IRONIE numéro 91 (novembre 2003)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 91, novembre 2003

Supplément du numéro 91,
Pub es-tu ?

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« Le grand écrivain chinois moderne Zhou Zuoren, qui a parsemé ses essais d’un vaste choix de traductions (classiques grecs, littérature japonaise classique et moderne, littérature anglaise), a développé cette idée : un écrivain peut décider de traduire divers textes pour donner forme à des choses qu’il avait en lui mais ne trouvait pas le moyen d’exprimer. C’est pourquoi il est approprié d’incorporer ces traductions dans un recueil de ses propres écrits. Il en va d’ailleurs de même pour les citations et les notes de lectures qu’accumulent certains écrivains – ce que les Anglais appellent un “Commonplace Book” (voyez par exemple celui de E. M. Foster, publié il n’y a guère – ou encore, le “Spicilège” de Montesquieu...). Mettez bout à bout les pages que vous avez copiées au fil de vos lectures : cet ensemble, sans qu’il contienne une seule ligne qui soit de vous, pourra parfois composer le meilleur portrait de votre esprit et de votre cœur. Ces mosaïques de citations ressemblent à un “collage” pictural : tous les éléments sont empruntés, mais leur ensemble forme une image originale. »

Simon Leys – L’ange et le cachalot

different
(notes de vacances)

Je me souviens de cette publicité sur une page du Monde : Vue aérienne des corps sur la plage – Faste Burger Festin Quick – Big Burger Maldoror – Les cannibales, les fourmis en maillots de bain, les larves au soleil, l’eau en sus. Roupillez les âmes, réchauffez-vous, grillez à souhait – Le monde est un hamburger géant – Equateur au centre comme une bague humide, plaines de salades, forêts mouillées, viandes molles, animaux nocifs – Les corps nichons, les sauces bronzantes, la peau fromage fondu – L’espace d’un instant, vu de haut, l’immense vacuité de l’homme, le cannibalisme de la publicité, l’océan seule échappée... C’était donc l’été parfait, Léthé... Une chaleur de bifteck frites, ces corps par milliers étendus, crucifiés volontaires par les rayons du soleil, stigmates du farniente, sacrifices d’été. Corps en attente, masse sacrée, massacre cramé – Par intermittence, quelques ombres se lèvent pour glisser somnambules dans la gueule de l’eau. Et là, musique FM, ils jouissent un peu. Le frais les ranime un peu. Les vagues les secouent un peu. Et puis las, ils s’en retournent la peau heureuse, asservis à leur serviette, à nouveau prêts à fondre. Et les journées passent ainsi, crevantes, à paresser... J’étais parmi eux cet été, vide à tout, le néant comme masse...

Il y avait ce slogan Burger King : « Nos viandes sont moins grillées que les vôtres » - Station Bal-Néant, la plage noire du Monde – Les petits corps amassés bronzés et la notion de viandes grillées, analogie plus que douteuse, mais comme dit l’autre gus, frère Marx de Coluche : « Aujourd’hui, l’heure nazie est devenue celle de toute l’Europe ». Il y avait aussi cette autre idée, celle de l’uniformité de la viande humaine et le caractère très cru du cannibalisme en nous. La question de l’originalité, de la différence – se manger les uns les autres –. Et pour parer tout ça, une volonté marchande permanente d’uniformiser le tout pour rejeter très loin la jalousie, pour ne pas être bouffé. Du coup, la peur d’être dévoré par l’autre nous amène à cultiver une différence dite « uniforme », une mode harmonieuse et changeante pour éviter les accidents de la marge. Manger ou être mangé : telle est la proposition. Excédent de poids, insignifiant : amorphe sur Cène : « Tout a été dévoré ».

L'enfer, fresque de Giovanni da Modena

L’Enfer - fresque de Giovanni da Modena - Cappella Bolognini - vers 1410 - Basilica di San Petronio (Bologna)

On finit tous par être mangé – métaphore de la mort gloutonne – La boulimie morbide, fresque des gourmands suppliciés à la cathédrale rose d’Albi, autour de l’orgue. Et l’envie derrière rôde... Il y avait aussi cette publicité anti-canicule : « L’envie d’Envie », slogan de l’artiste Ben pour un produit surgelé, ça ne s’invente pas, ça poursuit son cours. L’auto conservation de la pensée surgelée des envieux est partout, comme l’heure nazie, et les degrés du cynisme sont infinis. On pourrait imaginer d’autres publicités dans le futur proche :

J’entre dans l’unique boite de nuit de la ville balnéaire, pleine ; Chaque nuit, un thème différent avec les mêmes visages déguisés : soirée Pirate, soirée Mousse & Maillot, soirée Téquila, soirée Caraïbes, nuit des Strip-Tease... Cette nuit au Sunrise, on a droit à la soirée « Tous différents », agrémentée d’une distribution gratuite de tee-shirts avec le signe mathématique au niveau du nombril, different, le tout subventionné par Nike (« Think Different »). Une tripotée de corps, « tous différents », se trémousse : L’image est belle, tous unis dans la même parodie. Bien que le bruit des espaces limités m’effraie, j’assume une lente descente vers l’ensemble vide.

