IRONIE numéro 86 - Supplément "Temps de merde"
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> Supplément du numéro 86,
Temps de merde
(extrait d'un roman en cours)

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IRONIE numéro 86, mai 2003

 Temps de merde

(Extrait d'un roman en cours)
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   Mémé n'avance à rien. On fait du surplace, c'est agaçant. On n'est plus habitué à marcher à ce genre de vitesse, il faut tout le temps courir, se dépêcher, cavaler, gagner du temps, il faut gagner partout, qu'est-ce qu'on gagne à aller vite ? On ne le saura jamais, pas le temps d'y réfléchir ! Papa la soutient un peu, bras dessus, bras dessous, c'est pour l'empêcher de tataner une caillasse, d'aller se pinter dans les bogues de marron, s'ouvrir le crâne contre le trottoir d'une allée, quand on est vieux on se prend les patins dans n'importe quoi, la moindre crotte de chien est un guet-apens, il faut ouvrir l'œil sans arrêt, constamment surveiller, pire qu'un bébé, quand on est petit il y a la garderie, pour les grands, la maison de retraite. Bien sûr, on ne s'oublie pas, le téléphone, c'est bien pratique, une petite visite, de temps en temps... « Est-ce que le personnel s'occupe bien de toi ? La nourriture est bonne ? Il faut manger ! Tu discutes avec ta voisine de chambre, j'espère ? Elle entend haut, dis-tu ? La télévision, tu la regardes quand même ? Ça te fatigue ? Bon, ça va être l'heure du goûter, j'entends le bruit des chariots dans le couloir... Alors je ne vais pas te déranger plus longtemps... La prochaine fois, je veux te trouver aussi bien qu'aujourd'hui, hein, tu entends ? Allez, je t'embrasse... » Oui, il y a ces saloperies de visites qui sont à crever le cœur, et puis il y a les grandes occasions, Noël, le jour de l'An, et la Toussaint...

   La Toussaint, c'est un peu différent, parce qu'en plus du gueuleton de famille, il y a la traditionnelle promenade au cimetière. Si la tombe de pépé était à côté de l'entrée ce ne serait rien, mais elle est tout en haut, près du crématorium, la Roche de Solutré, l'Everest peut-être, je ne sais pas comment mémé perçoit ça, moi j'ai toujours l'impression qu'elle claquera durant le trajet, elle y arrive pourtant, elle y arrive même plus fraîche que quiconque, car quel épuisement pour nous autres de mettre une heure à faire cent mètres, une véritable épreuve pour les nerfs ! « C'est l'occasion de se dégourdir les jambes », c'est surtout l'occasion de se choper une bonne crève, un sale rhume, un vilain chaud et froid, parce qu'il fait toujours un temps dégueulasse les jours de Toussaint, le genre de climat qui sabote autant la santé physique que mentale, les envies de suicide vous poussent dans le cerveau comme des champignons sur la mousse, toutes ces tombes balayées par la bruine, les branches nues qui vous tendent la perche, il n'y a plus qu'à trouver une corde et se la passer au cou... Ah putain, merde, j'ai suffisamment de propension naturelle à déprimer sans avoir besoin de ce genre de coup de pouce ! Je ne sais pas si c'est une bonne tactique, mais depuis quelques années, j'ai pris l'habitude de me sonner la cloche avant d'y aller. L'idée ne vient pas de moi, je n'ai eu qu'à voir faire mon père. D'ordinaire, il ne boit jamais plus que ça, c'est à partir de la mort de pépé qu'il s'est mit à murger les jours de Toussaint. Entre un père et un fils, bons ou mauvais souvenirs, silences, paroles, entre deux hommes, quels qu'ils soient, il reste cette idée tenace que l'alcool scelle les amitiés, dissipe les malentendus, rappelle les temps forts de l'existence, les moments inoubliables. Ça ne le rend ni gai ni triste, je crois simplement que, comme il le fait pour sa mère, il a besoin, lui aussi, d'être soutenu au cours de cette périlleuse ascension, celle qui consiste à regarder loin derrière soi, aussi loin que la mémoire le permet.

