IRONIE numéro 39 (Février 1999)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières

> IRONIE numéro 39, Février 1999

 

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Supplément du numéro 39,
"Les yeux en face des trous !
"
(quatrième épisode, nouvelle inédite de H. R.)

 

Supplément bis du numéro 39,
"Les yeux en face des trous !"

(cinquième et dernier épisode, nouvelle inédite de H. R.)



LE MONDE OPTIONNEL

Il y a ceux qui ne peuvent pas s'acheter la base, ceux qui l'atteignent tant bien que mal et d'autres qui l'enrichissent de gadgets plus ou moins inutiles. Sous la base ou à son niveau, c'est la pauvreté, le prolétariat qui cherche avant tout le nécessaire; alors qu'une base servie avec un éventail d'options alléchantes, c'est la promesse d'une individualité possible au sein du marché.

Dans l'industrie automobile, on propose au client une voiture-base et selon les cas un choix de 50 à 100 options qui feront de cet objet le vôtre, un tatouage distinctif de votre personnalité que l'on ne pourra plus confondre avec la même voiture-base de votre voisin ou collègue. Vous vous hissez hors de la base dans l'espace rêvé des options, vers ces petites planètes, lucioles de la société de consommation qui vous donnent l'impression d'être un privilégié. Les options procurent aux objets et aux êtres une assurance supplémentaire, une illusion sécuritaire, une identité culturelle. Elles sont devenues des signes extérieurs de richesse. La base, par défaut, c'est la honte sociale : on tente de nous le faire comprendre par les images publicitaires.

Les voitures : toit ouvrant, alarme, vitres teintées, allume-cigare. Les médias : le câble, les chaînes à péage, le bouquet numérique, les chaînes thématiques. Les loisirs : cours de chant, de danse, de dessin, de théâtre, sports en tout genre, voyages. La sexualité : les perversions coûteuses, les partenaires multiples, les ustensiles affriolants. Les vêtements de marque et la nourriture estampillée de haute qualité (produits bio, sans colorant ...). Le monde de l'argent et ses stock-options ont eu la bonne idée de placer dans le marché une myriade d'options pour que les richesses apparentes semblent variées ...

Un panel d'options gomme la base et tend à oublier son existence préalable. Cela se passe dans un autre espace-temps amidonné de cynisme. Pourquoi tous ces gadgets, toutes ces options ? Ils sont souvent la conséquence d'un ennui formidable, d'une chute du désir, d'un enterrement du plaisir. Alors, pour combler l'espace vide, on achète des options, non par désir, uniquement par mimétisme psychique et social. Une option nous distrait un temps, puis on s'en lasse jusqu'à la prochaine. Cette valse des options nous conforte dans un quotidien sans jouissance, sans pensée.

Le monde optionnel n'est que la couche superficielle qui masque celui de l'ennui. En fait, la véritable richesse aujourd'hui ne concerne pas la base et ses options; elle est la joie de ne jamais s'ennuyer dans un monde qui s'appauvrit.

Lionel Dax

 

J'AIME À L'INFINI

"Don Juan : Eh bien, je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.

Sganarelle : En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.

Don Juan : Quoi ! tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne? J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais, lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Sganarelle : Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre."

Molière, Don Juan (1665)

 


"La vérole se soigne au mercure; la dévotion par l'ironie"

Philippe Sollers
, Casanova l'admirable

 

L'HABITAT NE FAIT PAS LE MOINE

C'est devenu un lieu commun que d'associer les problèmes sociaux de certaines catégories de la population à leur cadre de vie. C'est ainsi que dans l'esprit de tout un chacun se confondent les mots "banlieues" et "chômage", "cités" et "pauvreté", "tours" et "délinquance", "Grands ensembles" et "exclusion", "barre" et "violence". Le discours est bien rôdé et l'antienne sans cesse reprise et amplifiée par les médias consiste à dénoncer l'architecture ayant présidé à la construction des Grands ensembles dans les années 60 et 70 pour lui attribuer la cause de tous les maux dont souffrent leurs habitants. Ainsi, ce serait du côté de la forme urbaine ou de l'architecture du bâti qu'il faudrait rechercher la cause des difficultés sociales rencontrées par les gens qui y vivent. La géographie des lieux serait le facteur explicatif univoque du mal vivre, du chômage, de l'exclusion, de la pauvreté, des phénomènes de relégation subis par les populations résidentes. En transformant les lieux, en agençant autrement les immeubles et les espaces publics, en redessinant les tracés des voiries, en démolissant les tours ou les barres les plus volumineuses pour reconstruire des bâtiments avec des hauteurs plus modérées, on pourrait donc dans le même temps remédier au mal vivre des populations résidentes et améliorer leur sort. Quel leurre !