Je notai sur mon carnet : « Tous différents : le différent devenu l’identité commune à tous, le principe même d’être dans le tout, le je dans le nous, à son aise. Il fallait se mettre à je-nous. different. »

Le festival littéraire battait son vide – Des jeux d’écriture sur la plage, des lettres d’amour déposées dans des bouteilles vides que, le soir venu, un apéritif à la main, on lançait dans la mer, les vagues avalant toutes les cochonneries. Des lettres d’insulte pour personne, des exercices épars, un gueuloir aménagé. Il y avait aussi des séances de cinéma suivi de débats plus ou moins profonds sur le mariage du Fond et de la Forme, animés par les jeunes recrues des Editions Cervicales. On a pu assister à la nuit Rambo avec une discussion des plus subversives sur la légitime violence et à une nuit Porno suivi d’un débat chaotique sur l’illégitime jouissance. Tout était enregistré et diffusé dans les bars du bord de mer le lendemain pour que le débat puisse se poursuivre dans les lieux publics – « Alors, tu cognes ou tu jouis ? ». Dans la journée, le western des avant-gardes se jouait sur le terrain du Beach-Volley... Les demi-finales semblaient très serrées, vraiment indécises : Les Midnight’s Brothers (Les Dépressionnistes) versus Les Marx Donald (Les Révolutionnerveux) et Les Dandy Dupond (Les Nihiltristes) versus Les Bordel’s Boys (Les Infantillusionnistes)... Je regardais tout ce cirque avec beaucoup d’ironie.

Quelques années plus tard, je rencontrai une commerciale très avenante, parfumée de-ci de-là, en vue d’exploiter mon idée mathématique et de produire à une grande échelle des tee-shirts avec l’inscription « different », tous confectionnés et fabriqués en série dans les belles usines kit de Chine. Par dérision, intégrer une nouvelle équation critique, une nouvelle égalité du spectacle, par jeu, montrer la différence vide, l’uniformité des originalités. Le succès fut immédiat dans les grandes surfaces marchandes, car tout cela devenait très original d’affirmer son uniformité originale. La pensée pouvait se décliner en série sur des tee-shirts ou autres produits de consommation. Cela donna quelques idées à mes concurrents. La marque « Biche de Bère », plus convenue sur le marché, lança un mois après la diffusion de « different » un tee-shirt où l’on pouvait lire  : « La différence est cette chose merveilleuse que nous avons tous en commun ! ». L’aphorisme était devenu une idée marchande – La pensée à portée de tous... Tout avait été avalé, sans y penser.

Presque tout... La société demeure cette entité impitoyable qui commande à l’uniformité et rejette à jamais ceux qui ne jouent pas son jeu. Néanmoins une force tactique permet d’affronter la Chimère en détours successifs ou bien de percer à jour sa vacuité fondamentale par une expérience superbe dans l’éclat et les coups portés. Poésie et vie viennent prendre à revers l’inanité qu’on nous propose sur tous les écrans. Et le style alors s’avance et crève les apparences. Il ouvre des brèches à la surface et s’autorise une autre voie plus subtile, plus radicale aussi que nous sommes peu à suivre...

Il y a de nouvelles sociétés secrètes qui se définissent au cours de rapides rencontres, au soleil, dans le cœur des villes. Nous atteindrons la volupté d’être dans l’instant et l’ivresse.

Edouard Geritzen

 L’envers

« La solitude du malheur est un halo, un vêtement de larmes, dont tu pourras couvrir ta nudité de chienne. » Georges Bataille

F. est morte à 52 ans, en ce début du mois d’octobre 2003, à Bordeaux, à l’hôpital Saint André. C’est une affaire sordide où la haine est tenace. Rien ne sert de chercher des explications. Les culpabilités sont vaines. Presque rassurantes, elles sont souvent annonciatrices d’une déculpabilisation générale, amère.

