IRONIE numéro 100, septembre-octobre 2004
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Supplément du numéro 100,
Avec Vauvenargues II
Lire aussi Avec Vauvenargues I
La correspondance entre Vauvenargues et Voltaire est un joyau. Deux esprits
libres se rencontrent, s'affrontent sur des positions littéraires,
s'animent parfois et s'échangent des pensées. En 1743, Vauvenargues
est un jeune soldat du régiment du roi à peine âgé de
27 ans et Voltaire, âgé de 59 ans, termine sa tragédie
Mérope qui aura un franc succès et le rapprochera à nouveau
de la cour du roi. Cette correspondance prend fin à la mort fulgurante
de Vauvenargues à Paris en 1747, à l'âge de 32 ans. C'est
au cours de ces quatre années, pendant lesquelles les deux hommes
vont s'écrire et se voir très souvent, que Vauvenargues écrira
l'essentiel de son œuvre. Voltaire attend avec impatience les critiques
judicieuses et cinglantes de son ami et Vauvenargues demande à Voltaire
d'annoter ses manuscrits pour affiner ses réflexions. Dans leurs correspondances
respectives, les deux hommes ne mentionnent jamais leurs échanges
de lettres. Secret d'un accord, d'une amitié bien gardée des
hordes déplaisantes et des esprits jaloux.
D.L. Gilbert publie en 1857, d'après un manuscrit
plus conséquent,
acheté par la bibliothèque du Conseil d'Etat et de la Maison
du Roi puis déposé au Louvre, les œuvres complètes
de Vauvenargues. Ce manuscrit sera détruit lors d'un incendie au Louvre
pendant la Commune de Paris en 1871. Gilbert écrit qu'en 1743, « Vauvenargues était
alors dans un moment d'agitation et de fièvre. La malheureuse campagne
de 1742 est à peine finie ; celle de 1743 va bientôt commencer,
et, dans ce court intervalle, mêlant les occupations les plus diverses,
il règle des affaires d'intérêt avec Saint-Vincens, écrit à Voltaire
de longues lettres littéraires, compose ou achève un morceau
sur les Orateurs, l'Eloge d'Hippolyte de Seytres, la méditation sur
la Foi, et fait des démarches auprès de son colonel, M. de Biron,
auprès du Roi, et du ministre Amelot, pour entrer dans la carrière
diplomatique. « Sentez-vous votre esprit pressé et à l'étroit
dans votre état, dit-il lui-même, dans le Xème Conseil à un
jeune homme, c'est une preuve que vous êtes né pour une meilleure
fortune ; il faut donc sortir de vos voies, et marcher dans un champ moins
limité... On a quelquefois dans sa main des ressources que l'on ignore...
Osez prendre un plus grand essor : un tour d'imagination un peu hardi nous
ouvre souvent des chemins pleins de lumière... Laissez croire à ceux
qui le veulent croire, que l'on est misérable dans les embarras des
grands desseins... ». On voit assez à quel moment ces lignes éloquentes
ont dû être écrites. »
Tout commence par une affaire de goût. Vauvenargues tente une approche
de Voltaire : exercice zélé d'admiration et d'attaque. D'un
côté, il demande un avis, de l'autre il donne sa réponse
en passion tranchante. Oui, que choisir, entre le semblant et l'enflure de
Corneille et le caractère trempé et flamboyant de Racine ?
Quel axe s'offre au goût le plus subtil ? Pour Vauvenargues, qui
débute
sa conversation avec Voltaire sur ce terrain-là, il n'y a pas de doute à avoir.
Corneille amplifie les sentiments parce qu'il ne les sent pas ; et à cette
question : Corneille as-tu du cœur ? il répond clairement
non. Et Voltaire, dont les tragédies ont souvent été comparées à celles
de Corneille, va se prendre au jeu de la joute sans craindre de perdre des
plumes. Au contraire, se quereller sur le goût lui manque : il ne trouve
pas d'adversaire à sa hauteur. La fougue du jeune marquis entre à point
nommé dans la danse et Voltaire lui sera fidèle jusqu'au bout,
jusqu'à faire son éloge funèbre en 1748 dont voici quelques
lignes :
« Ce goût solide t'était commun avec
ceux qui soutiennent toujours
la raison contre l'inondation de ce faux goût qui semble nous entraîner à la
décadence. Mais par quel prodige avais-tu à l'âge de vingt-cinq
ans la vraie philosophie et la vraie éloquence, sans autre étude
que le secours de quelques bons livres ? ... Mon cœur, rempli de toi,
a
cherché cette consolation sans prévoir à quel usage ce discours
sera destiné, ni comment il sera reçu de la malignité humaine
qui à la vérité épargne d'ordinaire les morts, mais
qui quelquefois aussi insulte à leurs cendres, quand c'est un prétexte
de plus à déchirer les vivants.
