IRONIE numéro 84 (mars 2003)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 84, mars 2003
Les Lascives

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Supplément du numéro 84,
Le plus vaillant des Vénitiens
,
Tintoret / Cézanne


Libre pensée contes de fées lasciveté soulèvent l'homme sur la point des pieds

 Les Lascives

(voir aussi Ironie n°86)

“Agostino Carracci a laissé une œuvre graphique abondante ; ses gravures de reproduction traduisent brillamment les oppositions d’ombre et de lumière; son style personnel est ironique et souvent fort libre (série des “Lascivie”)”
Antoine Schnapper, Encyclopédie Universalis.


Les cuivres secrets

Les postures de l’Aretin
Les cuivres secrets de Carrache
Le martinet du libertin
La moniche avec sa moustache
Et le sourire des putains

Guillaume Apollinaire


   Le temps d’un livre est incertain. Il reste soumis aux caprices des époques et par moment on en perd la trace.
   La scène se passe près du port de plaisance La Vigne sur le Bassin d’Arcachon, chez un jeune antiquaire... Les mimosas ont leurs yeux jaunes. Elle entre dans la boutique par curiosité... Le jeune antiquaire lui raconte qu’il est tombé sur un lot exceptionnel de livres anciens ayant appartenu à un vieux Bordelais... Une collection de livres érotiques dont la moitié est encore dans la malle. Elle fouille, feuillette, a des idées. L’antiquaire lui tend alors un livre qui date de la fin du XVIIIème siècle : « L’Arétin d’Augustin Carrache » publié « A la nouvelle Cythère ». Cet ouvrage contenait 20 gravures dont 19 ont été vulgairement arrachées sûrement pour être vendues à l’unité. Ne subsistent que la dernière, intitulée Satyre saillissant (cf. Ironie n°28), et le texte anonyme, très imprégné de la littérature érotique du XVIIIème (cf. Ironie n°30, Les postures irotiques), Crébillon Fils, Rougeret de Monbron, Diderot, Mirabeau...
   Quand elle m’offre ce livre, aussitôt me vient l’idée de remonter le courant de son histoire, de retrouver les gravures manquantes. J’en découvre un exemplaire complet dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale, accompagné d’une notice biographique de l’auteur du texte : Simon-Célestin Croze-Magnan (1750-1818), littérateur, peintre et musicien. J’étais alors persuadé d’avoir fait toute la lumière sur cet ouvrage lorsque, trois ans plus tard, je rencontrai A. qui écrivait un article sur les frères Carracci.
   Au détour d’une conversation, il me signala qu’Agostino Carracci (1557-1602), bien moins célèbre que son frère Annibale, était cependant l’auteur d’un chef-d’œuvre, Les Lascives, sur lesquelles il cherchait à mettre la main.
   Je lui dis alors que je possède chez moi les photocopies de ces gravures. Plus tard, je les lui fais voir, mais A. se montre d’emblée sceptique. A ses yeux, il ne s’agit pas des Lascives, mais d’une suite apocryphe, beaucoup plus tardive.
   L’enquête reprend. Nous convenons d’un rendez-vous au cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale. Nous découvrons le catalogue raisonné des gravures d’Agostino Carracci, et là, au milieu de divers travaux, nous voyons pour la première fois cette suite qui dormait dans l’ombre depuis près de quatre siècles... Commence ainsi l’aventure, le projet de ce livre, donner à voir la plus surprenante des suites érotiques du XVIème siècle italien.*

* Post-scriptum du livre Les Lascives d’Augustin Carrache, vient de paraître aux Editions de l’Amateur, mars 2003, (ISBN 2-85917-386-2) ;
textes de Lionel Dax (« La volupté en miroir ») et d’Augustin de Butler (« Vie d’Agostino Carracci »).

