IRONIE numéro 37 - Supplément Les yeux en face des trous ! (épisode 2)
LES YEUX EN FACE DES TROUS !
Deuxième épisode
(premier épisode dans le supplément 36 d'Ironie)
Un individu en costume de tweed
gris fit alors son apparition au salon. Il venait du couloir et était
accompagné d'une jeune Asiatique qui tenait un tout jeune enfant contre
son sein. Tous deux vinrent s'asseoir sur un canapé en vis-à-vis
de celui où se tenaient Jean et Pierre-Edouard de La Houssaie.
Pierre-Edouard, dans un déluge de préciosités,
porta le bras en direction du nouveau venu, et tourna la tête vers Jean :
- Jean, permettez
moi de vous présenter Henri-François de Saint-Vigneux.
Puis il inversa, dans une avalanche
d'afféteries :
- Henri-François,
j'ai l'honneur de vous faire faire la connaissance de Jean Givit.
L'autre ne put réfréner
une grimace pleine de mépris. Pierre-Edouard apporta une
correction qu'il jugea indispensable :
- Naturellement,
il sagit dun pseudonyme
C'est que Jean est un voyeur, et
il désire rester incognito !
Le visage d'Henri-François
reprit sa contenance patricienne. Henri-François était
un homme d'une rigidité quasi militaire. Son nez était camus,
sa bouche rectiligne, son maintien irréprochable. Sa coupe de cheveux
était stricte, son il fixe. Sa respiration n'était perceptible
ni par le flottement de sa narine, ni par le soulèvement de son plastron.
Rien n'aurait prouvé qu'il était en vie, tant son immobilité
était parfaite. Tout chez ce noble paraissait être fait de droiture,
excepté sans doute sa sexualité, qui à l'instar des autres
hôtes de cette sombre demeure, devait exprimer des sinuosités les
plus inattendues. «Il devait y avoir du Mister Hyde chez ce Doctor Jekill»,
pensa Jean en observant le front haut et dégagé de ce colosse
dairain.
La jeune Asiatique dégrafa sa poitrine pour l'offrir au poupon qui se
mit aussitôt à téter goulûment. Le petit joufflu en
faisait tout un foin à sucer son quatre-heures : c'était
des glouglou et des gurp à attendrir le cur d'une marâtre.
Henri-François était éperdu d'attendrissement
devant ce spectacle incomparable. Il jetait un regard paternel et chaleureux
sur le nourrisson, l'enveloppait de tendresse et d'affection. Cette droiture
vivante mollissait au fur et à mesure que le bambin vidait. «N'est-ce
pas qu'il est adorable !» finit-il par lâcher, noyé dans
un débordement, presque une éjaculation d'émerveillement.
Pierre-Edouard décida alors qu'il était temps d'instruire
Jean de la spécialité de ce personnage :
Jean eut un mouvement pour l'en
féliciter, mais Pierre-Edouard l'en dissuada aussitôt.
Henri-François, qui ne sintéressait pas du
tout à la conversation des deux autres, était à présent
en train de faire des guili-guili au petit Jésus qui, de son côté,
rotait, bavait et dégoulinait sur le sein de la dégrafée.
Pierre-Edouard reprit ses explications :
- C'est-à-dire
qu'en réalité, Henri-François est à
peu près papa tous les quinze jours : c'est sa spécialité
qui lexige. Toutes les deux semaines, il engrosse une jeune femme. Il
en tient près d'une trentaine à sa disposition. Lorsque lune
dentre elles a accouché, elle est de nouveau disponible, vous
comprenez ? Il faut neuf mois pour qu'une femme mette au monde un enfant !
Et Henri-François en engrosse une tous les quinze jours.
Il lui en faut donc au minimum dix-huit, de telle sorte qu'avec une trentaine,
il est à l'aise, car ce quil veut éviter par dessus tout,
ce sont les ruptures de stock
Pierre-Edouard sarrêta.
Lexpression quil venait dutiliser devait tout à coup
lui être apparue incongrue car sa bouche était restée béante,
comme cela arrive lorsquon laisse échapper un mot :
- N'allez pas
imaginer que c'est là la spécialité de Henri-François.
