pas décrocher. La pente est tellement savonneuse, il suffit d'un rien pour faire la culbute, la glissade, le toboggan, la fange et le caniveau, sûr que personne ne vous retiendra, tout juste si on ne vous y poussera pas davantage, ça amuse le monde de voir les autres dégringoler, plus ça dérape, plus ça rigole... Ne pas se laisser aller, tenir quelque chose, et ne pas lâcher, serrer fermement, la gravité emmène naturellement tout ce qui n'est pas arrimé vers le bas, c'est une loi physique, un enfant de quatre ans comprend ça...

   Le seul objet original de mon appartement doit être cette espèce de totem africain qu'un ancien camarade de classe m'avait rapporté de Côte d'Ivoire. Un cadeau. Une saloperie. Je lui en ai voulu un bon moment de m'avoir offert ce truc, je ne lui avais rien demandé, surtout pas un morceau de bois aussi encombrant. Je n'ai pas osé le bazarder : à cette époque, il passait souvent me voir, il se serait peut-être vexé. Maintenant qu'il est retourné là-bas, je pourrais aller le balancer dans une benne à ordure. Seulement, j'ai fini par m'y attacher. C'est vrai que ce n'est pas très commun cette décoration, la première fois que la voisine est venue ici, elle l'a tout de suite remarqué. Je m'en fous un peu de ce qui est commun ou pas. Je ne cherche pas l'originalité, je trouve même très déplacé de constamment vouloir se singulariser, vulgaire, et en tous cas, pas du tout original. Elle avait sonné chez moi, parce qu'elle avait besoin d'un tire-bouchon. Ce n'est pas le genre de fille à manquer d'un instrument aussi indispensable. Gaulée comme elle est, elle a dû comprendre dès l'adolescence que la boisson l'aiderait beaucoup et durablement. Mais elle ne retrouvait plus le sien. Comme il ne vient jamais personne chez elle, on ne le lui avait sûrement pas fauché. Comme elle se biture souvent la tronche toute seule, elle avait dû le balancer dans le vide-ordure, par inadvertance. Je sais qu'elle se murge régulièrement à cause du bruit que font les bouteilles en verre : quand elle revient de faire les courses, elles s'entrechoquent dans les sacs en plastique ; quand, vers minuit, elle ne sait plus très bien où elle en est, je les entends se renverser et rebondir sur le carrelage de sa cuisine ; quand le matin, elle se débarrasse des cadavres, je les entends ricocher à l'intérieur du vide-ordure. D'ailleurs, depuis quelques mois, je n'entends plus rien : le voisin d'en dessous s'est plaint du boucan. Mais la bougresse n'a pas raccroché pour si peu : elle ne picole plus chez elle, elle se torche au troquet. C'est un peu plus cher et moins confortable, mais ça permet de faire des rencontres. Il lui arrive de revenir tard, au bras d'un loulou, portée par un quinquagénaire à la dérive, ou appuyée contre un pilier de bar. C'est un peu risible, c'est assez sordide : un samedi sur deux, elle en ramène un chez elle. Dire qu'elle se fait sauter, ce n'est pas toujours vrai. Il y a tentative, ça oui, mais la mayonnaise ne prend pas à tous les coups. De la fenêtre de ma cuisine, j'aperçois sa chambre. Lorsqu'elle ne ferme pas les volets et qu'elle laisse allumé, j'y vois aussi clairement qu'ici. Le raffut qu'ils font dans l'escalier ne manque jamais de m'alerter. Je ne sais pas quelle méprisable curiosité me pousse à rester planté devant l'évier, toutes lumières éteintes, les yeux rivés sur le lit d'en face. La plupart du temps, elle est tellement bourrée que l'idée de tirer les rideaux ou de baisser l'éclairage ne lui vient pas spontanément à l'esprit. Quant aux gus qui y sont, il n'ont souvent plus la comprenette suffisamment agile pour imaginer que leurs couilles vont se balader sous le feu des projecteurs. D'ailleurs, est-ce que ça ne les excite pas un peu d'être sur scène, en piste, dans l'arène ? Un vrai spectacle, mais alors, pardon du spectacle, pas du tout du meilleur goût : entre porno et horreur, X et gore. L'alcool décuple leur libido, mais l'alcool anéantit leurs aptitudes, ils veulent, ils ne peuvent pas, ils s'affrontent sans s'atteindre, se mélangent sans s'unir, s'entrechoquent, mais chacun reste à la porte de l'autre, un véritable non-sens, du gâchis... Je ne juge pas, bien sûr, ça ne me regarde pas, et pourtant je reste à les observer, tant que la besogne n'est pas terminée, jusqu'à ce que, d'épuisement, ils abandonnent la partie — car elle va rarement à son terme — ou qu'un incident l'achève prématurément : dégueuli ou malaise, j'en ai même vu un se mettre à chier pendant l'ouvrage, il s'est retourné, et s'est endormi dans sa chiasse.

