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Quelque part dans un café, le soir, 25 mai 2003...
Rémy Bac :
Est-ce que tu connais une fable de La Fontaine ?
Mehdi Belhaj Kacem : Non.
R. B. : Événement et répétition, c'est quoi ?
M.B.K. : Excellente question. Disons que c'est une tentative de résumer,
une tentative d'oubli de l'événement qu'aura constitué pour moi
la lecture de L'être et l'événement, c'est-à-dire que, contrairement
aux apparences, ce n'est pas du tout une introduction à L'être et l'événement.
C'est ni un service à rendre à L'être et l'événement,
ni un service à rendre à mon livre, que de dire, de près ou de loin,
que c'est un livre d'introduction. Non. Il n'y a aucun véritable exposé de
l'ontologie de Badiou ou de la philosophie de Badiou, même quand l'apparence prête
au contraire. Il n'y a, je dirais, que le dernier chapitre qui est un peu ouvertement
badiousiste, et encore, ce n'est qu'une interprétation. Alors maintenant, de la
manière dont je vois ça, je dirais qu'il y a des sujets qui s'appellent
Alain Badiou et Mehdi Belhaj Kacem. J'ai lu L'être et l'événement,
je suis à l'intérieur de L'être et l'événement, j'essaye
de penser dans un oubli actif de L'être et l'événement, même
si je vais le relire cet été. Voilà comment je résumerais.
Etant donné que je ne pouvais pas faire beaucoup d'interventions publiques, j'ai
essayé d'organiser dans un livre une performance, de rendre tout ce que j'avais
créé, à partir de ce choc et de ce tournant qu'a été la
lecture de L'être et l'événement. Pour marquer le coup, pour marquer
un coup dans l'histoire de la philosophie, tout simplement, pour être modeste.
R.B. : Tu vas écrire une introduction à L'être et l'événement,
finalement, ou pas ?
M.B.K. : Si je l'écris, ce sera un livre partagé en chapitres.
La manière dont je préférerais le faire, ça serait d'une
manière un peu physique, comme maintenant, avec plus de gens. De façon
orale, de préférence. Après tout, je suis très travailleur,
c'est ce qui m'a sauvé de mon romantisme, de mon désœuvrement. Si
j'écrivais un livre, je ferais un vrai chapitre d'introduction et un chapitre
de discussion, mimé manière Platon, pour spéculer, pour montrer à quel
point spéculativement c'est un livre qui ouvre des choses. Parce que le seul point,
par exemple, et avec toute la modestie que j'ai par rapport à Badiou, c'est que
je sais que je suis un très bon dialecticien. Mais la dialectique, en même
temps, c'est lui qui me l'a apprise. Lui me donne l'os, la structure, les vertèbres.
Si on interprète, si on dit : “Ah, Mehdi fait une propagande pour Badiou”,
on a le droit de le dire. Moi, je peux organiser les choses spéculatives encore
plus que lui.
R.B. : Plus que lui, c'est-à-dire ?
M.B.K. : Plus ou moins... Je sais simplement qu'à l'appui de cette gigantesque
machine logique qu'est le soustractivisme, je suis en mesure d'offrir des dialectisations inouïes.
Badiou est le premier surpris de ce que j'arrive à extraire de son système. C'est cette
question philosophie/anti-philosophie, on revient à ça. C'est curieux que pour Badiou,
les plus grands dialecticiens français ce soit toujours des anti-philosophes : Pascal, Rousseau,
Mallarmé, Lacan. Et Badiou est un très bon anti-philosophe, c'est-à-dire un
très bon dialecticien quand il discute. Par exemple, et c'était un des sens de mon
intervention dans son séminaire, ma conférence sur “philosophie et psychanalyse” à l'Ecole
Normale Supérieure, le rapport entre l'écrit et l'oral. Quand j'ai discuté avec
lui, je lui disais : « Ah, mais Lacan c'est encore autre chose, bien sûr, mais ce
n'est plus de la psychanalyse ». Il y a ce chef-d'œuvre du discours lacanien qui
est Encore.
Encore a la structure de la jouissance féminine, c'est quelque chose de constamment
glissant, évasif.