   Pour ma part, je n'en suis pas encore là, nul doute qu'il faudra un jour se retourner, trier, faire les comptes, tricher un peu évidemment, enjoliver, maquiller, remettre un peu d'ordre, il faut se faire beau si l'on doit se regarder, on pourrait se faire peur sans cette précaution, tiens je mettrais des lunettes de soleil, j'aurais l'air d'une rock star, et pourquoi pas une plume dans le cul tant que j'y suis, grand couillon, des blagues tout ça, cul nu qu'il faudra être, la bite à l'air, les bourrelets, les plis, les rides, les erreurs, les regrets, les remords, il faudra tout bien regarder partout, une vraie visite médicale, l'auscultation jusqu'au trou de balle, et même la tête, surtout la tête, on est tout seul à pouvoir y voir, tout seul face à soi-même : un film d'épouvante...

   Ah tiens, le pinard me monte au bocal, je sens venir le coup de pompe, c'est qu'on a drôlement joué à tire-bouchon tout à l'heure : apéro, double dose, coup de blanc, deuxième service, trois verres de rouge, raz la gueule, rince ton verre, c'est pas le même, finis moi ça, on passe au dessert, champagne, deux coupes, café, pousse-café, derechef, encore un , pour la route, le dernier, allez, on y va ? Ah non, non, dis, attends, deux minutes, merde ! Faut que j'aille chier, moi, j'en peux plus, pisser, ou vomir, je sais pas, je suis pas bien là, je peux plus bouger, les amortisseurs soudés à la chaise, qu'est-ce qui se passe, quelle heure il est, qu'est-ce qu'on fout là ? « Allez, Christian, aide mémé à mettre son manteau ! » Putain, j'arrive même plus à foutre le mien, qu'est ce que tu veux que j'aide qui à quoi faire ? « Caroline, prends les chrysanthèmes, ils sont dans la chambre... » Ah oui, les fleurs, bien sûr, pas oublier les fleurs, se pointer les mains dans les fouilles, devant la tombe de pépé, pas possible, tout simplement pas possible, il faut une gerbe, j'irais bien gerber moi si il faut, je m'en sens foutrement les moyens... « Tu crois que tu pourras conduire ? » Effectivement, c'est une question qu'on est en droit de se poser... « Ah écoute, ça fait trente-neuf ans que je conduis, j'ai déjà eu accident ? Bon alors ? » Mais qu'est-ce que c'est que cette porte que je peux pas ouvrir, c'est pas vrai, quoi ! « Occupé... » Ah bon, c'est pas grave mémé, prend ton temps, y'a pas le feu, prend ton temps... Oh la vache, mais c'est l'asphyxie ici, ça pue l'œuf pourri ! Elle digère plus mémé, elle a une maladie de la caisse ou quoi ? Ah je reste pas là, c'est pas supportable, j'irais plus tard, et puis j'irais pas du tout d'ailleurs, je peux pas passer après ça, je vais me retenir, tant pis, plutôt la merde au cul que de l'avoir dans le nez... « Non, accident, c'est quand on est en tort, si c'est pas moi qui ai tort, c'est pas moi qui fait l'accident, et même que la voiture est pas réparable, je ne compte pas ça comme un accident... » Elle est belle, Caroline, à qui ressemble-t-elle ? « Bon, chéri, après il va faire nuit, alors c'est maintenant qu'il faut y aller ! Où est mémé ? » Elle ressemble à mémé, son portrait craché, ça crève les yeux, c'est curieux, je n'ai jamais trouvé grand-mère très jolie sur les photos du temps jadis, peut-être que la beauté n'existait pas à l'époque, ou