IRONIE numéro 37 - Supplément Les yeux en face des trous ! (épisode 2)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> Supplément du numéro 37,
"Les yeux en face des trous !"
(deuxième épisode, nouvelle inédite de H. R.)

 

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IRONIE numéro 37, Décembre 1998


LES YEUX EN FACE DES TROUS !
Deuxième épisode
(premier épisode dans le supplément 36 d'Ironie)

Un individu en costume de tweed gris fit alors son apparition au salon. Il venait du couloir et était accompagné d'une jeune Asiatique qui tenait un tout jeune enfant contre son sein. Tous deux vinrent s'asseoir sur un canapé en vis-à-vis de celui où se tenaient Jean et Pierre-Edouard de La Houssaie. Pierre-Edouard, dans un déluge de préciosités, porta le bras en direction du nouveau venu, et tourna la tête vers Jean :

Puis il inversa, dans une avalanche d'afféteries :

L'autre ne put réfréner une grimace pleine de mépris. Pierre-Edouard apporta une correction qu'il jugea indispensable :

Le visage d'Henri-François reprit sa contenance patricienne. Henri-François était un homme d'une rigidité quasi militaire. Son nez était camus, sa bouche rectiligne, son maintien irréprochable. Sa coupe de cheveux était stricte, son œil fixe. Sa respiration n'était perceptible ni par le flottement de sa narine, ni par le soulèvement de son plastron. Rien n'aurait prouvé qu'il était en vie, tant son immobilité était parfaite. Tout chez ce noble paraissait être fait de droiture, excepté sans doute sa sexualité, qui à l'instar des autres hôtes de cette sombre demeure, devait exprimer des sinuosités les plus inattendues. «Il devait y avoir du Mister Hyde chez ce Doctor Jekill», pensa Jean en observant le front haut et dégagé de ce colosse d’airain.
La jeune Asiatique dégrafa sa poitrine pour l'offrir au poupon qui se mit aussitôt à téter goulûment. Le petit joufflu en faisait tout un foin à sucer son quatre-heures : c'était des glouglou et des gurp à attendrir le cœur d'une marâtre. Henri-François était éperdu d'attendrissement devant ce spectacle incomparable. Il jetait un regard paternel et chaleureux sur le nourrisson, l'enveloppait de tendresse et d'affection. Cette droiture vivante mollissait au fur et à mesure que le bambin vidait. «N'est-ce pas qu'il est adorable !» finit-il par lâcher, noyé dans un débordement, presque une éjaculation d'émerveillement. Pierre-Edouard décida alors qu'il était temps d'instruire Jean de la spécialité de ce personnage :

Jean eut un mouvement pour l'en féliciter, mais Pierre-Edouard l'en dissuada aussitôt. Henri-François, qui ne s’intéressait pas du tout à la conversation des deux autres, était à présent en train de faire des guili-guili au petit Jésus qui, de son côté, rotait, bavait et dégoulinait sur le sein de la dégrafée. Pierre-Edouard reprit ses explications :

Pierre-Edouard s’arrêta. L’expression qu’il venait d’utiliser devait tout à coup lui être apparue incongrue car sa bouche était restée béante, comme cela arrive lorsqu’on laisse échapper un mot :

Jean acquiesça d’un hochement de tête. Pierre-Edouard reprit son verbiage :

Il y eut un silence embarrassé. L’individu se pinçait les lèvres comme si les mots que la pensée déposait sur sa langue ne devaient pas sortir de la bouche d’un homme de son rang. Puis, des tournures moins malheureuses lui étant sans doute venues à l’esprit, il déclama à nouveau :

L’assertion de ce lieu commun le frappa comme une évidence. Il fixa quelques instants l’homme dont il venait de dresser le portrait, puis il se tourna derechef vers Jean :

Jean n'écoutait plus son confident. Il avait les yeux rivés sur ce monstre sans nom qui tenait son fils à bout de bras au-dessus de sa tête en lui faisant des mamours, des câlins, mille petits jeux infantiles comme tout père à son fils. Par quel extraordinaire chemin cet homme qui semblait sculpté dans la rectitude était-il arrivé à pareil méandre ? Jean, dans sa réflexion, ne trouvait pas les idées et les raisonnements qui, mis bout-à-bout, l'auraient peut-être amené jusqu'à la compréhension de cet effroyable personnage. Mais il n’eut pas le temps de poursuivre plus avant ses investigations, car Pierre-Edouard de La Houssaie venait de saisir une nouvelle occasion de donner libre cours à sa faconde :

Il dodelina de la tête comme un métronome, pour donner un peu de consistance à sa plaisanterie.