Car chez cet individu, engrosser ne signifie pas plus qu'inséminer
D'ailleurs je peux bien vous confier que mettre enceinte toutes ces jeunes
filles, enfin je veux dire l'acte en lui-même, dégoûte
tout à fait notre homme
A tel point, vous dis-je, qu'il envisage
à l'avenir de féconder in vitro
Cela se fait maintenant
! C'est beaucoup plus pratique et tellement plus hygiénique ! Vous
ne trouvez pas ?
Jean acquiesça dun
hochement de tête. Pierre-Edouard reprit son verbiage :
- Mais où
en étais-je donc ? Ah oui ! tous les quinze jours
De telle sorte
qu'environ dix-huit de ces femmes sont enceintes simultanément. Seulement
vous savez, il y a des aléas : des grossesses tardives ou des
prématurés, cela arrive constamment. Quelquefois, il y a aussi
des mort-nés
Mais ça n'a pas d'importance, ce qui compte,
c'est qu'il en mette une enceinte tous les quinze jours. Ensuite, les bébés
sont élevés chez des nourrices à l'extérieur,
ou quelquefois ici même, comme celui-ci. En tout cas, jusqu'à
l'âge de trois ans, car après
Hum, comment vous expliquer
cela ? Après, eh bien
Après, comment vous dire ?
Il y eut un silence embarrassé.
Lindividu se pinçait les lèvres comme si les mots que la
pensée déposait sur sa langue ne devaient pas sortir de la bouche
dun homme de son rang. Puis, des tournures moins malheureuses lui étant
sans doute venues à lesprit, il déclama à nouveau :
- Mais oui, c'est
tout simple, dès que l'un d'entre eux a atteint l'âge de trois
ans, il le viole ! Enfin, je veux dire qu'il le sodomise
C'est-à-dire
qu'il le tue, car bien évidemment à cet âge là,
on ne supporte pas les choses de la même façon
On est plus
fragile, vous devez bien comprendre, n'est-ce pas, trois ans ! Oh, vous savez,
il n'a pas choisi ce chiffre au hasard, car Henri-François
n'est pas homme à laisser ses affaires au hasard, c'est un perfectionniste
Il a fait de nombreux essais avant de se régler : un an, deux
ans, deux ans et demi, que de tâtonnements ! Et puis un jour il m'a
dit : « trois » ! Et depuis, il s'y est toujours tenu. Il
appelle ça l'âge idéal. Ah, je ne sais pas exactement
de quelle façon il peut en juger, je crois qu'il a ses critères
à lui
La fermeté des fesses, la douceur de la peau, et
puis peut-être aussi la voix, car Henri-François les fait un
peu crier, n'est-ce pas
Enfin, trois c'est trois, il n'en changera plus
maintenant, que voulez-vous, l'habitude est une seconde nature
Lassertion de ce lieu commun
le frappa comme une évidence. Il fixa quelques instants lhomme
dont il venait de dresser le portrait, puis il se tourna derechef vers Jean :
- Tout ça
pour vous dire que notre ami Henri-François pratique une
spécialité qui le ruine littéralement ! Voyez vous cela :
en permanence au moins dix-huit femmes enceintes
Tout cela nécessite
des soins, un suivi médical ! Et près de soixante-douze gamins
en bas âge, qu'il faut élever, c'est-à-dire près
dune vingtaine de nourrices, qu'il faut payer
Sans compter les
accouchements, et surtout les enterrements, car un lardon à mettre
en terre tous les quinze jours, c'est encore tout un commerce
Pour avoir
la paix et la discrétion, il faut soudoyer à tour de bras, arroser
sans cesse, comprenez vous ? Car si ceci devait être su, ça ferait
encore tout un foin, vous imaginez bien la chose
Il m'a avoué
un jour que cette petite affaire lui coûtait plus de la moitié
de ses rentes annuelles : là, il n'est pas raisonnable, je le
lui ai souvent répété. Mais que voulez-vous, il aime
les enfants. Ah, les enfants
Qui ne les aime pas ?
Jean n'écoutait plus son
confident. Il avait les yeux rivés sur ce monstre sans nom qui tenait
son fils à bout de bras au-dessus de sa tête en lui faisant des
mamours, des câlins, mille petits jeux infantiles comme tout père
à son fils. Par quel extraordinaire chemin cet homme qui semblait sculpté
dans la rectitude était-il arrivé à pareil méandre
? Jean, dans sa réflexion, ne trouvait pas les idées et les raisonnements
qui, mis bout-à-bout, l'auraient peut-être amené jusqu'à
la compréhension de cet effroyable personnage. Mais il neut pas
le temps de poursuivre plus avant ses investigations, car Pierre-Edouard
de La Houssaie venait de saisir une nouvelle occasion de donner
libre cours à sa faconde :
- Voici Sir
Edward. C'est un Anglais, vous allez voir, il est charmant
Asseyez-vous Edward ! Tenez, installez-vous dans le Louis XVI,
il est moelleux à vous en faire perdre la tête, ah ! ah
!