n'était pas la même, et puis, en noir et blanc, sur du papier jauni, on ne peut pas juger, il fallait y être, ça ne reste pas la beauté, c'est de l'instant, de l'éphémère... « Elle a fini. Je l'entends taper avec sa canne, j'y vais... » Ah oui, c'est vrai, mémé n'y arrive plus toute seule, c'est l'arthrose, les rhumatismes, la vieillesse en somme... Se torcher le cul est un exercice qui demande de la souplesse, quand on ne peut plus passer les bras derrière son dos, des nœuds aux articulations de chaque doigt, l'échine roide comme un coup de bâton, il n'y a plus moyen, il faut passer la main... A la maison de retraite, il y a les aides-soignantes pour lui essuyer la purée, mais les jours de sortie, qui va faire le sale boulot ? On ne peut quand même pas l'empêcher de se soulager, ni lui laisser les morceaux de boudin collés au croupion... Papa tape deux coups, la porte s'ouvre, il entre, elle se referme. Les voilà à deux là où d'ordinaire il ne s'en trouve jamais plus d'un à la fois. Il est en train de lui dédouaner la boîte à déluge. Que peuvent-ils se dire ? Rien, peut-être : la corvée en apnée, la besogne sans un mot. Il me semble que c'est seulement depuis son invalidité que mémé a pris l'habitude de caguer les jours de sortie. Tant qu'elle pouvait nettoyer ses saletés par ses propres moyens, elle n'y allait pas, et maintenant qu'il lui faut l'aide de son fils, c'est devenu un rituel : Noël au chiottes, Pâques aux toilettes ! La Toussaint et le Nouvel An, que de la merde ! Je suis certain qu'elle se retient plusieurs jours à l'avance, pour pouvoir décharger en famille, il n'y a pas d'âge pour être vicieux, et puis les plaisirs sont si rares quand on est vieux... A moins que ce soit pour être avec son fils, tout proche de lui, un contact physique, comme lorsqu'il était bébé et qu'elle pouvait le tripoter à son aise, le gronder ou le cajoler, le serrer contre son sein, l'embrasser, le laver, lui nettoyer les fesses... De l'amour, car une mère n'est donc faite que d'amour, c'est de l'amour qu'elle vient donner, quémander, échanger, prendre, distribuer, partager... Huis clos de l'amour, confession de l'amour, requiem de l'amour ! La merde est amour, la putréfaction même est amour ! Sans quoi, pourquoi irions nous au cimetière cet après-midi ? Les enfants grandissent et ils s'en vont, ils quittent leurs parents, ils vont très loin. Ils reviennent, ils reviennent toujours. C'est pour l'amour qu'ils sont de retour, une maladie héréditaire, incurable, définitive... Les voilà qui sortent. Mon père garde les mains à une distance raisonnable du reste de son corps, comme on le fait après avoir changé une roue crevée lorsqu'on est en habits du dimanche. Mémé tient les siennes de la même façon, car elle ne peut pas faire autrement, ses membres boursouflés, son corps déformé défendent qu'elle puisse être réunie, jambes disjointes, bouche ouverte, bras ballants, doigts écartés, chaque partie d'elle-même n'est déjà presque plus accrochée au reste, la faillite de l'harmonie, un enterrement avant l'enterrement, la mort avec un peu d'avance, petite aiguille derrière la grande, les secondes grignotent les minutes, les minutes rattrapent les heures, à minuit la fête est finie...