Le jeune homme qu'on regrette ici avec tant de raison, est
M. de Vauvenargues, longtemps capitaine au régiment du roi. Je ne sais
si je me trompe, mais je crois qu'on trouvera, dans la seconde édition
de son livre, plus de cent pensées qui caractérisent la plus
belle âme,
la plus profondément philosophe, la plus dégagé de tout
esprit de parti. »
Cette amitié restera secrète jusqu'aux témoignages
de Jean-François Marmontel (1723-1799), un jeune ami de Voltaire qui
assista aux rencontres parisiennes des deux hommes. Dans une lettre à Madame
d'Espagnac, le 6 octobre 1796, il revient sur cette amitié dont il
reste le seul témoin, en vue d'une nouvelle édition des œuvres
complètes de Vauvenargues :
« C'était chez [Voltaire] que j'avais connu
M. de Vauvenargues, et, à l'exemple
de M. de Voltaire, il m'avait pris en amitié. J'étais fort jeune
alors. Je les écoutais avidement l'un et l'autre, et jamais entretiens
n'ont été plus intéressants ; mais comme il n'y était
pas question de ce que l'on me demande, je n'en ai su que ce que j'en ai écrit.
Tout ce que je puis ajouter, madame, c'est que M. de Voltaire, bien plus âgé que
M. de Vauvenargues, avait pour lui le plus tendre respect ; et en général
jamais l'attrait de l'éloquence et le charme de la vertu n'ont obtenu
un plus doux empire sur les esprits et sur les âmes. Le peu d'écrits
qu'il a laissés sont le fruit des méditations sublimes et profondes
qui lui faisaient oublier ses douleurs. Il n'avait lu qu'un petit nombre de livres,
mais les meilleurs et les plus exquis, et il les relisait sans cesse. En le lisant,
je crois l'entendre encore ; et je ne sais si la conversation n'avait pas même
quelque chose de plus délicat et de plus animé que ses divers écrits.
J'ai toujours regretté que M. de Voltaire n'ait pas fait pour lui ce que
Platon et Xénophon avaient fait pour Socrate. Ses entretiens n'étaient
pas moins intéressants à recueillir. »
Et dans ses Mémoires posthumes éditées
en 1804, Marmontel évoque
sa rencontre avec Vauvenargues et ses multiples conversations avec Voltaire :
« Surtout quelle école pour moi que celle où tous les
jours,
depuis deux ans, l'amitié des deux hommes les plus éclairés
de leur siècle m'avait permis d'aller m'instruire ! Les conversations
de Voltaire et de Vauvenargues étaient ce que jamais on put entendre de
plus riche et de plus fécond ; c'était, du côté de
Voltaire, une abondance intarissable de faits intéressants et de traits
de lumière ; c'était, du côté de Vauvenargues,
une éloquence
pleine d'aménité, de grâce et de sagesse. Jamais dans la
dispute on ne mit tant d'esprit, de douceur, de bonne foi ; et, ce qui me
charmait
plus encore, c'était, d'un côté, le respect de Vauvenargues
pour le génie de Voltaire, et, de l'autre, la tendre vénération
de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues : l'un et l'autre, sans se flatter,
ni par de vaines adulations, ni par de molles complaisances, s'honoraient à mes
yeux par une liberté de pensée qui ne troublait jamais l'harmonie
et l'accord de leurs sentiments mutuels. »
On peut saisir trois moments dans cette correspondance composée de
25 lettres entre avril 1743 et mai 1746, 8 de Vauvenargues et 17 de Voltaire.
Dans la première période, les lettres de l'année 1743,
nous assistons à la rencontre, impulsée par Vauvenargues qui,
lassé des campagnes épuisantes au service du roi, écrit
entre deux batailles, retranché dans un camp militaire à Nancy.
Le théâtre des opérations ne le séduisant plus,
il se tourne vers une guerre plus importante à ses yeux, celle du goût.
Et en Voltaire, joueur virevoltant, il trouve un frère d'arme, à la
fois compère et adversaire bienveillant. L'amorce de Vauvenargues a
fonctionné et Voltaire prend la balle au bond, relève le défi.
Dans un deuxième temps, les lettres des années
1744 et 1745, Vauvenargues fait des démarches pour quitter l'armée.
On le retrouve à Paris
en février 1745 où il rencontre sûrement pour la première
fois Voltaire. Puis il repart dans son fief à Aix, en mai de la même
année, où il va rester presque un an. Les lettres entre les deux
hommes se font plus amicales, mais les questions de goût sont toujours
aussi discutées : La Fontaine, Boileau, et Molière. En juin 1745,
Vauvenargues s'installe à Paris près du quartier de l'Odéon.