Affirmer que c'est la longueur des coursives ou la hauteur des bâtiments qui expliquent les problèmes de certains quartiers est aussi con que d'accuser Sarajevo des boucheries entre Serbes et Croates ou aussi stupide que d'attribuer à Hiroshima la responsabilité de l'emploi de la bombe atomique. C'est donner aux urbanistes et aux architectes un pouvoir qu'ils n'ont pas que de penser qu'ils puissent, tels des démiurges, en même temps que construire la ville, façonner également les comportements sociaux. Il faut le dire une fois pour toutes : la forme urbaine n'est pas pathogène. Alors pourquoi cette critique récurrente des Grands ensembles et de l'urbanisme de ZUP ? Vu tous les lieux communs ou les poncifs qui sont sans cesse martelés, il est nécessaire de s'interroger et de les remettre en question.

Attention, que l'on ne se méprenne pas. Il ne s'agit pas pour nous d'affirmer que les cités qui ont poussé comme des champignons à la périphérie des villes sont des chefs-d'œuvre d'architecture. Ces tours gigantesques, ces barres édifiées à la hâte pour répondre à la pénurie de logements de l'après-guerre sont effectivement des verrues hideuses qui défigurent le paysage urbain et dont il faudra bien un jour finir par se débarrasser. Des pans entiers de ville ont été réalisés au mépris total de tout souci de beauté ou d'harmonie dans le seul but d'entasser dans d'infernales cités dortoirs le maximum d'individus à moindre coût (mais au plus grand bénéfice des groupes de BTP qui les ont construites). Les auteurs de ces abominations architecturales devraient être poursuivis et condamnés à vivre à perpétuité dans les tours qu'ils ont édifiées !

Il n'empêche que l'on ne peut pleinement souscrire au discours actuel de rupture avec l'urbanisme des années 60 qui se construit sur la critique virulente de la forme urbaine des ZUP et des Grands ensembles car il n'est pas uniquement motivé par le souci de trouver les remèdes adéquats aux maux qui affectent les populations résidentes. Comme tous les discours dominants, ce discours sur la forme urbaine des "banlieues" remplit une fonction idéologique destinée à jeter un voile pour brouiller la compréhension des causes réelles des difficultés de ces quartiers. Ce ne sont d'ailleurs pas les quartiers qui sont difficiles (s'est-on un seul instant interrogé sur ce que serait un quartier facile ?) mais la situation sociale, économique, culturelle des populations qui n'ont pas d'autre choix que d'y vivre. C'est sur le plan de l'emploi, de l'éducation et de la formation que sont les vraies réponses et pas non dans la forme des bâtiments ou des espaces publics. Faut-il rappeler que les habitants des Grands ensembles connaissent plus le chômage, l'échec scolaire ou l'insécurité que le reste de la population des villes ? Si les réponses apportées par les pouvoirs publics par l'intermédiaire des architectes et des urbanistes officiels aux problèmes des banlieues sont uniquement urbaines et territoriales c'est qu'ils ne veulent ou ne peuvent en apporter d'autre. En vérité, améliorer de façon significative le sort de la jeunesse des quartiers périphériques, se serait lui assurer une réelle formation et lui trouver un véritable emploi ayant une utilité sociale reconnue. En tout cas autre chose qu'un boulot bidon de médiation consistant par exemple à faire le guignol dans les bus ou les rames de RER avec un gilet de couleur sur le dos porté comme une "étoile jaune" de l'échec.

Nous vivons une société de plus en plus duale et qui n'a nullement besoin pour fonctionner des habitants des Grands ensembles. Aujourd'hui l'actionnaire de l'Oréal, de Bouygues ou de Renault n'a que foutre des populations de Mantes-la-Jolie dans la région parisienne, du Mirail à Toulouse ou de Vénissieux à Lyon. Tout juste s'agit-il pour les pouvoirs publics de faire en sorte que la misère n'entraîne pas des explosions de violence trop importantes susceptibles d'affecter l'ensemble du corps social et de gêner la bonne marche du profit. On pourra dynamiter l'ensemble des tours et des barres des banlieues et déporter tout le monde dans des pavillons ou des immeubles résidentiels, ce n'est malheureusement pas ce qui permettra aux populations de trouver un emploi et d'avoir un revenu décent. Alors de grâce si l'on arrêtait cinq minutes de nous bassiner sur l'échec urbanistique des Grands ensembles !

Olivier Morlet

 

PERLES IRONIQUES

 


Chatte qui mousse amasse la mousse !
Pine qui pousse ramasse la mousse !


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