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Libre pensée contes de fées lasciveté soulèvent l'homme sur la point des pieds |
Les Lascives(voir aussi Ironie n°86) |
“Agostino
Carracci a laissé une œuvre graphique abondante ; ses gravures
de reproduction traduisent
brillamment les oppositions d’ombre et de lumière; son
style personnel est ironique
et souvent fort libre (série des “Lascivie”)”
Antoine Schnapper, Encyclopédie Universalis.
Les cuivres secrets
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Le
temps d’un livre est incertain. Il reste soumis aux caprices
des époques et par moment on en perd la trace.
La scène se passe près du port de plaisance La
Vigne sur le Bassin d’Arcachon, chez un jeune antiquaire... Les
mimosas ont leurs yeux jaunes. Elle entre dans la boutique par curiosité...
Le jeune antiquaire lui raconte qu’il est tombé sur un lot exceptionnel
de livres anciens ayant appartenu à un vieux Bordelais... Une collection
de livres érotiques dont la moitié est encore dans la malle. Elle
fouille, feuillette, a des idées. L’antiquaire lui tend alors un
livre qui date de la fin du XVIIIème siècle : « L’Arétin
d’Augustin Carrache » publié « A la nouvelle
Cythère ». Cet ouvrage contenait 20 gravures dont 19 ont été vulgairement
arrachées sûrement pour être vendues à l’unité.
Ne subsistent que la dernière, intitulée Satyre saillissant (cf. Ironie
n°28), et le texte anonyme, très imprégné de
la littérature érotique du XVIIIème (cf. Ironie
n°30, Les postures irotiques),
Crébillon Fils, Rougeret de Monbron, Diderot, Mirabeau...
Quand elle m’offre ce livre, aussitôt me vient
l’idée de remonter le courant de son histoire, de retrouver les
gravures manquantes. J’en découvre un exemplaire complet dans l’Enfer de
la Bibliothèque Nationale, accompagné d’une notice biographique
de l’auteur du texte : Simon-Célestin Croze-Magnan (1750-1818),
littérateur, peintre et musicien. J’étais alors persuadé d’avoir
fait toute la lumière sur cet ouvrage lorsque, trois ans plus tard, je
rencontrai A. qui écrivait un article sur les frères Carracci.
Au détour d’une conversation, il me signala qu’Agostino
Carracci (1557-1602), bien moins célèbre que son frère Annibale, était
cependant l’auteur d’un chef-d’œuvre, Les Lascives,
sur lesquelles il cherchait à mettre la main.
Je lui dis alors que je possède chez moi les photocopies
de ces gravures. Plus tard, je les lui fais voir, mais A. se montre d’emblée
sceptique. A ses yeux, il ne s’agit pas des Lascives, mais d’une
suite apocryphe, beaucoup plus tardive.
L’enquête reprend. Nous convenons d’un rendez-vous
au cabinet des estampes de la Bibliothèque Nationale. Nous découvrons
le catalogue raisonné des gravures d’Agostino Carracci, et là,
au milieu de divers travaux, nous voyons pour la première fois cette suite
qui dormait dans l’ombre depuis près de quatre siècles...
Commence ainsi l’aventure, le projet de ce livre, donner à voir
la plus surprenante des suites érotiques du XVIème siècle
italien.*
* Post-scriptum du livre Les Lascives d’Augustin Carrache, vient de paraître aux Editions de l’Amateur, mars 2003, (ISBN 2-85917-386-2) ;
textes de Lionel Dax (« La volupté en miroir ») et d’Augustin de Butler (« Vie d’Agostino Carracci »).
Satyre et nymphe endormie | Satyre et nymphe endormie | |
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Quatrième miroir : signum satyricum
Le
regard lancé vers le spectateur se retrouve à nouveau
dans la gravure du satyre surprenant une nymphe endormie. Le satyre
est dans l’ombre, noirci de hachures, son index sur la bouche.