   Ça me fout le cafard, de voir ma voisine de palier patauger dans l'indigence sexuelle... Armée du Salut, SOS médecin, SOS suicide, Restos du Cœur, ARC, Fondation de France, Raoul Follereau, Médecins du Monde, MSF, Secours Catholique, Act Up, Droit au Logement, Action Contre la Faim, UNICEF, Croix Rouge, AIDE, Amnesty International, Secours Populaire, Mie de Pain, Perce-Neige, ATD Quart Monde, Handicap International, Emmaüs, Banlieues du Monde, Combat pour l'Emploi, Paralysés de France, La Porte Ouverte, SOS amitié, SOS Racisme, Enfance et Partage : solidarité, les amis ! On n'est pas tout seul, ça fait chaud au cœur... Des œuvres, des fondations, des ligues, des fédérations, des associations, des copains, des potes, des frangins par milliers, du monde, en somme, du monde pour nous aider, nous secourir, nous conseiller et nous soutenir... Du mal à gagner sa pitance, des difficultés pour trouver une crèche, la maladie, la maltraitance, aveugle, sourd ou débile, foutu, archi foutu, ne perdez pas espoir, on est là, on est une grande famille, on donne et on reçoit, on partage, en tous cas on essaie... Mais pour la queue, quéquette ! Rien, nicht, nada, niet ! SOS Bourre-moi-le-cul, Coït en Difficulté, Baise Sans Frontières, Droit à la Pine, Secousse Populaire, tout reste à faire : serviteurs de l'humanitaire, soldats des grandes causes, défenseurs de l'entraide sociale, foncez ! Retroussez vos jupes et allez soulager les queues en perdition, bandez ferme et enfournez les chattes aux abois, partouzez, bourrez, léchez, sucez, mettez ou faites-vous mettre, mais, pour l'amour de Dieu, faites-moi disparaître cette misère, épargnez-nous les culs qui souffrent et les verges en berne, faites le nécessaire, faites le nécessaire !

   Après tout on cotise, on file la pièce, on donne l'obole, alors quoi ? Est-ce que toute cette comédie n'est que du flanc, est-ce que les malheureux ne vont pas finir par nous foutre la paix ? Que les lépreux restent chez eux, ils nous enverront leur gratitude par Internet, ça tue les microbes, le web, c'est propre. Il ne manquerait plus que la crasse vienne papouiller la soie en guise de remerciements, quelle salissure, il faudrait laver tout ça, du dérangement, je préfère éviter toutes ces effusions : un chèque, et que les gueux soient sages ! Un chèque, oui j'ai fait un chèque, l'an passé, je ne sais pas ce qui m'a pris, les cloches de Noël ont dû me sonner trop près de l'oreille, j'ai sorti mon stylo et j'ai signé, je ne sais plus pour qui, je ne sais même pas pourquoi, tout ça s'est fait si rapidement, je revois la gueule d'un type me cracher du merci à travers ses dents pourries, peut-être bien l'Armée du Salut, il me semble l'entendre secouer sa timbale, illuminant sa trombine de déprime d'un large sourire de couillon, il m'a dévisagé comme si j'étais Jésus descendu de sa croix... Vingt sacs, pas le bout du monde, sûr qu'il en faudrait plus que ça pour sauver tout ce qui mériterait de l'être, ça devrait arriver plus souvent d'ouvrir son porte-monnaie et d'en lâcher pour les démunis, les sans-abri, les sans papiers, et tout le tintouin, mais on n'est pas des seigneurs, la vie coûte cher, on ne peut pas se permettre d'être à la hauteur de ce qu'on souhaiterait être, il faut être débarrassé de ses propres soucis pour se préoccuper de ceux des autres, tant qu'on est dans le circuit, il n'y a que la sortie qui importe, pour le reste, il sera suffisamment temps d'y voir clair un peu plus tard... D'ailleurs, pour ce que ces fumiers m'ont remercié, ils peuvent attendre de compter sur moi, depuis que j'ai mis le pied dans la poulie, il en pleut à tout va dans ma boîte aux lettres, je n'ai jamais autant été sollicité, si je donnais à tous ces assoiffés, ma paie n'y suffirait pas... Il se refilent le fichier entre eux, ces fripouilles, le fichier des bonnes poires, la liste des âmes sensibles, l'almanach des pigeons, l'annuaire du saint-bernard ! Tas de sangsues prêtes à vous pomper le globule, vampires ! Allez faire la manche du côté de mon cul voir qui sera soulagé, et puis patience ! A la fin de tout ça, on sera tous à égalité, et pour des lustres, alors pourquoi perdre le peu qu'il nous en reste à essayer de mieux faire ce que le temps arrivera parfaitement à faire tout seul, je dis patience, les grands maux et les petits tracas ne dureront pas, bientôt la paix éternelle, le repos définitif.

Hervé Rouxel


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