F. est morte seule dans le déni du monde, enfermée de son propre gré dans des alcôves cartonnées, dénuées de plaisir, brutales, pour échapper à ses démons. Ces citadelles de cartons étaient une défense évidente contre le jour trop vivant, trop lumineux, très agressif parfois, contre la marche ordinaire des choses et des êtres. Elle vivait à l’envers des autres. Rien dans les tiroirs et autres placards. Elle a voulu rendre visible ce que l’on cache en permanence dans notre monde plastifié et propre, dans nos espaces vitrifiés et lavés tous les jours. Prête à déménager dans l’autre monde, toute sa vie en partance, les cartons pleins, jamais vraiment chez elle, nomade dans sa tête. Emmener l’envers du monde dans l’autre monde. Pas les bijoux tels les Egyptiens, mais les poubelles, les archives de ce qu’on laisse partir sans réfléchir, les petites traces du quotidien.

Et elle a choisi cette maison bourgeoise du XVIIIème siècle au cœur de Bordeaux, à deux pas de l’opéra, les allées de Tourny, pour y faire son nid de mort. Et ce paradoxe ne peut pas être vécu autrement qu’une extrême violence pour ceux qui vont ramasser sa vie en lambeaux sous forme de papiers divers, de sacs, de cartons, de cassettes vidéo, d’affiches de cinéma, de livres, de photos, de lettres... Comment tirer de ce puzzle éclaté un éclaircissement, une once de sens à sa vie ?

F. dévoile ainsi, dans ce geste préparé, dans ce désordre caricatural et monumental, l’envers de notre société marchande. Sa folie devient alors une révolte, un cri contre le confort. Les villes sont bâties sur des égouts, et nos sociétés produisent de plus en plus de déchets qu’on tente de recycler en cachette, de brûler dans des terrains vagues bien à l’écart des vivants. Et F., dans un délire parallèle à notre monde, a organisé son intérieur, au cœur de la ville marchande, à côté du marché des Grands Hommes, comme une décharge. Le mot en dit long. Une décharge contre le monde du dehors, contre les monstres du dedans.
Elle vivait comme un animal traqué, dans sa niche, enchaînée à ses fantômes. Je pense à Dostoïevski et à ses notes dans un souterrain. Obscurcir les fenêtres, boucher les canalisations, rien ni personne ne devait pénétrer dans sa vie secrète.

Elle avait aussi orchestré sa chambre des souvenirs comme si le temps s’était arrêté. Elle vivait tous les jours avec la mort à ses côtés, le pistolet chargé dans une pièce, la corde du pendu dans une autre, les médicaments. C’était à n’en pas douter sa complice, la Mort. Elle dialoguait avec elle. Je la vois F., un jour de fatigue, un de ces jours où l’on sent toute la haine du monde sur ses épaules, soupeser d’un air entendu le pistolet. C’était un jeu aussi, un jeu macabre avec les objets de la mort : « Vais-je tuer ou me tuer ? » se disait-elle ; et sa vie se situait entre ces deux alternatives... Après un moment d’hésitation, elle ressortait les photos de sa vie, ses parents, son frère et ses sœurs, ses neveux et nièces, la vie sous enveloppes...

Elle épousait sans le savoir vraiment la cause des Cyniques, ces philosophes-chiens de la Grèce antique qui avaient institué la provocation comme un art de vivre. Diogène pissait et chiait en public, la saleté telle une éthique pour déstabiliser tous les regards. Vivre tels des chiens dans un monde civilisé, au moment où naissait la démocratie à Athènes, était leur choix politique.

F. était une cynique mélancolique dans un monde brutal, le monde brutal de la « normalité » affichée sur toutes les publicités. Elle a voulu mourir seule comme un chien abandonné au mépris de tous, envers et contre tous, à la barbe de toutes les conventions d’usage en la matière.

Quand nous l’avons découverte, à l’hôpital, elle s’était déjà endormie, dans un autre temps.

« Sur son lit de mort, elle se remémorera tout de nouveau... Mais c’est précisément dans ce demi désespoir froid et écœurant, dans cette façon de s’enterrer vivant et consciemment à cause de son chagrin, dans ses quarante ans de souterrain, dans cette situation sans issue créée de façon insistante et en partie douteuse malgré tout, c’est dans tout cet enfer de désirs inassouvis et refoulés, c’est là que se trouve la sève d’une étrange jouissance. » DostoïevskiLe Souterrain

Lionel Dax — 14 octobre 2003, jour de l’enterrement de F. au cimetière de l’Herbe


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