C'est à ce moment-là que les rencontres entre les deux hommes
deviennent de plus en plus fréquentes.
Le dernier temps de la correspondance, l'année 1746, nous montre l'entrée de Vauvenargues dans le monde des lettres philosophiques. Voltaire est émerveillé de l'écriture précise et sans concession de son ami. Leurs échanges concernent essentiellement leurs propres écrits. Ils se critiquent, lisent leurs manuscrits, se donnent des conseils pour affronter la société des gens de lettres, le mauvais goût ambiant. Dans une de ses dernières lettres à Vauvenargues Voltaire écrit : « J'ai peur d'être né dans le temps de la décadence des lettres et du goût ; mais vous êtes venu empêcher la prescription, et vous me tiendrez lieu du siècle qui me manque. ». Les questions de goût sont les plus importantes !
Nietzsche qui situait dans sa bibliothèque les œuvres de Vauvenargues à côté de celles de Voltaire et des autres moralistes français1, Lautréamont qui en fait l'auteur le plus détourné de ses Poésies comme un hommage, Ponge qui le range auprès de Malherbe et Cézanne parmi les plus grands esprits d'Aix2, et Debord qui le cite dans Panégyrique, tome second3, en regard d'une photographie montrant la « verte jeunesse » au café Moineau et d'un portrait flou d'Ivan Chtcheglov ne s'y sont pas trompés. La guerre du goût est l'affaire d'une vie.
Lionel Dax
1 - Vauvenargues à Monsieur de Voltaire à Nancy, le 4 avril 1743
Il y a longtemps, Monsieur, que j'ai une dispute ridicule, et que je ne
veux finir que par votre autorité : c'est sur une matière
qui vous est connue. Je n'ai pas besoin de vous prévenir par beaucoup
de paroles : je veux vous parler de deux hommes que vous honorez, de
deux hommes qui ont partagé leur siècle, deux hommes que tout
le monde admire, en un mot, Corneille et Racine4 ;
il suffit de les nommer. Après
cela, oserai-je vous dire les idées que j'en ai formées ? en
voici, du moins, quelques-unes.
Les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer ; ceux
de Racine les inspirent sans les dire ; les uns parlent, et longuement, afin
de se faire connaître ; les autres se font connaître parce qu'ils
parlent. Surtout, Corneille parait ignorer que les hommes se caractérisent
souvent davantage par les choses qu'ils ne disent pas que par celles qu'ils
disent.
Lorsque Racine veut peindre Acomat, il lui fait dire ces
vers :
Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée
?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur visir ? 5
L'on voit, dans les deux premiers vers, un général
disgracié,
qui s'attendrit par le souvenir de sa gloire et sur l'attachement des troupes;
dans les deux derniers, un rebelle qui médite quelque dessein. Voilà comme
il échappe aux hommes de se caractériser, sans aucune intention
marquée. On en trouverait un million d'exemples dans Racine, plus sensible
que celui-ci ; c'est là sa manière de peindre. Il est vrai
qu'il la quitte un peu, lorsqu'il met dans la bouche du même Acomat :
Et s'il faut que je meure,
Mourons : moi, cher Osmin, comme un visir ;
et toi,
Comme le favori d'un homme tel que moi. 6
Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand homme ;
mais je les cite, parce qu'elles semblent imitées du style de Corneille ;
et c'est là ce
que j'appelle en quelque sorte, parler pour se faire connaître, et dire
de grandes choses sans les inspirer.
Je ne sais qu'on a dit de Corneille qu'il s'était
attaché à peindre
les hommes tels qu'ils étaient ; je m'en tiens à cet aveu-là.
Corneille a cru donner, sans doute, à ses héros un caractère
supérieur à celui de la nature ; les peintres n'ont pas
eu la même présomption : quand ils ont voulu peindre les
esprits célestes,
ils ont pris les traits de l'enfance : c'était, néanmoins,
un beau champ pour leur imagination ; mais c'est qu'ils étaient persuadés
que l'imagination des hommes, d'ailleurs si féconde en chimères,
ne pouvait donner de la vie à ses propres inventions. Si le grand Corneille,
Monsieur, avait fait encore attention que tous les panégyriques étaient
froids, il en aurait trouvé la cause en ce que les orateurs voulaient
accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs
idées sur les hommes.
Corneille n'avait point de goût, parce que le bon goût
n'étant
qu'un sentiment vif et fidèle de la belle nature, ceux qui n'ont pas
un esprit naturel ne peuvent l'avoir que mauvais ; aussi l'a-t-il fait paraître,
non seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles,
ayant préféré les Latins et l'enflure des Espagnols aux
divins génies de la Grèce.
