IRONIE numéro 132 - Septembre 2008

MANIFESTE ANTI - LITTÉRAIRE

Dans le prolongement d’Écrire après le krach (Ironie n°124), voici la nouvelle contribution ironique de Guy Tournaye, auteur de Radiation (Gallimard, 2007), qui fait écho au numéro 108 de notre revue.

J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à un écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toutes les formes d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps – une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès – il ne reste même plus l’illusion lyrique.

Romain Gary
Vie et mort d’Emile Ajar, 21 mars 1979

La gloire ou le mérite de certains hommes consiste à bien écrire ; pour d’autres, cela consiste à ne pas écrire.

Jean de La Bruyère
Exergue à Bartleby et compagnie d’Enrique Vila-Matas

Rien de plus littéraire que d’omettre l’essentiel

P. Valéry
Tel quel

Oh, que j'étais bien décidé à ne plus rien écrire... j'ai toujours trouvé indécent, rien que le mot : écrire !... prétentiard, narcisse, "m'as-tu-lu"...

Louis-Ferdinand Céline, 1956

La Littérature ?
Elle habite rue des Bars-de-la-Tristesse-Ignoble. Une grande poufiasse endolorie, indifférente, à la beauté écrasée, un cadavre qui soulève des âmes. (…)
Un jour, elle donnera tous les noms des types avec qui elle a couché.
Ce serait tellement impressionnant ! Elle nous citera tous. On nous déportera dans les plus beaux abattoirs. Au cimetière des Ecrivains. (…)
Connaissez-vous la Boucherie où les poètes vont mourir ? Ça fume comme une usine. Comment imaginer de lire de la viande qui vient de là ?
La vanité stupide qui pousse un homme à prendre une plume ne se voit bien qu'à l'ombre de ses propres ruines. C'est ainsi que dans chaque livre l'écrivain, au fond de lui-même, forme le dessein de construire une destruction, d'étouffer dans l’œuf la littérature, sa Littérature.

Marc-Edouard Nabe
Au régal des vermines

J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à la plume vaut la main à la charrue. – quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main.

A. Rimbaud
Une saison en enfer

Toute l’écriture est de la cochonnerie ;
Les gens qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons. (…)
Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, (…) tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens (…) sont des cochons ;

A. Artaud
Le pèse-nerfs

Je déteste les miroirs, la procréation et les romans qui encombrent l’univers d’êtres redondants qui nous émeuvent en vain.

R. Caillois
Le fleuve Alphée

Tous les livres me semblent faux. J’ai une oreille qui entend la voix de l’auteur.

P. Valéry
Ego scriptor

Une méditation prolongée sur un certain nombre de cas comme ceux de Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Vaché, celui du Cubisme et même, à condition de le bien comprendre, celui de Guillaume Apollinaire, devrait ruiner dans tout un monde la possibilité littéraire qui n’est pas plus intéressante que la possibilité politique.

A. Breton
André Breton n’écrira plus, Entretien avec Vitrac

Nathanaël ! Quand aurons-nous brûlé tous les livres ! Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus les sentent. Toute connaissance que n’a pas précédée une sensation m’est inutile.

A. Gide
Les nourritures terrestres

Motifs de mon silence

Je touche au midi de mes ans,
Et je me dois tous mes instants
Pour jouir, non pour faire un livre.
Ami, penser, sentir, c'est vivre :
Écrire, c'est perdre du temps.

Chamfort
Poésies diverses

Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire.

J.L. Borges
Fictions

En quoi je ne suis pas littérateur –
C’est que je regrette toujours le temps que je dépense à écrire, à ne penser qu’à l’effet, ou à la présentation. Je ressens vivement que ce temps est dérobé à je ne sais quelle recherche directe.

P. Valéry
Ego scriptor

Vous savez, j’ai appris à lire tardivement, et par hasard. (…) D’où cette méfiance dont je ne me suis jamais départi à l’endroit des mots qui d’emblée, n’impliquent pas des choses. Plus tard, au fur et à mesure que j’écrivais des livres ou que je lisais – et j’ai lu avec avidité, avec une espèce de rage -, j’emmagasinais des connaissances qui ont fini par m’effrayer. Quand j’ai vu cette profusion de mots nouveaux, de mots inventés, de tournures, enfin cette continuelle surenchère verbale, j’ai été un peu pris de panique et j’ai pensé qu’il fallait s’arrêter, faire une halte dans l’océan des signes et se ressourcer, en urgence, au monde réel.