Et Badiou me dit : “Non, pas du tout. Je ne suis pas d'accord avec vous. Je ne pense pas que
ce soit extérieur à la philosophie, au contraire. Les livres de Lacan sont des grands
livres de philosophie, je les relis sans cesse”. C'est pour dire comment il est dialecticien,
il est malin. Si je lui dis quelque chose, tout de suite il va rebondir. Si je lui dis : “La
question du maître”, alors lui, avec toutes ses contradictions, jeune normalien brillant,
il me dit après mon intervention à l'E.N.S. : “Ah, finalement, mes deux maîtres
sont Sartre et Lacan”. Sartre lui a donné sa vocation, et puis Lacan est la grande statue
du Commandeur qu'il poursuit encore aujourd'hui. Il a réussit à créer quelque
chose qui se distingue de Lacan, qui n'est pas Lacan, et qui est en même temps complémentaire,
qui relance complètement Lacan à nouveau frais. Moi, j'arrive dans ce jeu de quilles
parce que Badiou m'a tout appris. C'est Nietzsche et Deleuze qui m'ont donné envie de faire
de la philosophie, mais grâce à Badiou, je sais ce que c'est que la philosophie. Je
peux lire, maintenant, n'importe quel livre de philosophie, pied à pied, d'égal à égal.
En ce moment, j'essaye de me battre avec Heidegger et son concept de vérité. C'est
vrai qu'Heidegger est vraiment très fort et très génial, et un jour sur son
concept de vérité j'arriverai à le coincer. Je lis tout ce qu'il écrit
sur Platon, sur le mythe de la caverne, c'est en cours, donc, je peux pas trop en parler là,
dans cet entretien enregistré dont je suis bien conscient. De manière un peu narcissique
disons, dans les premières versions d'Événement et répétition, parce
que je n'avais pas le choix, j'étais tellement seul dans mon travail que je ne pouvais pas
faire autre chose, je disais : “Je suis le site événementiel de la philosophie
!”. Je sors de nulle part, donc je pose des questions à la scolastique. Sur ce, Bouveresse
dit : “La philosophie, c'est uniquement une affaire de professionnels, ça ne doit pas
sortir de l'institution”. Bien sûr, ce sont des phrases complètement vides de sens,
parce que ça a toujours été comme ça, la philosophie n'est que universitaire.
Il y a toujours eu l'école platonicienne. Ça a toujours eu un rôle essentiel,
Blanchot dit ça à propos de Nietzsche et Kierkegaard : Voilà, Hegel, c'est quelqu'un
qui parle derrière une chaire, mais il y a Nietzsche et Kierkegaard. Nietzsche abandonne le
rôle de professeur pour développer sa pensée en fragments, sa philosophie. Et
pourtant le philosophe ne peut pas éviter de devenir professeur ; Nietzsche et Kierkegaard
donnent de grands universitaires. Là-dessus, par exemple, je ne cède pas à Badiou
que Nietzsche soit un anti-philosophe. Kierkegaard et Lacan, oui, mais Nietzsche, non, c'est un
philosophe. Alors moi, je redialectise scolastique/anti-scolastique. Si les anti-philosophes sont
toujours des
anti-scolastiques, c'est quand même bizarre qu'on retrouve Kierkegaard, Nietzsche, Lacan ;
et alors les philosophes, ce seraient Hegel, Heidegger, Badiou. Très bien. Mais du point
d'où je
viens, je me dis, bon, c'est un peu fort de café. Pourquoi est-ce que les anti-philosophes
sont toujours hors université ? Il y a des questions profondes comme ça. Je pense que
quelqu'un qui n'est pas dans l'université en tant que sujet se pose des questions subjectives
de manière plus évidente qu'un grand philosophe universitaire, sans parler des petits.
Badiou, lui, pose la question du sujet mais de manière universelle comme tout philosophe.
Mais Nietzsche n'est pas un anti-philosophe. Il y a une proposition ontologique chez Nietzsche,
une proposition sur l'être. Chez Kierkegaard et Lacan, non. Ce ne sont pas des moins grands
penseurs pour ça. Et puis, quand commencent et quand s'arrêtent philosophie et antiphilosophie
? Théorie du Sujet, de Badiou — auquel il a comparé non sans raison, mon
Événement et répétition — , selon ses critères mêmes,
c'est un livre d'antiphilo : la présence subjective est très forte, le chef maoïste,
l'imprécation, et ce que tu disais de mon livre : s'épargner la bienséance de
l'argumentation universitaire, aller droit au but...et il ne devient philosophe qu'avec L'être
et l'événement. Est-ce à dire que dans Théorie du Sujet il ne l'était
pas ? Etc...
Lionel Dax : Je te sens très proche de Kierkegaard...
M.B.K. : Subjectivement, c'est sûr. Ça reste depuis des années
le grand repère, dans la démarche, dans l'écriture...quand je le
lis je me dis : j'ai les mêmes qualités et les mêmes défauts
que lui. Je préférerais être Nietzsche. Maintenant, j'ai 30 ans.