Racine n'est pas sans défauts : quel homme en
fut jamais exempt ? mais qui donna, jamais, au théâtre plus
de pompe et de dignité ?
qui éleva plus haut la parole, et y versa plus de douceur ? Quelle
facilité,
quelle abondance, quelle poésie, quelles images, quel sublime dans Athalie !
quel art dans tout ce qu'il a fait ! quels caractères ! Et
n'est-ce pas encore une chose admirable qu'il ait su mêler aux passions,
et à toute
la véhémence et à la naïveté du sentiment,
tout l'or de l'imagination ? En un mot, il me semble aussi supérieur à Corneille
par la poésie et le génie, que par l'esprit, le goût et
la délicatesse. Mais l'esprit, principalement, a manqué à Corneille ;
et, lorsque je compare ses préceptes et ses longs raisonnements aux
froides et pesantes moralités de Rousseau dans ses Epîtres, je
ne trouve ni plus de pénétration, ni plus d'étendue d'esprit à l'un
qu'à l'autre.
Cependant, les ouvrages de Corneille sont en possession d'une
admiration bien constante, et cela ne me surprend pas. Y a-t-il rien qui se
soutienne davantage
que la passion des romans ? Il y en a qu'on ne relit guère, j'en
conviens ; mais on court tous les ouvrages qui paraissent dans le même
genre, et l'on ne s'en rebute point. L'inconstance du public n'est qu'à l'égard
des auteurs, mais son goût est constamment faux. Or, la cause de cette
contrariété apparente, c'est que les habiles ramènent
le jugement du public ; mais ils ne peuvent pas de même corriger
son goût, parce que l'âme a ses inclinations indépendantes
de ses opinions. Ce qu'elle ne sent pas d'abord, elle ne le sent point par
degrés,
comme elle fait en jugeant ; et voilà ce qui fait que l'on voit des
ouvrages que le public critique après les maîtres, qui ne lui
en plaisent pas moins, parce que le public ne les critique que par réflexion,
et les goûte par sentiment7.
D'expliquer pourquoi les romans meurent dans un si prompt
oubli, et Corneille soutient sa gloire, c'est là l'avantage du théâtre.
On y fait revivre les morts ; et, comme on se dégoûte bien
plus vite de la lecture d'une action que de représentation, on voit
jouer dix fois sans peine une tragédie très-médiocre,
qu'on ne pourrait jamais relire ; enfin, les gens du métier soutiennent
les ouvrages de Corneille, et c'est la plus forte objection. Mais peut-être
y a-t-il plusieurs qui se laissent emporter aux mêmes choses que le peuple ;
il n'est pas sans exemple qu'avec de l'esprit on aime les fictions sans vraisemblance,
et les choses hors de la nature. D'autres ont assez de modestie pour déférer,
au moins, dans le public, à l'autorité du grand nombre et d'un
siècle très-respectable ; mais il y en a aussi que leur
génie
dispense de ces égards. J'ose dire, Monsieur, que ces derniers ne se
doivent qu'à la vérité : c'est à eux d'arrêter
le progrès des erreurs. J'ai assez de connaissance, Monsieur, de vos
ouvrages, pour connaître vos déférences, vos ménagements
pour les noms consacrés par la voix publique ; mais voulez-vous,
Monsieur, faire comme Despréaux, qui a loué, toute sa vie, Voiture,
et qui est mort sans avoir la force de se rétracter8 ?
J'ose croire que le public ne mérite pas ce respect. Je vois que l'on
parle partout d'un poète sans enthousiasme9,
sans élévation, sans sublime ; d'un homme qui fait des odes
par article, comme il disait lui-même
de M. de la Motte, et qui, n'ayant point de talent que celui de fondre avec
quelque force dans ses poésies des images empruntées de divers
auteurs, découvre partout, ce me semble, son peu d'invention. Si j'osais
vous dire, Monsieur, à côté de qui le public place un écrivain
si médiocre, à qui même il se fait honneur de le préférer
quelquefois ! mais il ne faut pas que cette injustice vous surprenne ni
ne vous choque : de mille personnes qui lisent, il n'y en a peut-être
pas une qui ne préfère, en secret, l'esprit de M. de Fontenelle
au sublime M. de Meaux, et l'imagination des Lettres persanes10 à la
perfection des Lettres Provinciales, où l'on est étonné de
voir ce que l'art a de plus profond, avec toute la véhémence
et toute la naïveté de la nature. C'est que les choses ne font
impression sur les hommes que selon la proportion qu'elles ont avec leur génie ;
ainsi le vrai, le faux, le sublime, le bas, etc., tout glisse sur bien des
esprits et ne peut aller jusqu'à eux : c'est par la même
raison qui fait que les choses trop petites par rapport à notre vue
lui échappent,
et que les trop grandes l'offusquent. D'où vient que tant de gens encore
préfèrent à la profondeur méthodique de M. Locke,
la mémoire féconde et décousue de M. Bayle, qui, n'ayant
pas peut-être l'esprit assez vaste pour former le plan d'un ouvrage régulier,
entasse, dans ses réflexions sur la comète, tant d'idées
philosophiques, qui n'ont pas un rapport plus nécessaire entre elles
que les fades histoires de madame de Villedieu11 ?