Il dodelina de la tête
comme un métronome, pour donner un peu de consistance à sa plaisanterie.
- Je vous présente
un nouvel hôte, Jean Givit : c'est un voyeur
- Enchanté
- Très heureux
Les deux hommes s'adressèrent
un bref salut. L'Anglais prit place dans la bergère puis se versa un
verre deau-de-vie, pendant que Pierre-Edouard continuait à converser :
- Edward, figurez-vous
que j'étais en train de présenter notre petite famille à
Jean. J'allai justement me mettre à parler de vous quand vous êtes
arrivé. Mais puisque vous êtes là, je vous laisse la parole.
Je suis certain que Jean est impatient de connaître votre spécialité
Sir Edward était
un individu goitreux, vêtu dun pantalon de velours à grosse
côte et dune veste Prince-de-Galles. Il arborait une
chemise blanche surmontée dun foulard en soie qui ne parvenait
pas à masquer son double menton prononcé. La chevelure, rousse
et abondamment bouclée, abritait un visage sanguin, presque congestionné,
et affublé dune sorte de dissymétrie : Sir Edward avait
un sourcil placé à une hauteur nettement plus élevée
que lautre. Ses mains, dont les ongles semblaient anormalement diaphanes
et de taille trop régulière, étaient probablement manucurées.
Ses souliers, impeccablement cirés, donnaient à lensemble
limpression dun homme très soigné. Le gentleman trempa
les lèvres dans son verre dalcool, fit une petite moue, reposa
le verre sur le guéridon, et se décida enfin à prendre
la parole :
- Hum, ma spécialité,
ah ! oui
Bien sûr, vous voulez savoir ce que je
Sir Edward cessa
de parler. Son regard venait de tomber sur Henri-François
de Saint-Vigneux qui donnait des signes manifestes dinfantilisme
:
- Eh bien, voyez-vous,
ma spécialité ne consiste pas à violer des petits enfants
de trois ans comme l'espèce de demeuré qui a la mauvaise grâce
d'encombrer le canapé qui nous fait face
Henri-François, entièrement
à ses papouilles, ne prêta nullement attention à la pique
de l'Anglais. Les deux hommes avaient lair de se mépriser réciproquement.
Sir Edward, qui toisait l'homme en costume de tweed, revint à Jean :
- Mon uvre
est beaucoup plus cérébrale, spirituelle, j'allais dire même
philosophique. Je suis un rachidien, pas un spermeux ! Sachez le bien, monsieur
Jouit-vite, l'orgasme, ça se passe dans la poire, pas
dans la carotte
Tout au plus, la queue peut-elle être une sorte
de catalyseur dans cet étonnant mécanisme, et encore, seulement
chez les êtres inférieurs, chez les sous-évolués.