Dans mon parcours, depuis surtout six-sept ans, Kierkegaard est celui auquel je pense
le plus. La différence avec Kierkegaard, c'est que j'ai réussi à prendre
contact avec Hegel. On réussit à discuter, donc ça change tout.
Mon Hegel à moi, je veux dire celui que je conteste pour de bon, c'est Heidegger.
Mais je sais que Rémy aura son mot à dire...Kierkegaard reste à découvrir,
son œuvre recèle des trésors. Nietzsche a été davantage
commenté comme il faut...
L.D. : La lecture de Kierkegaard est intéressante aujourd'hui.
M.B.K. : C'est sûr... Il est assez présent dans Ironie.
L.D. : D'ailleurs, c'était le sujet de sa thèse, sur “Le
concept d'ironie constamment rapporté à Socrate”, et il commence
sa thèse par une phrase latine de son invention : “Ut a dubitatione philosophia
sic ab ironia vita digna, quae humana vocetur incipit” c'est-à-dire “Tout
comme la philosophie commence par le doute, de même une vie digne, celle que nous
qualifions d'humaine, commence par l'ironie.” Une philosophie dont le propre de
l'homme serait l'ironie.
M.B.K. : C'est ça, l'anti-philosophe ! Trois ans après, il dit : « le
propre de l'homme, c'est l'angoisse ».
L.D. : Justement, il y a une nouvelle lecture à faire de Kierkegaard. Il y a quelque
chose qu'on évite de mettre en lumière, son jeu avec l'écriture. On l'a mis
bien vite dans la case « existentialiste ».
M.B.K. : Et tout l'attachement des femmes à Kierkegaard, des philosophes femmes. Les
femmes qui font de la philo, elles se jettent tout de suite sur lui, et ce n'est pas seulement pour
des raisons bêtes et méchantes. Ah, Kierkegaard, il était jeune, il était
beau, il sentait bon le sable chaud ! (rires). Mais évidemment, c'est plus profond que ça.
L'anti-philosophe, comme le dit très bien Badiou, c'est toujours quelqu'un qui dit : “La
vérité ne vaut jamais que pour un sujet bien précis”, toujours, un être
de chair et de sang. L'anti-philosophe, c'est celui qui tonitrue à la philosophie que la vérité n'a
jamais de sens que pour un sujet (Brouhaha).
R.B. : Dans Événement et répétition, tu dis carrément, et pour quelqu'un
qui a commencé par la littérature, c'est the choc, tu dis carrément que tu n'aimes
plus écrire et que ton rêve, ça serait d'être payé pour parler !
M.B.K. : Je le dis à un moment donné, je ne dis pas « j'aime
plus du tout ». C'est en creux d'Événement et répétition, et
c'est curieux que Badiou l'ait remarqué pour ma conférence à l'E.N.S,
rue d'Ulm. Rien n'était préparé. Il n'y avait rien de calculé.
On était pas là à être complices. Tout s'est passé spontanément.
Il était plutôt là pour me mettre la pression : “Alors, vous
avez le trac ?”. Je lui ai répondu : “Non, je n'ai pas le trac”.
Avec lui, je n'ai jamais le trac. C'est un peu anecdotique, ou alors un trac positif
parce que je connais très bien sa philosophie, vraiment, et donc, je l'attends,
qu'il y vienne. J'ai un rapport avec lui de probité qui est le même que
le sien avec Lacan. Quand tu rencontres ton maître, tu as un rapport de probité totale,
même quand tu le critiques. Pour répondre à la question, c'est vrai
que j'ai un goût de la parole, mais bizarrement, lorsque j'étais pleinement
anti-philosophe comme avec Esthétique du chaos et Society, je n'avais pas ce
goût
de la parole. Toute la finesse, la richesse de cette dialectique-là, elle est
là. C'est grâce à Événement et répétition.
R.B. : Comment s'est écrit Événement et répétition ? C'est une parole orale qui a été transcrite ? Tu l'as réécrite
?
M.B.K. : Laissons planer le mystère quelques minutes... J'ai fait ce séminaire
où je
lisais mon texte et puis après on discutait. Mais ce qui m'a donné le goût de la
discussion, c'est-à-dire quelque part le goût de la philosophie, c'est de discuter sur
les concepts avec de jeunes philosophes, alors qu'avant on ne faisait pas ça. La plupart des
universitaires, tu le sais aussi bien que moi, ne discutent pas. Il n'y a pas de discussions philosophiques.