R. Caillois
Entretiens avec Hector Biancotti

Il y a toujours, dans la littérature, ceci de louche : la considération d’un public. Donc une réserve toujours de la pensée, une arrière-pensée où gît tout le charlatanisme.

P. Valéry
Tel quel

Ce qu'ils nomment un être supérieur est un être qui s'est trompé. Pour s'étonner de lui, il faut le voir, - et pour être vu il faut qu'il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d'une erreur. Chaque esprit qu'on trouve puissant commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu'il faut pour se rendre perceptible, l'énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu'à comparer les jeux informes de la gloire à la joie de se sentir unique - grande volupté particulière. J'ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m'était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.

P. Valéry
Monsieur Teste

La publicité me dégoûte ; elle est toujours charlatanesque. Ce qui m’intéresse en moi – c’est le point où il ne peut plus s’y agir de charlatanisme. Si je veux être charlatan je ne peux plus être moi – et la raison dit impérieusement que si l’on publie il faut être charlatan – d’abord parce que c’est inévitable – ensuite parce que ne pouvant l’ignorer, il faut l’être de toutes ses forces.

P. Valéry
Ego scriptor

On en vient alors à ce paradoxe : les textes, comme ceux de Bataille – ou d’autres – qui sont écrits contre la névrose, du sein de la folie, ont en eux, s’ils veulent être lus, ce peu de névrose nécessaire à la séduction de leurs lecteurs : ces textes terribles sont tout de même des textes coquets.

R. Barthes
Le plaisir du texte

Ce qui caractérise une littérature de décadence, c’est la perfection – ce sont les perfections. Et il ne peut en être autrement. C’est l’habilité croissante ; et toujours plus d’esprit, plus de sensualité, plus de combinaisons, plus de dissimulation des pénibles nécessités ; plus d’intelligence, de profondeur ; et en somme plus de connaissance de l’homme, des besoins et des réactions du sujet lecteur, des ressources et des effets du langage, plus de maîtrise de soi-même, – l’auteur.

P. Valéry
Tel quel

La poésie ? Elle n’est pas où l’on croit. Elle existe en dehors des mots, du style, etc. C’est pourquoi je suis ravi de lire des livres très mal écrits.

A. Breton
Entretien avec Vitrac

La littérature est pleine de gens qui ne savent au juste que dire, mais qui sont forts de leur besoin d’écrire.
Qu’arrive-t-il ? On écrit ce qui se passe, ce qui ne coûte rien et ne pèse rien. Mais à ces premiers termes, on substitue des mots plus forts, on les charge, on les affine.

P. Valéry
Tel quel

Le poète fait semblant de connaître à fond les différentes professions, comme par exemple celle de général, de tisserand, de marin et toutes les choses qui les concernent. Il se comporte comme s'il savait. En expliquant les destinées et les actes humains, il a l'air d'avoir été présent, lorsque fut tissée la trame du monde : en ce sens c'est un imposteur. Il accomplit ses duperies devant des ignorants - c'est pourquoi elles lui réussissent : ceux-ci le louent de son savoir réel et profond et l'induisent enfin à croire qu'il connaît véritablement les choses aussi bien que les spécialistes, qui les connaissent et les exécutent, et même aussi bien que la grande Araignée du monde. L'imposteur finit donc par être de bonne foi et par croire en sa véracité. Les hommes sensibles vont même jusqu'à lui dire en plein visage qu'il possède la vérité et la véridicité supérieures - car il arrive parfois à ceux-ci d'être momentanément fatigués de la réalité ; ils prennent alors le rêve poétique pour un relais bienfaisant, une nuit de repos, salutaire au cerveau et au cœur. Ce que le poète voit en rêve leur paraît maintenant d'une valeur supérieure parce que, comme je l'ai dit, ils en éprouvent un sentiment bienfaisant, et toujours les hommes ont cru que ce qui semblait être plus précieux était ce qu'il y avait de plus vrai, de plus réel. Les poètes qui ont conscience de ce pouvoir, à eux propre, s'appliquent avec intention à calomnier ce que l'on appelle généralement réalité et à lui donner le caractère de l'incertitude, de l'apparence, de l'inauthenticité, de ce qui s'égare dans le péché, la douleur et l'illusion ; ils utilisent tous les doutes au sujet des limites de la connaissance, tous les excès du scepticisme, pour draper autour des choses le voile de l'incertitude : afin que, après qu'ils ont accompli cet obscurcissement, l'on interprète, sans hésitation, leurs tours de magie et leurs évocations comme la voie de la "vérité vraie", de la "réalité réelle".