Mais chez un homme d'esprit, le phallus n'est d'aucun recours à l'acte
de jouissance. Pis ! Il encombre, il dénature, il pollue la qualité
de cette jouissance qui, je le rappelle, a lieu dans le cerveau. Aussi, ma
spécialité est-elle infiniment plus esthétique que celle
de cette misérable sous-merde qui ne peut pas s'empêcher d'enculer
ce qu'il fabrique, et de fabriquer pour enculer
Esclave ! Esclave de
sa queue ! Misérable esclave
Voyez-vous, je jouis assis dans
un fauteuil, et les bras croisés. Je jouis tranquille, là où
les autres suent et se démènent pour la plupart du temps n'arriver
à rien dintéressant
Moi, je ne fais quobserver
! J'observe et je voyage avec mon esprit, je voyage loin, très loin
Son regard semblait effectivement
très loin. Il demeura ainsi quelques instants, l'il perdu sur quelque
coquecigrue invisible, à la manière de ces fous qui semblent apercevoir
des choses invisibles pour le commun des mortels. Il redescendit soudain de
sa rêverie, un peu essoufflé, comme après une course folle :
- Mais il me faut
un support ! Eh oui, il ne suffit pas d'observer, encore faut-il quil
y ait quelque chose à voir. Tout spectateur a son spectacle. Eh bien
moi aussi, monsieur, j'ai mon spectacle ! Seulement le mien nest pas
ordinaire. Ou plutôt si, il l'est tout à fait
Un visage
de femme : un simple visage de femme. Mais pas à n'importe quel
moment, ne vous méprenez pas, je ne fais pas partie de ces crétins
qui tombent en pâmoison devant une chevelure sensuelle, une bouche idéalement
dessinée ou un il charmant
Non ! Ces conneries là,
je m'en fous complètement
Je parle de ces visages qui sont au
supplice, au bord du gouffre, à lextrême limite, de ces
visages affolés et en sueur qui réclament la pitié, lestocade,
la mise à mort
Des visages de femmes qui jouissent ! Qui jouissent
! Evidemment, j'ai un truc, comment dire, un stratagème, enfin une
méthode, n'est-ce pas
Sir Edward devenait
très agité. Il semblait ne plus être en mesure de correctement
poursuivre son discours. Pierre-Edouard, sapercevant que lAnglais
était aphone, décida de continuer lui-même :
- Sir Edward
a fait aménager spécialement le piano que vous voyez ici :
ça lui a coûté une petite fortune. Plusieurs ingénieurs
ont travaillé à le mettre au point : il détecte
les fausses notes
Ce serait un appareil très utile pour apprendre
à jouer, mais Sir Edward ne l'utilise pas dans ce dessein
Voilà,
le reste est très simple
Madame Jiang fournit à Edward
de jeunes femmes qui savent jouer du piano. Il les fait asseoir et attacher
sur le siège qui est scellé au plancher. Puis, il leur glisse
une sorte de vibromasseur dans le sexe. Celui-là aussi a coûté
très cher : c'est un engin parfaitement sophistiqué. Il fonctionne
à l'électrique. Il varie les rythmes, les angles, et je vous
jure qu'aucune femme ne peut résister très longtemps avec un
engin pareil entre les jambes
Lappareil est attaché à
la taille de la jeune femme : il lui est impossible de l'enlever en cours
de route. Et puis, il y a les électrodes, attachées à
chaque cheville de la jeune fille, vous comprenez ?
Jean, devinant vaguement quil
était question dun subtil supplice, interrogeait son conteur dun
regard perplexe :
- Quoi, vous ne
saisissez pas ? Mais enfin, c'est évident
La jeune fille doit
jouer du piano
Mais cela lui devient de plus en plus difficile ! Et
cependant, elle doit rester concentrée, car si elle s'arrête
ou fait la moindre fausse note, c'est une petite décharge électrique
Une décharge électrique, ça na rien de très
agréable, n'est-ce pas ? Donc, pour éviter cela, elle doit jouer
sans se tromper : il n'y a pas d'autre moyen ! Mais, pour interpréter
du Mozart avec un godemichet électronique entre les cuisses, il faut
être totalement virtuose ou complètement frigide
Or, les
demoiselles que Sir Edward fait asseoir à son piano ont en général
le sexe trop rapide ou les doigts qui ne le sont pas assez : et cest
souvent que le torchon brûle dun côté, quand ce nest
pas des deux ! Tenez, cest bien simple, depuis quatre ans quEdward
la fait jouer ici, je nai jamais pu entendre les dix dernières
minutes de la sonate vingt-trois en opus majeur. Mais alors, avant que la
musique ne cesse pour de bon, car le supplice dure jusqu'à lévanouissement,