Chut. Cette scène est l’une des plus contrastées
de la suite. La femme recroquevillée dans une pose étonnante, « repliée
sur elle-même, enfantine, fermée, détendue, beau
caillou de rêve » (Sollers, Passion fixe),
est en pleine lumière. La position repliée ressemble à celle
d’Eve prenant la pomme dans la fresque de Michel-Ange (Le
Péché Originel, Chapelle Sixtine). Le satyre, lui
en éveil, nous met dans la confidence, au seuil de la surprise.
N’est-ce pas cette figure qu’Alberti préconise dans
son Traité de la peinture (1435) : « Il est
bon que dans une histoire il y ait quelqu’un qui avertisse les
spectateurs de ce qui s’y passe ». Ici, ce personnage
se montre sous les traits d’un satyre amusé, sorti tout
droit de la comédie italienne. Il fait le signum harpocraticum,
celui du dieu du silence Harpocrate, signe artistique admirablement
analysé par Chastel. « Comme un symbole de discrétion
et de silence, ce dieu tient un doigt appliqué sur la bouche » (Plutarque, De
Iside et Osiride) ; « Celui qui réprime la voix
et qui, du doigt, invite au silence » (Ovide, Les métamorphoses)1.
Harpocrate était souvent représenté sous la forme
d’une statue témoin des ébats érotiques
comme on peut le voir dans une fresque de Perruzzi dans la salle des
Perspectives de la Farnésina. Avec Agostino Carracci, le satyre
s’arroge le rôle du dieu. L’invitation au silence
est ludique et laisse présager un tumulte érotique, des
réjouissances éparses. « Harpocrate se trouvait
ainsi au service de la frivolité » (Chastel, Le
geste dans l’art). Ce dieu du silence, voyeur en fait, qui
présidait aux bacchanales et aux orgies des Dieux, est métamorphosé en
satyre moqueur2. Là encore,
la distance du peintre se dévoile heureuse, pour tout dire satirique.
Nous sommes conviés en tant que spectateur à un jeu,
aux fêtes de l’amour.
Un
peu plus loin, en regard, nous voyons ce satyre, assis, concentré sur
son bonheur, la nymphe ayant trouvé une pose plus confortable, celle
typique des Vénus de la Renaissance. Ne réveillez pas une
nymphe qui dort ! Le spectacle est magique. Peut-être fait-elle
semblant de dormir ? Dans ces jeux amoureux, au hasard de la forêt,
tout est possible, attends-toi à tout, le plaisir comme seul horizon.
Plaisir de dormir, plaisir de jouir, plaisir du silence, des sens, des corps
en silence.
Dans
ces portraits de femmes, la beauté est active, éveille le
désir du spectateur : délicatesse, sagacité, humour,
douceur, mouvements de l’amour. Agostino Carracci fait jaillir les
nymphes.
Satyre fouettant une nymphe | Satyre saillissant une nymphe | |
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Cinquième miroir : amours satyriques
Et
puis, à nouveau, réveil des ardeurs, les satyres en force,
les hommes concupiscents : « Une troupe lascive de
légers satyres (j’errais alors, cachée dans les
forêts) me poursuivit d’un pas rapide, ainsi que faune
au front armé de cornes, et hérissé d’une
couronne de pins » (Ovide, Les Héroïdes).
