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IRONIE numéro 59, Décembre 2000 |
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Supplément
du numéro 59, Lettre Ouverte aux Ministres de la Culture et de l'Éducation, Projet de Loi pour une Société Artiste. |
« Mes amis, vous ne voulez pas que des hommes soient vos maîtres ; et qu'importe d'être l'esclave des hommes ou des lois, quand les lois sont plus tyranniques que ceux qui les violent ? Est-ce à nous à subir le joug de quelques vieillards languissants ? Croyez-vous que la nature fasse les faibles pour l'autorité, et les forts pour l'obéissance ? Les faibles ne sont point à plaindre dans la dépendance ; mais les forts ne la peuvent subir sans une insupportable violence. Donnons à ce peuple quelque exemple qui le réveille ; donnons-lui, à notre tour, des lois douces, déposées dans des mains fermes. Ne craignez pas de le remuer jusqu'au fond, et n'allez pas penser que le bonheur des nations dépende de leur repos : les hommes ne haïssent point d'être agités, et l'action leur est aussi bonne que nécessaire. (...) Il est impossible qu'un Etat où tout varie, et qui voit tout varier autour de lui, ne change pas à son tour de gouvernement ; et, de tous ces changements inévitables, il n'y en a aucun qui ne se fasse par la force ; car la séduction et l'artifice ne méritent pas moins ce nom que la violence déclarée et manifeste. Mes amis, continue-t-il, que tardez-vous ? que craignez-vous ? Allez, l'éloquent l'emporte sur le discoureur, le courageux sur le faible, et celui qui sait oser de grandes choses sur celui qui n'a ni la hardiesse de les concevoir, ni la force de les exécuter. N'appréhendez pas d'ailleurs que le peuple vous manque : je sais, comme vous, que la coutume est tout, que tout peuple se fait à sa condition et supporte patiemment les choses qu'il trouve établies, comme nos esclaves, nés dans l'opprobre, portent leurs fers sans murmure ; mais si vous abattez la tyrannie, doutez-vous que ce peuple, qui baise à présent sa chaîne, ne s'accoutume bientôt de même à la liberté ? Ce peuple est avili ; mais, mes amis, c'est le gouvernement qui forme le caractère des nations ; c'est le gouvernement qui a fait autrefois, à Carthage tant de marchands, à Athènes tant d'orateurs, à Lacédémone tant de guerriers ; changez avec moi le nôtre, et tout sera changé. Si vous osez me croire, nous formerons sur les ruines de l'ancienne Rome un Etat nouveau, propre à faire de grands citoyens dans tous les genres, favorable à tous les plaisirs, secourable à toutes les vertus, et surtout indulgent à toutes les passions. Quelle vaine prudence pourrait donc arrêter vos desseins et vos courages ? Craindriez-vous de troubler la paix de la patrie ? Quelle paix, qui énerve les cours, et qui avilit les âmes dans un misérable esclavage ! Estimez-vous tant le repos ? et la guerre est-elle plus onéreuse que la servitude ? »
Vauvenargues, Essai sur quelques caractères (1747)
J'ai
tué un insecte cette nuit. Il faisait du bruit. J'ai entendu les chats
se battre dehors. J'ai vu leurs griffes briller dans mon rêve. De l'insecte,
il ne reste qu'une trace, du jaune et du vert, des pattes ratatinées...
Qu'est-ce qui nous pousse à tuer des êtres sans défense
? L'aspect abject de leur constitution ou un élan plus primitif ? C'est
mon premier meurtre dans cet appartement que je viens de louer... A peine
une semaine, et déjà un cadavre comme un trophée plaqué
sur le mur. Je mets du Vivaldi, une sonate pour violoncelle... Le jour n'est
pas levé, mais une lueur l'annonce sans nuage... Epuisé, j'attends
le soleil.
Hier, tout s'est mal passé. Mon patron m'a menacé
de la porte. J'ai raté une mission et cela a fait perdre à l'entreprise
un dixième de son budget. J'avoue que l'idée d'y retourner ce
matin me rend malade. Jacques Rigoul est un porc infect qui ne laisse rien
passer. J'ai sous-estimé sa main de fer et sa colère. Depuis
un an, j'essaye de m'intégrer, de prouver ma compétence, de
justifier mon salaire, coupable au fond...
Peut-être que cette faute professionnelle me délivre tout à
fait. Ainsi j'atteste que je ne suis plus d'accord avec l'enchaînement
des événements. Peut-être que cette nuit, j'ai tué
Jacques Rigoul, et qu'il ressemble maintenant à cet insecte mort que
j'enlève avec mes ongles.