D'où vient cela ?
Toujours du même fonds : c'est que cette demi-profondeur de M. Bayle
est plus proportionnée aux hommes.
Que si l'on se trompe ainsi sur des choses de jugement, combien à plus
forte raison sur des matières de goût, où il faut sentir,
ce me semble, sans aucune gradation, le sentiment dépendant moins des
choses, que de la vitesse avec laquelle l'esprit les pénètre.
Je parlerai encore là-dessus longtemps, si je pouvais oublier à qui
je parle. Pardonnez, Monsieur, à mon âge et au métier que
je fais, le ridicule de tant de décisions aussi mal exprimées
que présomptueuses. J'ai souhaité toute ma vie, avec passion,
d'avoir l'honneur de vous voir, et je suis charmé d'avoir dans cette
lettre une occasion de vous assurer, du moins, de l'inclination naturelle et
de l'admiration naïve avec laquelle, Monsieur, je suis, du fond de mon
cœur,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur.
Mon adresse est à Nancy, capitaine au régiment d'infanterie du Roi.
2 - Voltaire à Vauvenargues à Paris, le 15 avril 1743
J'eus l'honneur de dire, hier, à M. le duc de Duras que je venais
de recevoir une lettre d'un philosophe plein d'esprit, qui, d'ailleurs, était
capitaine au régiment du Roi : il devina aussitôt M. de
Vauvenargues. Il serait, en effet, fort difficile, Monsieur, qu'il y eût
deux personnes capables d'écrire une telle lettre ; et, depuis que
j'entends raisonner sur le goût, je n'ai rien vu de si fin et de si
approfondi que ce que vous m'avez fait l'honneur d'écrire.
Il n'y avait pas quatre hommes, dans le siècle passé,
qui osassent s'avouer à eux-mêmes que Corneille n'était
souvent qu'un déclamateur ; vous sentez, Monsieur, et vous exprimez
cette vérité,
en homme qui a des idées bien justes et bien lumineuses. Je ne m'étonne
point qu'un esprit aussi sage et aussi fin donne la préférence à l'art
de Racine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours maîtresse
du cœur, qui ne lui fait dire que ce qu'il faut, et de la manière
dont il faut ; mais, en même temps, je suis persuadé que
ce même
goût, qui vous a fait sentir si bien la supériorité de
l'art de Racine, vous fait admirer le génie de Corneille, qui a créé la
tragédie dans un siècle barbare. Les inventeurs ont le premier
rang, à juste titre, dans la mémoire des hommes : Newton
en savait assurément, plus qu'Archimède ; cependant les Equipondérants d'Archimède
seront, à jamais, un ouvrage admirable. La belle
scène d'Horace et de Curiace, les deux charmantes scènes du Cid,
une grande partie de Cinna, le rôle de Sévère,
presque tout celui de Pauline, la moitié du dernier acte de Rodogune,
se soutiendraient à côté d'Athalie,
quand même ces morceaux seraient faits aujourd'hui. De quel œil
devons-nous donc les regarder, quand nous songeons au temps où Corneille
a écrit ? J'ai toujours dit : Multuae sunt mansiones in
domo patris mei12 ;
Molière ne m'a point empêché d'estimer le Glorieux de
M. Destouches ; Rhadamiste13 m'a ému, même après Phèdre.
Il appartient à un homme comme vous, Monsieur, de donner des préférences,
et point d'exclusions.
Vous avez grande raison, je crois, de condamner le sage Despréaux
d'avoir comparé Voiture à Horace14.
La réputation de Voiture a
dû tomber, parce qu'il n'est presque jamais naturel, et que le peu d'agréments
qu'il a sont d'un genre bien petit et bien frivole ; mais il y a des choses
si sublimes dans Corneille, au milieu de ses froids raisonnements, et même
des choses si touchantes, qu'il doit être respecté avec ses défauts.
Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci, qu'on aime encore à voir à côté des
Paul Véronèse et des Titien. Je sais, Monsieur, que le public
ne connaît pas encore assez tous les défauts de Corneille ; il
y en a que l'illusion confond encore avec le petit nombre de ses rares beautés.