On passe du rire à l’ire. C’est l’heure de
la flagellation3, la femme en suspens, à peine
ligotée, consentante, un bras de lait au soleil. Au loin un
autre zigue, un bâton dans l’axe de son sexe, gardien des
bois au bord d’un ruisseau. Le débordement lascif entre
en scène : « Ceux qui ont les jambes grêles
et nerveuses, ces hommes boucs
qui font penser aux satyres, avec leur nez camus et aplati, ces faces
haletantes, alanguies — ceux-là aiment
plus intensément et s’adonnent plus volontiers à la
débauche d’espèce vénérienne » (Giordano
Bruno, Des Liens). Cette femme callipyge, fouettée de
dos, esquissant le geste d’Adam dans La Création de
Michel-Ange, serait-ce Eve attachée à l’arbre de
la connaissance dont elle a voulu goûter le fruit ? Sur
terre, elle savoure d’autres plaisirs, plus bruts. Le passage
du païen au chrétien constitue pour Agostino Carracci un
angle de tir, un défi incisif. La femme lève sa cuisse
et embrasse le tronc, lui fait l’amour, frotte son sexe contre
l’écorce, s’agrippe à sa jouissance, vie
active des jambes et des mains. Elle a le chignon tordu sur la nuque
comme les plus beaux Véronèse.
Après la flagellation, la pénétration
heureuse. Les bras et les jambes remercient la douceur... Front contre front,
les yeux vers la conjonction suprême, partage des sourires4...
Soulignons en passant le caractère exceptionnel d’une telle représentation à l’époque.
Dans l’une et l’autre scène, la nature se
fait complice : dans le Satyre fouettant une nymphe, les cornes d’un
bouc au pied de l’arbre, symbole de virilité et serpent d’Eve ;
en regard, dans le Satyre saillissant une nymphe, des fleurs vénériennes
reproduisent le dessin du sexe de la nymphe. Dans cette dernière gravure,
au milieu de la diagonale allant des branches érectiles de l’arbre
(en haut à droite) au parterre de fleurs (en bas à gauche) nous
assistons à la rencontre des sexes. Au-dessus des amants, deux arbres
enlacés.
Les satyres d’Agostino Carracci n’ont des satyres que
la forme et le nom. En fait, derrière leurs habits de faunes, se cache
l’homme dionysiaque, l’hédoniste, peut-être même
Agostino et ses désirs d’amour, bien campé dans une sorte
de volupté héroïque : Ces nymphes, je les veux perpétuer.
Si clair, leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air assoupi
de sommeils touffus. Nietzsche ne s’y trompe pas : « Le chœur
satyrique du dithyrambe est l’acte sauveur de l’art grec. La nature à laquelle
aucune connaissance n’a encore attenté et où les verrous
de la civilisation ne sont pas encore fracturés — voilà ce
que le Grec apercevait dans son satyre sans pour autant l’assimiler au
singe. Bien au contraire. C’était l’archétype de l’homme,
l’expression de ses élans les plus élevés et les plus
forts. Le satyre était quelque chose de sublime et de divin. Le Grec dionysiaque
veut la vérité et la nature dans leur force suprême — et
il s’aperçoit métamorphosé en satyre. »5.
NOTES
1 On distingue aussi ce geste dans le silence hermétique. Voir à ce propos une des gravures de Giulio Bonasone illustrant le livre d’Achille Bocchius, Symbolicarum quaestionum (1555, Bologna). Hermès Trismégiste « se met l’index sur les lèvres pour ordonner le silence. Cette figure ferait un très bon symbole du Théâtre (de mémoire), de ses mystères hermétiques » (Frances Yates, 1975).
2 Ce geste du silence, nous le retrouvons ailleurs dans l’œuvre des Carracci : dans une des fresques du Palazzo Farnèse, Diane et Endymion, et dans un dessin préparatoire pour les fresques du Palazzo del Giardino à Parme qui met en scène Trois femmes nues (musée du Louvre, Paris). D’un côté, deux femmes aux allures espiègles badinent ; de l’autre, à l’écart, une jeune femme regarde vers le spectateur et nous délivre un chut simple et beau, un chut au féminin.
3 On pense alors à une gravure de Marcantonio Raimondi qui met en scène la fessée d’une nymphe par un satyre.
4 « Le dithyrambe est parmi les actions sensibles l’étreinte » (Novalis, Anecdotes, 1798).
5 La naissance de la tragédie, 1872.