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Allez, la musique
Septième
miroir : Sonder le rébus
Ces
deux dernières gravures offrent elles aussi un grand nombre de similitudes.
La composition générale, la fenêtre ouverte sur l'extérieur,
un lit surmonté de tentures. De l'une à l'autre, les principaux
protagonistes de la scène : à chaque fois, un homme, une femme,
un enfant. Enfin, la présence du chat dans le Satyre sondeur semble
répondre au chien du Vieillard et la courtisane.
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Le sourire du satyre sondeur, le rire du chat, la malice active de la nymphe allongée, le pendule à la recherche de la source... Le sexe se dresse sous le pagne. L'enfant relève les tentures1, attend le verdict, tous les regards rivés sur le mont-de-Vénus. La diagonale, qui va du chat ronronnant sous les draps à l'oiseau dans sa cage (l'uccelo), révèle la tension humoristique de cette gravure. A la Renaissance, l'uccello sert souvent à représenter le sexe masculin. Sexe ailé qu'on retrouve ensuite dans certaines gravures érotiques du XVIIIème siècle. En revanche, le thème du satyre sondeur est très rare, même s'il apparaît dans une gravure de Jérôme Wiericx mettant en scène une vanité. Agostino Carracci quant à lui ne retient que le divertissement érotique des protagonistes dont les bras sont en miroir. A remarquer aussi les jeux de pieds : du lit, de la femme, et du satyre.
Dans
l'autre gravure, le vieillard plonge sa main dans sa bourse2.
Drôle d'analogie entre l'or et le sperme, présente également
dans les représentations de Danaé (celles du Titien et du Tintoret,
par exemple), « allégorie », très courante
au XVIème siècle, de la courtisane. L'Amour brise
son arc, l'or vient à bout de tout, plus d'amour. Les puritains veulent
y lire une leçon de morale, stigmatisant les vieillards libidineux et
les courtisanes. Ainsi, dans une copie de cette gravure par Théodore
de Bry
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Bien sûr rien n'est encore joué. Le spectateur se trouve dans la même position qu'en face d'Orphée et Eurydice. Cette fois-ci, c'est la femme qui doit choisir, ne pas regarder en arrière sous peine de succomber aux baisers séniles, à l'Enfer. Que fait-elle ? L'amène-t-elle vers le lit ? Ou écarte-t-elle les pattes du vieux satyre ? Le spectateur est placé devant cette ambiguïté et Agostino Carracci ne l'aide à aucun moment à conclure. L'artiste ouvre à la lumière de Venise. Au second plan, vraiment au secret, une autre scène de genre, sur la terrasse, scène ouverte, échappée belle, fugue. Une femme ou un homme accoudé à un balcon, un enfant en train de jouer, tâchant d'attraper une pomme. Déjà, chez le petit Adam, la volonté de goûter au fruit de la connaissance, d'en savoir plus sur le plaisir. Coincé dans une armature en osier, l'enfant avance ses bras pour atteindre sa cible, rappel évident au premier plan du vieillard, temps suspendu encore. De l'enfant au vieillard, désir de jouir, le temps passe en un éclair. Et la silhouette, tranquille, tournée vers Venise, le campanile de San Marco, vol d'oiseaux. Le temps s'est envolé au loin, une seconde, mais reste là aussi, fixé sur plusieurs points de la gravure. Peut-être est-ce Agostino Carracci, ce personnage happé par Venise qui se détourne en douceur des violences d'un monde voué à l'or. Il attend que sa femme, Isabella, termine sa passe et laisse son fils, Antonio, à sa curiosité d'enfant. Tout passe.
Le jeu du montré et du caché dans ces deux dernières estampes est particulièrement riche. D'un côté, un satyre sondant le désir d'une femme, ce qui se cache derrière la pseudo énigme de l'origine du monde. Et en face, un rébus à décrypter, peut-être l'amorce d'une réponse. Agostino Carracci n'est pas dupe et le grave de façon légère. Face au « Omnia Vincit Amor »3 de Virgile, il appose « Ogni cosa vince l'oro », sorte de morale à la manière de La Fontaine. L'italien, le réel, la vie devant le latin, l'antiquité, les mythes.