Il n'y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque
chose ; le public commence toujours par être ébloui :
on a d'abord été ivre
des Lettres persanes, dont vous parlez ; on a négligé le
petit livre de la Décadence des Romains du même auteur ;
cependant, je vois que tous les bons esprits estiment le grand sens qui règne
dans ce bon livre d'abord méprisé, et font assez peu de cas de
la frivole imagination des Lettres persanes, dont la hardiesse, en
certains endroits,
fait le plus grand mérité. Le grand nombre des juges décide, à la
longue, d'après les voix du petit nombre éclairé ;
vous me paraissez, Monsieur, fait pour être à la tête de
ce petit nombre. Je suis fâché que le parti des armes, que vous
avez pris, vous éloigne d'une ville où je serais à portée
de m'éclairer de vos lumières15 ;
mais ce même esprit de
justesse qui vous fait préférer l'art de Racine à l'intempérance
de Corneille, et la sagesse de Locke à la profusion de Bayle, vous servira
dans votre métier ; la justesse sert à tout. Je m'imagine que
M. de Catinat aurait pensé comme vous.
J'ai pris la liberté de remettre au coche de Nancy
un exemplaire que j'ai trouvé d'une des moins mauvaises éditions
de mes faibles ouvrages ; l'envie de vous offrir ce petit témoignage
de mon estime l'a emporté sur la crainte que votre goût me donne.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous méritez, Monsieur, votre, etc.
3 - Vauvenargues à Voltaire à Nancy, le 22 avril 1743
Monsieur,
Je suis au désespoir que vous me forciez à respecter
Corneille : je relirai les morceaux que vous me citez ; et, si je n'y
trouve pas tout
le sublime que vous y sentez, je ne parlerai de ma vie de ce grand homme, afin
de lui rendre, au moins par mon silence, l'hommage que je lui dérobe
par mon faible goût.
Permettez-moi cependant, Monsieur, de vous répondre,
sur ce que vous le comparez à Archimède, qu'il y a bien de la
différence
entre un philosophe qui a posé les premiers fondements des vérités
géométriques, sans avoir d'autre modèle que la nature
et son profond génie, et un homme qui, sachant les langues mortes, n'a
pas même fait passer dans la sienne toute la perfection des maîtres
qu'il a imités. Ce n'est pas créer, ce me semble, que de travailler
avec des modèles, quoique dans une langue différente, quand on
ne les égale pas. Newton, dont vous parlez, Monsieur, a été guidé,
je l'avoue, par Archimède, et par ceux qui ont suivi Archimède ;
mais il a surpassé ses guides ; partant, il est inventeur :
il faudrait donc que Corneille eût aussi surpassé ses maîtres
pour être
au niveau de Newton, bien loin d'être au-dessus de lui. Ce n'est pas
que je lui refuse d'avoir des beautés originales, je le crois ;
mais Racine a le même avantage. Qui ressemble moins à Corneille
que Racine ? Qui a suivi une route, je ne dis pas plus différente,
mais plus opposée ? Qui est plus original que lui ? En vérité,
Monsieur, si l'on peut dire que Corneille a créé le théâtre,
doit-on refuser à racine la même louange ? Ne vous semble-t-il
pas même, Monsieur, que Racine, Pascal, Bossuet, et quelques autres,
ont créé la langue française ? Mais, si Corneille
et Racine ne peuvent prétendre à la gloire des premiers inventeurs,
et qu'ils aient eu l'un et l'autre des maîtres, lequel les a mieux imités ?
Que vous dirai-je, après cela, Monsieur, sur les louanges
que vous me donnez ? S'il était convenable d'y répondre
par des admirations sincères, je le ferais de tout mon cœur ;
mais la gloire d'un homme comme vous est à n'être plus loué,
et à dispenser
les éloges. J'attends, avec toute l'impatience imaginable, le présent
dont vous m'honorez : vous croyez bien, Monsieur, que ce n'est pas pour
connaître
davantage vos ouvrages, je les porte toujours avec moi ; mais de les avoir
de votre main, et de les recevoir comme une marque de votre estime, c'est une
joie, Monsieur, que je ne contient point, et que je ne puis m'empêcher
de répandre sur le papier. Il faut que vous voyiez, Monsieur, toute
la vanité qu'elle m'inspire : je joins ici un petit discours que
j'ai fait depuis votre lettre, et je vous l'envoie avec la même confiance
que j'enverrais à un autre la Mort de César, ou Athalie.
Je souhaite beaucoup, Monsieur, que vous en soyez content : pour moi, je serai
charmé si
vous le trouvez digne de votre critique, ou que vous m'estimiez assez pour
me dire qu'il ne la mérite pas, supposé qu'il en soit indigne.