que de contorsions du visage, que dis-je des contorsions, mais ce sont tout
simplement des
Pierre-Edouard se
fit ici interrompre par Sir Edward qui semblait avoir retrouver
sa voix :
- Des grimaces
! Des grimaces comme le mieux monté des étalons n'en verra sans
doute jamais, cher monsieur
Parce que, comprenez-vous, il y a le labour
et il y a la récolte
Moi, je n'égare pas mes forces à
retourner la terre ou à ensemencer
Je savoure uniquement le fruit,
quand il est bien mûr. Regardez tous ces crétins, en train de
s'épuiser à la tâche
Ils suent, ils se dépensent,
ils s'égarent, ils séparpillent
Pour ceux-là,
le coït n'est pas davantage qu'un vulgaire exercice physique
Une
partie de baise ou trois tours de stade, c'est la même chose pour ces
espèces de décérébrés : le défouloir
! Ils ne seront apaisés que quand ils seront épuisés
Et si, par bonheur, ils arrivent à faire jouir leur partenaire, ils
seront trop anéantis pour en savourer la récompense
Combien
dabrutis oublient de regarder leur femme au moment précis où
celle-ci atteint l'orgasme ? Trop occupés qu'ils sont à la besogner
! On ne peut décidément pas être au four et au moulin
La basse besogne, je la fais faire par la mécanique. Et puis avec la
mécanique, je suis toujours sûr d'obtenir le meilleur résultat
Ah ! Mon ami, vous devriez voir ça
Ces yeux suppliants d'animal
aux abois, ces rictus désordonnés et obscènes, ces narines
désespérées de ne pouvoir trouver assez d'air, ces joues
rouges, apoplectiques, ces lèvres tremblantes desquelles séchappent
des sons qui ressemblent à des râles, tous ces petits tremblements
des muscles de la face, ces visages noyés dans la sueur, les larmes
et la bave ! Car je les fais baver ! De plaisir, de rage, de douleur, que
sais-je ! Sans oublier les fausses notes, et le petit coup de jus
Et
puis la musique recommence ! Ah
Et moi, je suis là, accoudé
sur le piano, à quelques centimètres, et jobserve ! Je
vois, je regarde, je mémorise, j'en loupe pas une miette, je men
fourre plein les carreaux
Ah ! ça c'est
Comment dire ?
Mais enfin, tout est là
Tout le reste n'est qu'enfantillage
Ce spectacle-là, voyez vous, c'est
Ah, cest
Le pauvre homme semblait être
aux prises avec l'ineffable. Les mots, il ne les trouvait plus. Il avait gardé
la bouche ouverte et écarté les deux mains, comme pour faire une
grande annonce, mais plus rien ne sortait. Sa figure, dun naturel coloré,
était devenue écarlate : un afflux de sang inexplicable était
venu envahir sa face qui, de toute évidence, ne supportait pas du tout
ce surnombre globulaire. Jean, jugeant que la tête de lindividu
prenait une couleur et un volume inquiétants, fit un signe à Pierre-Edouard
:
- Aucun danger :
dans quelques minutes, il aura dégonflé
Pour la plupart
dentre nous, lexcitation sexuelle se manifeste par une augmentation
volumétrique de la verge. Quant à lui, cest une anomalie :
au lieu de descendre en bas, le sang lui remonte à la tête !
Que voulez-vous ? Triste anatomie
Ce disant, Pierre-Edouard
désigna dun geste discret deux individus qui venaient de faire
leur apparition au salon. Jean tourna son regard vers eux. Ils avaient pris
place dans un canapé à côté du fauteuil de buveur-de-foutre.
Lun était âgé, grand, cheveux blancs, visage fin,
tout de blanc vêtu. Lautre, une fillette de petite taille, yeux
globuleux, sourire dune oreille à lautre. Lhomme en
blanc sortit un petit carnet, louvrit, y lut quelques lignes, puis releva
la tête et prit une attitude dintense réflexion. Pierre-Edouard
alluma un cigare avant de commencer linstruction de ce nouveau personnage :
- Voici un mathématicien :
Karl-Rudolf Von Happeneim ! Il est autrichien et,
vous ne le savez sans doute pas, ses travaux sont tout à fait reconnus
dans monde entier
Enfin, je veux dire, dans le milieu scientifique,
car Karl-Rudolf est avant tout un homme de science
Il est lauteur
de quelques théorèmes fameux
Remarquez que je vous dis
cela, mais je vous avoue moi-même ny rien entendre
Les mathématiques
me sont, à moi, ce que la morale doit être à Madame Jiang :
un simple souvenir
En même temps quil
riait de son mot, Pierre-Edouard enveloppa la tenancière
dun regard amoureux, de cet amour mêlé de protection quéprouvent
les enfants pour leur mère, dès quils saperçoivent