Nietzsche
Le Voyageur et son ombre

Pour moi, écrire c'est m'abaisser ; mais je ne puis m'en empêcher. Écrire, c'est comme la drogue qui me répugne et que je prends quand même, le vice que je méprise et dans lequel je vis. Il est des poisons nécessaires, et il en est de fort subtils, composés des ingrédients de l'âme, herbes cueillies dans les ruines cachées de nos rêves, coquelicots noirs trouvés sur les tombeaux de nos projets, longues feuilles d'arbres obscènes, agitant leurs branches sur les rives sonores des eaux infernales de l'âme.
Écrire, oui, c'est me perdre, mais tout le monde se perd, car vivre c'est se perdre. Et pourtant je me perds sans joie, non pas comme le fleuve qui se perd à son embouchure - son seul but, depuis sa source anonyme -, mais comme la flaque laissée dans le sable par la marée haute, et dont l'eau lentement absorbée ne retournera jamais à la mer.

Fernando Pessoa
Le livre de l'intranquillité

Écrire pour ceux-là seuls sur qui l’injure ni la louange n’ont de prise ; qui ne se laissent émouvoir ni imposer par le ton, l’autorité, la violence, et tous les dehors.
Écrire pour le lecteur « intelligent ».
Pour celui à qui ni l’emphase, ni le ton n’en imposent.

P. Valéry
Tel quel

La plupart de ces citations figurent dans l’ouvrage de Laurent Nunez Les écrivains contre l’écriture (1900-2000), publié en 2006 aux éditions José Corti.
Sur ce sujet, lire également :
- L’adieu à la littérature de William Marx
- Contre saint Proust, La fin de la littérature de Dominique Maingueneau
À paraître en 2009 : le numéro 6 de la revue électronique trimestrielle LHT (Littérature, Histoire, Théorie) sur le thème : Tombeaux pour la littérature.

CORPS-TEXTE : EFFETS D’INTENSITÉS

Corps-Texte de Lionel Dax (Editions du Sandre) sera en librairie dès le 1er octobre 2008.
Cette parution sera accompagnée par de nombreuses lectures d’octobre 2008 à juin 2009.

« Nous désirons des effets de conduction et des conductions d’effets. Lyse, thèse.
Aucune mauvaise conscience, est-il besoin de la dire, de ce que nous cherchons ici ces effets et ces conductions par le langage, en langagier. D’autres, c’est par peinture, d’autres par danse, par caresse, par argent… Le langage n’est pas en sus, en substitution, et il n’est pas davantage le tout des véhiculations de force. Donc, ni mauvaise conscience, ni sentiment d’une responsabilité écrasante, deux rapports au texte qui circonscrivent et définissent le rapport au politique propre au Blanc de gauche. Nous ne délivrons aucun message, ne détenons nulle vérité, n’apportons nulle révélation ; nous ne parlons pas à la place de ceux qui se taisent. Personne ne se tait, il n’y a personne, le silence fait partie de la musique libidinale.

Ce qui est beau ici, c’est de faire le « livre » ; à peine fait, il tombe des mains, on est son effet, poussé ailleurs ; et le faire, ce sont quelques instants, une dizaine d’instants, distribués peut-être sur cinq ans ou sur trois jours, en fait tous co-présents, chacun est un signe tenseur, un flamboiement sur une idée, sur une image, sur un mot ou une phrase, sur une odeur de grenade lacrymogène ou un déni de justice intolérable, sur un visage, un livre, signe tenseur à qui il fallait donner suite, faire voie et conduction par quelques pages vite, arranger rapidement des mots en phrases, des paragraphes pour que passent cette chaleur et ce froid, cette force. Donc le livre n’est pas recueil, remémoration, témoignage ni annonce. Pas besoin de se faire prophétique, pas besoin même de parodier la prophétie comme Nietzsche. Nous aimions seulement sa hâte. Course contre la mort, contre la nuit de la folie qui va s’abattre ? Mais non, ce n’est pas la peine de dramatiser de cette lourde manière encore occidentale ; car qui devrait courir, si c’était le désordre qu’il y a à craindre ? le moi, le suppôt. Cette hâte dont nous parlons n’est pas la fuite protectrice, narcissique ; plutôt hâte au-devant des terribles jets d’énergie qui viennent barrer le tracé de la plume, le cheminement des pensées, la vue ; courir vers ça, attraper ces pulsions au vol, voler les mots qu’il leur faut, se faire corps multiple conducteur pluridirectionnel aire polymorphe.
Le livre serait ces fragments obtenus par les effets d’intensités. »

Jean-François LyotardÉconomie libidinale, « Corps, textes conducteurs »

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