Ce sera alors, Monsieur, que je me permettrai d'espérer votre amitié.
En attendant, je vous offre la mienne, de tout mon cœur, et suis avec
passion, Monsieur, etc.
P.S. Quoique ce paquet soit déjà assez considérable, et qu'il soit ridicule de vous envoyer un volume par la poste, j'espère cependant, Monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais que j'y joigne encore un petit fragment. Vous avez répondu à ce que j'ai eu l'honneur de vous écrire de deux grands poètes16, d'une manière si obligeante et si instructive, qu'il m'est permis d'espérer que vous ne me refuserez pas les mêmes lumières sur trois orateurs si célèbres17.
4 - Les Orateurs de Vauvenargues annoté par Voltaire
Qui n'admire la majesté, la pompe, la magnificence, l'enthousiasme
de Bossuet et la vaste étendue de ce génie impétueux,
fécond, sublime ? Qui conçoit sans étonnement la
profondeur incroyable de Pascal, son raisonnement invincible, sa mémoire
surnaturelle18,
sa connaissance universelle et prématurée19 ?
Le premier élève
l'esprit, l'autre le confond et le trouble. L'un éclate comme un tonnerre
dans un tourbillon orageux et, par ses soudaines hardiesses, échappe
aux génies trop timides ; l'autre presse, étonne, illumine,
fait sentir despotiquement l'ascendant de la vérité20 et,
comme si c'était un être d'une autre nature que nous, sa vive
intelligence explique toutes les conditions, toutes les affections et toutes
les pensées
des hommes, et paraît toujours supérieure à leurs conceptions
incertaines. Génie simple et puissant, il assemble des choses qu'on
croyait être incompatibles, la véhémence, l'enthousiasme,
la naïveté, avec les profondeurs les plus cachées de l'art ;
mais d'un art qui, bien loin de gêner la nature, n'est lui-même
qu'une nature plus parfaite, et l'original des préceptes. Que dirai-je
encore ? Bossuet fait voir plus de fécondité, et Pascal
a plus d'invention ; Bossuet est plus impétueux, et Pascal plus
transcendant ; l'un excite l'admiration par de plus fréquentes
saillies ; l'autre, toujours plein et solide, l'épuise par un caractère
plus concis et plus soutenu21.
Mais toi22 qui
les as surpassés en aménités et en grâces,
ombre illustre, aimable génie, toi qui fis régner la vertu par
l'onction et par la douceur, pourrais-je oublier la noblesse et le charme de
ta parole lorsqu'il est question d'éloquence ? Né pour cultiver
la sagesse et l'humanité dans les rois, ta voix ingénue fit retentir
au pied du trône les calamités du genre humain foulé par
les tyrans, et défendit contre les artifices de la flatterie la cause
abandonnée des peuples. Quelle bonté de cœur, quelle sincérité se
remarque dans tes écris ! Quel éclat de paroles et d'images !
Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel, si mélodieux
et si tendre ? Qui orna jamais la raison d'une si touchante parure ?
Ah ! que de trésors d'abondance dans ta riche simplicité !
Ô noms consacrés par l'amour et par les respects
de tous ceux qui
chérissent l'honneur des lettres, restaurateurs des arts, pères
de l'éloquence, lumières de l'esprit humain, que n'ai-je un rayon
du génie qui échauffa vos profonds discours, pour vous expliquer
dignement et marquer tous les traits qui vous ont été propres !
Si l'on pouvait mêler des talents si divers, peut-être
qu'on voudrait penser comme Pascal, écrire comme Bossuet, parler comme
Fénelon.
Mais parce que la différence de leur style venait de la différence
de leurs pensées et de leur manière de sentir les choses, ils
perdraient beaucoup tous les trois si l'on voulait rendre les pensées
de l'un par les expressions de l'autre23.
On ne souhaite point cela en les lisant ; car chacun d'eux s'exprime dans
les termes les plus assortis au caractère
de ses sentiments et de ses idées, ce qui est la véritable marque
du génie. Ce qui n'ont que de l'esprit empruntent successivement toutes
sortes de tours et d'expressions ; ils n'ont pas un caractère distinctif.
5 - Voltaire à Vauvenargues à Paris, le 17 mai 1743
J'ai tardé longtemps à vous remercier, Monsieur, du portrait
que vous avez bien voulu m'envoyer de Bossuet, de Fénelon et de Pascal ;
vous êtes animé de leur esprit quand vous parlez d'eux. je
vous avoue que je suis encore plus étonné que je ne l'étais,
que vous fassiez un métier, très-noble à la vérité,
mais un peu barbare, et aussi propre aux hommes communs et bornés
qu'aux gens d'esprit. je ne vous croyais que beaucoup de goût et de
connaissances, mais je vois que vous avez encore plus de génie. Je
ne sais si cette campagne vous permettra de le cultiver ; je crains
même
que ma lettre n'arrive au milieu de quelque marche, ou dans quelque occasion
où les belles-lettres sont très-peu de saison. Je réprime
mon envie de vous dire tout ce que je pense, et me borne au plaisir de vous
assurer de la singulière estime que vous m'inspirez.