Il faut maintenant s'arrêter sur le mot « sonder » et sur le « rébus »... Echos des deux gravures... D'abord la sonde sur le sexe de Vénus. Que cherche-t-il à savoir ce satyre au sourire ? Sonder quoi ? La profondeur des eaux féminines ? « Reconnaître par le moyen d'un plomb attaché au bout d'une corde, la profondeur d'une eau dont on ne peut voir le fond ». Bien, mais encore ? « Sonder le gué dans une affaire, tâcher de connaître s'il n'y a point de danger, et de quelle façon il faudra s'y prendre ». Comment s'y prendre avec les femmes ? Vaste question qui n'a pas fini de préoccuper les hommes. D'abord, il est nécessaire de « sonder le terrain, d'examiner soigneusement une affaire avant de l'entreprendre », puis « introduire un instrument fait exprès dans certaines choses, pour en connaître la nature, la qualité ». En chirurgie, on dit « reconnaître l'état d'une plaie, en y introduisant une sonde ». Sonder, mot qui se généralise au XVIème siècle, c'est aussi « essayer de découvrir quelles sont les dispositions de quelqu'un. Je l'ai sondé(e) là-dessus. Dieu qui sonde les cœurs (Bossuet) ». Au final, « reconnaître qu'elles sont les dispositions où l'on est ». Reconnaître les dispositions de soi et de l'autre, sonder si l'instant est propice à l'amour, savoir si le moment est opportun, à saisir... Entente, harmonie, musique de la sonde, soleil de plomb...
Le rébus ensuite. « Rébus : jeu d'esprit qui consiste à exprimer, au moyen d'objets figurés ou d'arrangements, les sons d'un mot ou d'une phrase entière, qui reste à deviner ». Rébus, de la formule latine de rebus quae geruntur, « au sujet des choses qui se passent », libelle qui comportait des dessins énigmatiques. Rébus Vénus, les choses de l'amour... Que voyons-nous ? Quel est le message du graveur ? Que nous reste-t-il à deviner de cet admirable jeu d'esprit que constitue chacune des gravures de cette suite ? En premier, les sabots des satyres, les ongles des femmes : Unghie. En italien, on pense aux expressions : cadere sotto le unghie di qualcuno (« tomber sous les griffes de quelqu'un ») et ci manca un'unghia (« il s'en faut d'un cheveu »). Unghie c'est-à -dire par homophonie : Ogni : Tout, Pan, Omnia. La totalité, hommes et femmes, tous et toutes, toutes ces estampes... En second, une cuisse en lumière, una coscia, d'où est sorti, on s'en souvient, Dionysos. Dans Coscia il faut entendre Cosa (chose). Per prima cosa, avant toute chose, les cuisses, les choses, rébus in rébus, les choses en rébus... Condensation, une phrase de choses, une phase du tout. En troisième position, un flacon de vin à demi versé (vino), sablier de l'ivresse. Puis la lettre C, d'où : Vin'C, Vince (triomphe). Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse. Ce vin nous gagne, victoire du vin, Dionysos encore... jusqu'au dernier élément du rébus, l'or, L'Oro. L'or triomphe de tout.
Tout se mue en or, véritable alchimie-harmonie, du plomb qui sonde à l'or final, le tout gravé sur cuivre, le métal de Vénus4. Toute chose est vaincue par l'or. Ecoutons l'oro qui peut déguiser d'autres sons, d'autres sens. L'or brille, le mot saute aux yeux, mais derrière ce rébus trop clair, on peut lire d'autres sentences... L'oro s'entend aussi loro (elles, eux). Toute chose est vaincue par elles ou les femmes viennent à bout de tout, les femmes ou les hommes d'ailleurs. Ambiguïté des gravures. Dans cette suite, les femmes mènent la danse, choisissent le moment, leur plaisir ; elles viennent délicatement à bout de tout. L'oro, c'est aussi lauro (le laurier), la couronne d'Orphée comme celle d'Apollon, la musique, l'art du graveur. Retour à Orphée, coda, à revoir depuis le début : Naissance de la Comédie. Toute chose est vaincue par l'art, la musique, ou bien la musique, l'art – en l'occurrence Les Lascives – viennent à bout de tout, même de l'or... Agostino Carracci garde à jamais ce sourire satyre et ce doigt sur sa bouche, un doux chut, un silence libertin.
Lionel Dax
NOTES
1 On retrouve cette image de l'enfant relevant les tentures et l'ouverture sur l'extérieur dans une des gravures de Bonasone : Un homme forçant une femme sur un lit.
2 Cette « main au panier » renvoie aux masturbations du satyre de la lascive n°9 et du vieillard de la lascive n°13.
3 Agostino Carracci s'est inspiré à plusieurs reprises (dessins, gravures, fresques, peinture à l'huile) de ce vers de Virgile. « Omnia Vincit Amor » : « L'amour triomphe de tout. Que l'amour nous emporte » (Virgile). Omnia (« Tout » en latin), représenté sous les traits du dieu Pan (« Tout » en grec), était vaincu par Eros, Amor, Amour.
4 Le mot cuivre vient de Cyprium, c'est-à-dire l'île de Chypre, connue pour ses importantes mines de cuivre. Chypre est aussi appelée l'île de Vénus (Cypris).