que celle-ci commence à se fâner. Madame Jiang lui adressa un sourire
ridé. Il se remit à narrer :
- Seulement un
jour, il ma montré une revue, une revue scientifique ! Notre
homme y figurait en première page, et il y avait dans le numéro
plusieurs articles fort élogieux le concernant
Cest un
spécialiste de la logique binaire, vous savez : les uns et les
zéros
Ou plutôt devrais-je dire : « cétait
un spécialiste ». Car la parution dont je vous parle date dil
y a au moins une douzaine dannées
Notez que, dune
certaine façon, il lest toujours ; seulement maintenant, ses
travaux ne sont plus guère reconnus quà lintérieur
des murs de cet établissement
Il tira sur son cigare, lentement,
en prenant lair dun homme qui peine à retrouver une précision :
- Oui, cela fait
maintenant dix ans que Karl-Rudolf a quitté son laboratoire,
définitivement. Il est venu sinstaller chez Madame Jiang. Mais
cest que lanimal na pas quitté la science pour autant :
il sest simplement vanté de vouloir se consacrer à «
de nouvelles méthodes de recherche »
Et il a installé
son laboratoire ici ! Oui, ici même : tenez, ce couloir, eh bien
tout au bout, à gauche, la dernière porte, cest ici quil
est son laboratoire ! Une pièce immense
Que Madame Jiang lui
loue très cher, mais que voulez-vous : la science, ça na
pas de prix
Et le plus fameux, cest quil ny a absolument
rien dans cette pièce, mais ce qui sappelle rien, même
pas une chaise
Enfin, il ny a rien, cest-à-dire
Sauf les jours où il fait ses expériences, naturellement ! Ce
nest pas tous les jours, heureusement
Car alors là mon
ami, cest du monde à ne plus finir
Laristocrate fit semblant
de sapprocher de Jean et reprit à voix basse :
- Voyez-vous,
je vais vous faire une confidence : vous vous rappellez cette revue scientifique
dont je vous parlais tout à lheure ? Eh bien chaque année,
Karl-Rudolf lui envoie les résultats de ses recherches
personnelles
Il les adresse au directeur lui-même, mais oui
Tous les théorèmes quil a démontrés dans
lannée, en général au moins une quinzaine, il les
note sur un carnet, et il lexpédie, comme ça, sans un
mot, il signe simplement
Et le directeur répond à chaque
fois
Jai conservé toutes ses lettres : je dois en avoir
près dune dizaine
Oh, elles sont succinctes, ce nest
jamais plus dun ou deux mots
Il y deux ans, cétait
: « plaisantin » ou « farceur », je ne me rappelle
plus. Et cette année : « histrion » ! Oui, juste «
histrion », comme ça, en plein milieu de la feuille, mais évidemment
avec cachet, date et signature, car ce directeur est un homme du monde cest
évident ! Combien dautres à sa place nauraient même
pas daigné répondre
Bien sûr, je nai jamais
remis ces lettres à Karl-Rudolf, car Karl-Rudolf
nest pas le genre dindividu quil faut contrarier, comprenez-vous
? Cest un coléreux, un impulsif
- Mais qui est cette jeune enfant qui est assise à ses
côtés ?
- Comment ! Je ne vous ai pas dit ? Mais cest Sonia, voyons
Sa fille. C'est une demeurée, une trisomique, ou une anormale, je ne
sais pas comment il faut dire
Ah oui ! Une mongolienne, je ne trouvais
plus le terme
Vous savez, Karl-Rudolf n'a d'yeux que pour elle :
c'est sa protégée ! Mais nallez pas vous imaginer des
choses
Karl-Rudolf ne la jamais touchée !
Du reste, elle est adorable cette petite, et ici, tout le monde l'aime beaucoup,
elle nous fait bien rire
Tenez, un jour que lautre dingue était
dans la chambre du fond en train de démontrer un de ses théorèmes,
Sir Edward en avait profité pour linstaller au piano
Quelle
rigolade ! Elle ne sait pas en jouer, la pauvre petite
Alors, vous savez,
elle n'arrêtait pas de
De lair dun enfant
qui, subitement, prend conscience que ses imprudentes paroles mettent en danger
un camarade de jeux, Pierre-Edouard jugea quil était nécessaire
de mettre en garde son auditeur :
- Ah mais par
exemple, nallez pas raconter cette histoire à lAutrichien
! Mon Dieu, si jamais il apprenait ce sombre épisode, il tuerait Sir
Edward : oui, il en serait bien capable
Ça a déjà
failli arriver avec Henri-François, mais oui
Ah bien, écoutez,
ce nest pas compliqué, cétait justement lanniversaire
de la petite
Ses trois ans, je crois
Et pour cette occasion, nous
étions tous réunis au salon, ici même
...À SUIVRE...