Je suis, Monsieur,
votre, etc.
(à suivre...)
Notes de lecture :
1 Nietzsche dédie Humain, trop humain à Voltaire : « En
mémoire de Voltaire pour le centième anniversaire
de sa mort, le 30 mai 1778. Ce livre, ce monologue, qui a pris forme pendant
un séjour d'hiver à Sorrente (1876-1877), ne serait pas livré au
public maintenant si l'approche du 30 mai 1878 n'avait suscité mon
plus vif désir d'offrir en temps voulu un hommage personnel à l'un
des plus grands libérateurs de l'esprit. ». Dans ses
fragments parallèles à l'écriture d'Humain, trop
humain, Nietzsche
mentionne sa lecture des œuvres de Vauvenargues : « Léopardi
– Chamfort – La Rochefoucauld – Vauvenargues – Coleridge Propos de table.
Traduire »
2 « Aix, qui a donné, depuis,
deux autres personnages à l'égard
desquels non plus aucune désinvolture n'est permise (depuis notre homme
[Malherbe], ils ne sont pas nombreux) : Vauvenargues, Cézanne. » Francis
Ponge – Pour un Malherbe
3 La citation est tirée des Réflexions
et Maximes de Vauvenargues : « Nous sommes trop inattentifs,
ou trop occupés de nous-mêmes,
pour nous approfondir les uns les autres : quiconque a vu des masques, dans
un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître,
pour se quitter le moment d'après, et ne plus se voir ni se regretter,
peut se faire une idée du monde. » On pense aussi à la scène
du bal masqué de Monsieur Arkadin filmé par Orson Welles et que
Debord utilise à la fin de son film « La société du
spectacle ».
4 Voir Corneille et Racine, dans les Réflexions critiques sur quelques
poètes (Gilbert)
5 Bajazet, acte I, scène 1 (Gilbert)
6 Bajazet, acte IV, scène 7 (Gilbert)
7 Voir un passage semblable dans le 12ème chap. de l'Introduction à la
Connaissance de l'Esprit humain. Voir aussi la 7ème Réflexion, « Des
romans » (Gilbert)
8 Boileau n'a pas loué, toute sa vie, Voiture, et, avant sa mort, il
s'est rétracté. On dirait que Voltaire lui-même répond à Vauvenargues,
dans cette note de son Temple du Goût : « Il est vrai que Despréaux
a comparé Voiture à Horace, mais Despréaux était
jeune alors. Il payait volontiers ce tribut à la réputation de
Voiture, pour attaquer celle de Chapelain, qui passait alors pour le plus grand
génie de l'Europe, et Despréaux a rétracté depuis
ces éloges. » (Gilbert)
9 J.-B. Rousseau (Glibert)
10 On sait que cet ouvrage commença la réputation de Montesquieu
(Gilbert)
11 Marie-Catherine Desjardins, marquise de Villedieu et de la Chasse, naquit à Alençon
vers 1640 : ses œuvres ont été recueillies en 1702, 10 vol.
in-12, et 1721, 12 vol. in-12. On y trouve un grand nombre de romans. Tout
y est peint avec vivacité ; mais le pinceau n'est pas assez correct,
ni assez discret. Elle emploie quelquefois des couleurs trop romanesques, et,
dans ses Mémoires du sérail, il y a trop d'événements
tragiques et invraisemblables. On a d'elle deux tragédies, Manlius
Torquatus et Nitétis, jouées en 1663. Elle mourut en 1683, à Clinchemare,
petit village du Maine. (Brière)
12 Evangile selon saint Jean, chap. XIV, 2 : « Il
y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » (Gilbert)
13 Tragédie de Crébillon (Gilbert)
14 Dans sa 9ème satire (Gilbert)
15 On comprend qu'une telle phrase, écrite par Voltaire, ait pu confirmer
Vauvenargues dans son projet d'abandonner le parti des armes (Gilbert)
16 Corneille et Racine (Brière)
17 Bossuet, Fénelon et Pascal (Brière)
– Voir le fragment intitulé les
Orateurs (Gilbert)
18 Où donc sa mémoire ? (Voltaire)
19 Universelle, non ; prématurée, non (Voltaire)
20 De la vérité, oh ! (Voltaire)
21 Bien (Voltaire)
22 Fénelon
23 Bien (Voltaire)