Satyre et nymphe endormie Satyre et nymphe endormie
Satyre et nymphe endormie Satyre et nymphe endormie

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Quatrième miroir : signum satyricum

   Le regard lancé vers le spectateur se retrouve à nouveau dans la gravure du satyre surprenant une nymphe endormie. Le satyre est dans l’ombre, noirci de hachures, son index sur la bouche. Chut. Cette scène est l’une des plus contrastées de la suite. La femme recroquevillée dans une pose étonnante, « repliée sur elle-même, enfantine, fermée, détendue, beau caillou de rêve » (Sollers, Passion fixe), est en pleine lumière. La position repliée ressemble à celle d’Eve prenant la pomme dans la fresque de Michel-Ange (Le Péché Originel, Chapelle Sixtine). Le satyre, lui en éveil, nous met dans la confidence, au seuil de la surprise. N’est-ce pas cette figure qu’Alberti préconise dans son Traité de la peinture (1435) : « Il est bon que dans une histoire il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe ». Ici, ce personnage se montre sous les traits d’un satyre amusé, sorti tout droit de la comédie italienne. Il fait le signum harpocraticum, celui du dieu du silence Harpocrate, signe artistique admirablement analysé par Chastel. « Comme un symbole de discrétion et de silence, ce dieu tient un doigt appliqué sur la bouche » (Plutarque, De Iside et Osiride) ; « Celui qui réprime la voix et qui, du doigt, invite au silence » (Ovide, Les métamorphoses)1. Harpocrate était souvent représenté sous la forme d’une statue témoin des ébats érotiques comme on peut le voir dans une fresque de Perruzzi dans la salle des Perspectives de la Farnésina. Avec Agostino Carracci, le satyre s’arroge le rôle du dieu. L’invitation au silence est ludique et laisse présager un tumulte érotique, des réjouissances éparses. « Harpocrate se trouvait ainsi au service de la frivolité » (Chastel, Le geste dans l’art). Ce dieu du silence, voyeur en fait, qui présidait aux bacchanales et aux orgies des Dieux, est métamorphosé en satyre moqueur2. Là encore, la distance du peintre se dévoile heureuse, pour tout dire satirique. Nous sommes conviés en tant que spectateur à un jeu, aux fêtes de l’amour.
   Un peu plus loin, en regard, nous voyons ce satyre, assis, concentré sur son bonheur, la nymphe ayant trouvé une pose plus confortable, celle typique des Vénus de la Renaissance. Ne réveillez pas une nymphe qui dort ! Le spectacle est magique. Peut-être fait-elle semblant de dormir ? Dans ces jeux amoureux, au hasard de la forêt, tout est possible, attends-toi à tout, le plaisir comme seul horizon. Plaisir de dormir, plaisir de jouir, plaisir du silence, des sens, des corps en silence.
   Dans ces portraits de femmes, la beauté est active, éveille le désir du spectateur : délicatesse, sagacité, humour, douceur, mouvements de l’amour. Agostino Carracci fait jaillir les nymphes.

Satyre fouettant une nymphe Satyre saillissant une nymphe
Satyre fouettant une nymphe Satyre saillissant une nymphe

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Cinquième miroir : amours satyriques