   Ça y est, nous voici autour du caveau de famille. C'est une idée de mémé cette histoire de caveau au Père Lachaise. C'est une idée à la con de faire des débauches pour la mort quand la vie n'a été que restrictions, c'est une idée de pauvres gens. Pépé a trimé comme une brute, mémé a compté chaque sou plusieurs fois, jamais d'extra, jamais d'excès, pas de loisirs, pas de fantaisie, et voilà le résultat : un caveau au Père Lachaise, un caveau qui a coûté toute une vie... Et même davantage, parce que naturellement, avec la dépense que ça a été, grand-mère n'a plus un rond à l'ombre, même pas de quoi régaler la maison de retraite, heureusement qu'il y a l'Etat, et surtout son fils, son fils unique, son fils chéri, parce que sans la rallonge qu'il lâche pour elle à la fin de chaque mois, c'est ici quelle dormirait, juste à côté de pépé, il n'y a plus que cet endroit au monde qui est bien à elle ! Remarque, il y a de quoi loger, c'est un mausolée, avec une vraie porte, on pourrait presque y mettre un lit, un lit pour enfant, mais courbée comme elle est, elle n'aurait pas besoin de davantage...

   Mon père regarde à droite, puis à gauche. Comme il n'y a personne pour le voir, il prend la clef. La clef est dissimulée dans un renfoncement, une pierre qui a été mal scellée, il y a un peu de jeu, de quoi y abriter un petit objet. Lorsqu'il a trouvé cette cachette, papa a décidé d'y mettre la clef : « Etant donné qu'il n'y a qu'une clef, celui ou celle d'entre nous qui voudra rendre visite à pépé n'aura qu'à la prendre ici, c'est plus pratique... » Ah, le sens pratique des choses, ça c'est une affaire de famille : les placards astucieux, les étagères pour gagner de la place, la vidange sans passer chez le garagiste, les matériaux de récupération, les bagnoles d'occasion, les fringues soldées, éteindre la lumière quand on quitte une pièce, ne pas allumer tant qu'il fait jour, fermer le robinet d'eau chaude pendant qu'on se savonne, les chaussettes raccommodées, les fers sous les pompes, la cueillette des champignons, la cueillette des châtaignes, les heures creuses et les heures pleines, toutes les petites combines et les grandes astuces, de la débrouille à la démerde, tout ou à peu près tout ce qui existe dans la catégorie a été testé par la famille Mangin ! Pas de mesquineries, ça jamais, mais du bon sens, ça toujours ! Il n'y a pas de petites économies, les petits ruisseaux font les grands fleuves, qui vit chichement vit longuement, la cigale et la fourmi, j'en passe et des meilleures, chez nous il n'y a plus moyen de taper sur le clou tellement il a été enfoncé, défoncé, on n'en voit même plus dépasser la tête du bois, c'est un morceau de ferraille aussi durablement incrusté dans le patrimoine génétique que la forme du tarin, le décollement des oreilles ou la longueur du pénis... Alors évidemment, dans de pareilles conditions, faire un double de la clef pour chacun, c'était une dépense parfaitement inutile, et donc parfaitement évitée. Une dépense d'autant plus inutile que, mis à part le premier novembre, aucun d'entre nous ne vient jamais y foutre les pieds, sauf peut-être mon père, il serait bien du genre à faire le pèlerinage in petto, à ses heures de solitude intérieure.

   La porte est ouverte. Maman saisit la balayette et commence à faire le ménage : les feuilles mortes qui arrivent par le trou qu'il y a à la place du vitrail, les toiles d'araignées qui arrivent par les araignées, qui elles-mêmes arrivent d'on ne sait où, les fleurs séchées de l'an passé, la poussière, tu n'es que poussière... Au début, papa remplaçait le carreau, et puis il ne le fait plus, car il est à nouveau cassé chaque année. Il jure et il peste contre « ces bons à rien qui ne respectent rien », le pillage, la profanation, le vandalisme, et même la partie de baise ! Ah ça, crapahuter sur la sépulture, faire la nique aux défunts, jouir en Terre Sainte, ça non, ce n'est pas autorisé, défendu, tout à fait inadmissible... C'est sûrement inconfortable, j'en conviens, mais si c'est excitant, après tout ? J'essaierais bien moi, je suis pour les expériences insolites... Ce qui est délicat, c'est de trouver une partenaire qui veuille bien, à moins de travailler en solo, mais une branlette, même en Terre Sainte, ce n'est quand même pas l'extase... Oui une fille un peu libérée, détendue, sans préjugés, résolument portée sur la chose, carrément cochonne, foutrement dévergondée, complètement nymphomane, et plus si affinités : sida, chaude-pisse, syphilis, crête-de-coq, herpès génital... Ah, vierge de préférence, je précise car c'est un détail important, les hommes aiment les filles délurées mais vierges, les collégiennes sages mais chaudes, les mères de famille rangées mais libidineuses, les femmes sans histoires mais sans culotte, la braise sous la neige, le beurre et l'argent du beurre, tout et n'importe quoi, qu'est-ce qu'on veut ? On ne sait pas ce qu'on veut, du cul, oui, du cul, au fond c'est un peu ça, on veut du cul, mais c'est qu'il y en a pléthore et de toutes les sortes, il faut choisir, c'est compliqué, pour le melon on sait comment s'y prendre, et pourtant, ça n'empêche pas de se tromper, trop mûr, pas assez, trop sucré, pas assez, on est toujours déçu, non vraiment, miches ou melons, même combat, rayon fruits et légumes ou boîte de nuit, même loterie. Et puis il fait nuit dans les night clubs, on n'est pas aidé pour faire son shopping, c'est illicite ce genre de pratiques, il faudrait signaler ça à 60 millions de consommateurs, qu'on allume les lumières, qu'on découpe les melons, qu'on puisse comprendre ce qu'on bouffe à la fin ! Ah, non, laissez faire, éteignez, c'est bien comme ça, il fait flou, et alors ? Ça a son charme, l'erreur est une bonne chose, ça occupe une vie de se tromper, on s'ennuierait sans ces péripéties, trouver l'âme sœur du premier coup, ce ne serait pas rigolo, Dieu du ciel qu'ils sont en train de prier, empêchez ça, laissez-nous errer, patauger, chercher, merdouiller... Dieu du ciel, un peu de bonté : abandonnez-nous !

Hervé Rouxel


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