Julien Alexievitch
Il est des pensées dont il faut répéter le sens sous une autre forme afin de montrer encore une fois leur saine pertinence. Il est des pensées que l'on retrouve chez Montaigne, Pascal, Chamfort, Vauvenargues... Chacun prenant le relais de la lucide répétition.
Ciel d'orage : hors âge...
Nous sommes des pions solitaires sur l'échiquier sauvage de la ville ; et nous avons oublié la conversation qui ouvre au jeu.
La transmutation des valeurs a eu lieu telle une régression. Les objets sont devenus des sujets, et les sujets se vivent comme des objets.
L'effet mère : l'éphémère de la vie.
Etre, aujourd'hui, c'est abdiquer devant le broyage technique qui tend à éradiquer notre inutilité au monde.
Se saisir du bonheur reste une affaire de style.
Peu de films font penser car souvent ils sont embrigadés dans une narration facile qui tente de résoudre le puzzle des perceptions. Les grands films sont ceux qui véhiculent une vision déstructurée, fragmentée de la vie. Ils donnent à voir des morceaux du puzzle et le spectateur doit penser les zones manquantes. En fait, c'est une question de rythme, de musique ; et peu de cinéastes ont une oreille fine.
Les moralistes sont des hommes qui ont constaté que certaines choses restaient immuables dans les mours d'une société.
L'amour est rare. Il faut le vivre. Le vin est délicieux. Il faut le boire.
La technique ne comprend rien au style.
Il faut juger un corps à sa danse.
Li. D.
Faust il
pianote sur son ordinateur |
Lucien
Suel |
« Je
n'écris authentiquement qu'à une condition : me moquer du tiers
et du quart, fouler les consignes aux pieds.
Ce qui fausse souvent le jeu est le souci qu'a d'être
utile un écrivain faible.
Chaque homme doit être utile à ses semblables,
mais il en est l'ennemi s'il n'est rien en lui au-dessus de l'utilité.
La chute dans l'utilité, par honte de soi-même,
quand la divine liberté, l'inutile, apporte la mauvaise conscience,
est le début d'une désertion. Le champ est laissé libre
aux arlequins de propagande...
Pourquoi ne pas accuser en ces circonstances où chaque
vérité ressort, le fait que la littérature se refuse
de façon fondamentale à l'utilité. Elle ne peut être
utile étant l'expression de l'homme - de la part essentielle de l'homme
- et l'homme, en ce qu'il a d'essentiel, n'est pas réductible à
l'utilité. Parfois un écrivain déroge, laissant, las
de solitude, sa voix se mêler à la foule. Qu'il crie avec les
siens s'il veut tant qu'il peut s'il le fait par fatigue, par
dégoût de lui-même, il n'est en lui que du poison, mais
il communique aux autres ce poison : peur de la liberté, besoin de
servitude ! Sa vraie tâche est à l'opposé : s'il révèle
à la solitude de tous une part intangible que personne jamais n'asservira.
Un seul but politique répond à son essence : l'écrivain
ne peut qu'engager dans la lutte pour la liberté, annonçant
cette part libre de nous-mêmes que ne peuvent définir des formules,
mais seulement l'émotion et la poésie des ouvres déchirantes.
Davantage encore que lutter pour elle, il lui faut user de liberté,
incarner tout au moins la liberté dans ce qu'il dit. Souvent même,
sa liberté le détruit : c'est ce qui le rend le plus fort. Ce
qu'alors il oblige d'aimer, c'est cette liberté hardie, fière
d'elle et sans limites, qui fait quelquefois mourir, qui même fait aimer
de mourir. Ce qu'enseigne ainsi l'écrivain authentique - par l'authenticité
de ses écrits - est le refus de la servilité (c'est en premier
lieu la haine de la propagande). C'est pour cela qu'il n'est pas à
la remorque des foules et qu'il sait mourir dans la solitude. »
Georges Bataille : « La littérature est-elle utile ? » in Combat 1944
« Etre un homme utile m'a paru toujours quelque chose de bien hideux »
Charles Baudelaire, Mon cur mis à nu
« Si terrible que soit la vie, l'existence de l'activité créatrice sans autre but qu'elle-même suffit à la justifier. Le jeu, évidemment, paraît, au premier abord, le moins utile de nos gestes, mais il en devient le plus utile dès que nous constatons qu'il multiplie notre ferveur à vivre et nous fait oublier la mort. »
Elie Faure, L'esprit des formes
« Les
pièces, ça m'est égal. Au théâtre, cela
a beau être mauvais,
cela m'amuse toujours. »
Henri
de Toulouse-Lautrec