   Et puis, à nouveau, réveil des ardeurs, les satyres en force, les hommes concupiscents : « Une troupe lascive de légers satyres (j’errais alors, cachée dans les forêts) me poursuivit d’un pas rapide, ainsi que faune au front armé de cornes, et hérissé d’une couronne de pins » (Ovide, Les Héroïdes). On passe du rire à l’ire. C’est l’heure de la flagellation3, la femme en suspens, à peine ligotée, consentante, un bras de lait au soleil. Au loin un autre zigue, un bâton dans l’axe de son sexe, gardien des bois au bord d’un ruisseau. Le débordement lascif entre en scène : « Ceux qui ont les jambes grêles et nerveuses, ces hommes boucs qui font penser aux satyres, avec leur nez camus et aplati, ces faces haletantes, alanguies — ceux-là aiment plus intensément et s’adonnent plus volontiers à la débauche d’espèce vénérienne » (Giordano Bruno, Des Liens). Cette femme callipyge, fouettée de dos, esquissant le geste d’Adam dans La Création de Michel-Ange, serait-ce Eve attachée à l’arbre de la connaissance dont elle a voulu goûter le fruit ? Sur terre, elle savoure d’autres plaisirs, plus bruts. Le passage du païen au chrétien constitue pour Agostino Carracci un angle de tir, un défi incisif. La femme lève sa cuisse et embrasse le tronc, lui fait l’amour, frotte son sexe contre l’écorce, s’agrippe à sa jouissance, vie active des jambes et des mains. Elle a le chignon tordu sur la nuque comme les plus beaux Véronèse.
   Après la flagellation, la pénétration heureuse. Les bras et les jambes remercient la douceur... Front contre front, les yeux vers la conjonction suprême, partage des sourires4... Soulignons en passant le caractère exceptionnel d’une telle représentation à l’époque.
   Dans l’une et l’autre scène, la nature se fait complice : dans le Satyre fouettant une nymphe, les cornes d’un bouc au pied de l’arbre, symbole de virilité et serpent d’Eve ; en regard, dans le Satyre saillissant une nymphe, des fleurs vénériennes reproduisent le dessin du sexe de la nymphe. Dans cette dernière gravure, au milieu de la diagonale allant des branches érectiles de l’arbre (en haut à droite) au parterre de fleurs (en bas à gauche) nous assistons à la rencontre des sexes. Au-dessus des amants, deux arbres enlacés.
   Les satyres d’Agostino Carracci n’ont des satyres que la forme et le nom. En fait, derrière leurs habits de faunes, se cache l’homme dionysiaque, l’hédoniste, peut-être même Agostino et ses désirs d’amour, bien campé dans une sorte de volupté héroïque : Ces nymphes, je les veux perpétuer. Si clair, leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air assoupi de sommeils touffus. Nietzsche ne s’y trompe pas : « Le chœur satyrique du dithyrambe est l’acte sauveur de l’art grec. La nature à laquelle aucune connaissance n’a encore attenté et où les verrous de la civilisation ne sont pas encore fracturés — voilà ce que le Grec apercevait dans son satyre sans pour autant l’assimiler au singe. Bien au contraire. C’était l’archétype de l’homme, l’expression de ses élans les plus élevés et les plus forts. Le satyre était quelque chose de sublime et de divin. Le Grec dionysiaque veut la vérité et la nature dans leur force suprême — et il s’aperçoit métamorphosé en satyre. »5.

Crucifixion
« On raconte que le Tintoret en voyant l’estampe qui représentait la Crucifixion qu’il avait peinte à la Scuola di San Rocco en fut tant ému et bouleversé qu’il embrassa Agostino ; et comme celui-ci venait d’avoir un fils à Venise, il voulut resserrer davantage leurs liens en devenant le parrain du nouveau né, Antonio Carracci » Bellori — 1672

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NOTES
1 On distingue aussi ce geste dans le silence hermétique. Voir à ce propos une des gravures de Giulio Bonasone illustrant le livre d’Achille Bocchius, Symbolicarum quaestionum (1555, Bologna). Hermès Trismégiste « se met l’index sur les lèvres pour ordonner le silence. Cette figure ferait un très bon symbole du Théâtre (de mémoire), de ses mystères hermétiques » (Frances Yates, 1975).
2 Ce geste du silence, nous le retrouvons ailleurs dans l’œuvre des Carracci : dans une des fresques du Palazzo Farnèse, Diane et Endymion, et dans un dessin préparatoire pour les fresques du Palazzo del Giardino à Parme qui met en scène Trois femmes nues (musée du Louvre, Paris). D’un côté, deux femmes aux allures espiègles badinent ; de l’autre, à l’écart, une jeune femme regarde vers le spectateur et nous délivre un chut simple et beau, un chut au féminin.
3 On pense alors à une gravure de Marcantonio Raimondi qui met en scène la fessée d’une nymphe par un satyre.
4 « Le dithyrambe est parmi les actions sensibles l’étreinte » (Novalis, Anecdotes, 1798).
5 La naissance de la tragédie, 1872.


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