Les deux hommes s'adressèrent un bref salut. L'Anglais prit place dans la bergère puis se versa un verre d’eau-de-vie, pendant que Pierre-Edouard continuait à converser :

Sir Edward était un individu goitreux, vêtu d’un pantalon de velours à grosse côte et d’une veste Prince-de-Galles. Il arborait une chemise blanche surmontée d’un foulard en soie qui ne parvenait pas à masquer son double menton prononcé. La chevelure, rousse et abondamment bouclée, abritait un visage sanguin, presque congestionné, et affublé d’une sorte de dissymétrie : Sir Edward avait un sourcil placé à une hauteur nettement plus élevée que l’autre. Ses mains, dont les ongles semblaient anormalement diaphanes et de taille trop régulière, étaient probablement manucurées. Ses souliers, impeccablement cirés, donnaient à l’ensemble l’impression d’un homme très soigné. Le gentleman trempa les lèvres dans son verre d’alcool, fit une petite moue, reposa le verre sur le guéridon, et se décida enfin à prendre la parole :

Sir Edward cessa de parler. Son regard venait de tomber sur Henri-François de Saint-Vigneux qui donnait des signes manifestes d’infantilisme :

Henri-François, entièrement à ses papouilles, ne prêta nullement attention à la pique de l'Anglais. Les deux hommes avaient l’air de se mépriser réciproquement. Sir Edward, qui toisait l'homme en costume de tweed, revint à Jean :

Son regard semblait effectivement très loin. Il demeura ainsi quelques instants, l'œil perdu sur quelque coquecigrue invisible, à la manière de ces fous qui semblent apercevoir des choses invisibles pour le commun des mortels. Il redescendit soudain de sa rêverie, un peu essoufflé, comme après une course folle :

Sir Edward devenait très agité. Il semblait ne plus être en mesure de correctement poursuivre son discours. Pierre-Edouard, s’apercevant que l’Anglais était aphone, décida de continuer lui-même :

Jean, devinant vaguement qu’il était question d’un subtil supplice, interrogeait son conteur d’un regard perplexe :

Pierre-Edouard se fit ici interrompre par Sir Edward qui semblait avoir retrouver sa voix :

Le pauvre homme semblait être aux prises avec l'ineffable. Les mots, il ne les trouvait plus. Il avait gardé la bouche ouverte et écarté les deux mains, comme pour faire une grande annonce, mais plus rien ne sortait. Sa figure, d’un naturel coloré, était devenue écarlate : un afflux de sang inexplicable était venu envahir sa face qui, de toute évidence, ne supportait pas du tout ce surnombre globulaire. Jean, jugeant que la tête de l’individu prenait une couleur et un volume inquiétants, fit un signe à Pierre-Edouard :

Ce disant, Pierre-Edouard désigna d’un geste discret deux individus qui venaient de faire leur apparition au salon. Jean tourna son regard vers eux. Ils avaient pris place dans un canapé à côté du fauteuil de buveur-de-foutre. L’un était âgé, grand, cheveux blancs, visage fin, tout de blanc vêtu. L’autre, une fillette de petite taille, yeux globuleux, sourire d’une oreille à l’autre. L’homme en blanc sortit un petit carnet, l’ouvrit, y lut quelques lignes, puis releva la tête et prit une attitude d’intense réflexion. Pierre-Edouard alluma un cigare avant de commencer l’instruction de ce nouveau personnage :

En même temps qu’il riait de son mot, Pierre-Edouard enveloppa la tenancière d’un regard amoureux, de cet amour mêlé de protection qu’éprouvent les enfants pour leur mère, dès qu’ils s’aperçoivent que celle-ci commence à se fâner. Madame Jiang lui adressa un sourire ridé. Il se remit à narrer :

Il tira sur son cigare, lentement, en prenant l’air d’un homme qui peine à retrouver une précision :

L’aristocrate fit semblant de s’approcher de Jean et reprit à voix basse :

De l’air d’un enfant qui, subitement, prend conscience que ses imprudentes paroles mettent en danger un camarade de jeux, Pierre-Edouard jugea qu’il était nécessaire de mettre en garde son auditeur :

...À SUIVRE...

H. R.


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