Tu discutes d'autre chose, de petits ragots, mais jamais de philosophie. Ce sont les gens qui aiment
vraiment la philo qui vont discuter. Badiou me dit, à la conférence, comme par hasard : “Mais
alors, est-ce que vous êtes prêt à le défendre exactement comme
une thèse ?”. Je fais de l'ironie à ce moment-là. Je fais semblant de faire
semblant : “Oh, vous m'écrasez, Monsieur Badiou, c'est un mot de scolastique.” Je
n'étais
pas du tout écrasé, c'est du baratin, c'est comme le masochisme. Le masochiste, il est
là, il se rentre à dire “Ah non, Maître, ne me frappez pas !” Evidemment,
c'est complètement faux.
R.B. : Il t'a quand même déstabilisé.
M.B.K. : Non, non.
R.B. : Un petit peu.
M.B.K. : Non. C'est toi qui te fais des idées. Événement et répétition,
c'est imminent. Lui, il va faire plein d'annotations sur le livre. Et moi, je suis un peu impatient.
Point à point, la moindre phrase, je sais que je peux lui répondre sur chaque phrase
de ce qu'il dira de mon livre. J'ai fait une vraie construction philosophique, qui vient de ce
qu'il m'a apporté. Maintenant, je vais écrire ce livre sur l'affect, et je vais vraiment
l'écrire, et avec plaisir. Un plaisir que j'ai eu quand j'ai écrit 1993, L'Antéforme,
Esthétique du chaos. Les autres livres, j'avais moins de plaisir, plus laborieux, ce
qui ne donne pas forcément la valeur des livres. Pour Événement et répétition,
la relation au plaisir est assez bizarre. C'est un livre écrit, ça c'est sûr,
c'est pas une vraie transcription pour répondre de manière différée à la
question. Par contre, ce livre sur l'affect, je suis impatient de l'écrire. J'en discute avec
Tristram, car une des choses qu'apprend la philosophie, dans la philosophie de Badiou justement,
c'est la fidélité. C'est une belle chose de sa philosophie. Moi, j'amène quelque
chose, une petite contribution, en lui disant “Oui, mais Monsieur Badiou, vous voyez bien que
la fidélité elle est de toute façon contrainte”. Dès qu'il y
a événement,
il y a fidélité, bon gré, mal gré. On le voit bien avec les histoires
d'amour. Tu vis une grande histoire d'amour, et puis ça finit. Tu en veux à ton ex.
Tu n'arrêtes pas de lui casser du sucre sur le dos, ou d'avoir du ressentiment. Et même
quand tu dépasses le ressentiment, ça passe au mépris. Même si c'est du
mépris, c'est ça la fidélité, parce que ça te hante. Badiou a
une conception où la fidélité se construit, il faut être fidèle.
Impératif catégorique...Ce qui n'est pas faux. Le problème, c'est que dès
qu'il y a événement, il y a fidélité, c'est-à-dire que tu n'as
pas le choix. Dès qu'un événement te tombe dessus dans ta vie, tu es fidèle à cet événement,
ce n'est pas un choix, un truc que tu peux choisir. C'est là où la question de l'affect
est philosophable. L'affect comme indice de vérité, comme indice de l'événement,
c'est le lieu des plus grands affects, c'est quelque chose d'aussi simple. La fidélité est
contrainte parce que l'affect transite tellement celui de l'événement qu'il y a évidemment
le commun d'être renégat universel qui ne cesse de trahir les événements
qui l'ont constitué. Toute la question de 68, générationnelle, tout ça,
comment transiter, comment, nous, nous y retrouver, comment bêtement les gens vont dire « il
faut tuer tous les pères et toutes les mères ». Non. La question est : « en
qui on se reconnaît chez les vieux et en qui on ne se reconnaît pas ? » C'est la
question.
L.D. : A propos de la mère Deleuze ?
M.B.K. : A propos de la mère Deleuze, tout va bien, j'entretiens de très bons
rapports (rires).
R.B. : La représentation. C'est je crois le signifiant-maître de ton discours.
Et on ne peut rien comprendre à Événement et répétition si on
entend ce concept dans le sens courant de son acception. Tu pourrais peut-être nous éclairer
sur ce que tu entends par « représentation » ?
M.B.K. : Excellente question. C'est la métaphysique de Heidegger, en beaucoup
mieux. C'est la métaphysique d'Heidegger, sans la dépression, voilà ce
que c'est, la représentation. Mais c'est une catégorie plus claire, riche,
rigoureuse que « la » métaphysique au sens de Heidegger.
R.B. : La dépression...Tu confonds avec Blanchot, non ?
M.B.K. : Il y a un débat à avoir avec Ligne de risque. Les gens qui disent
: « Blanchot,
c'est de la merde, Heidegger, c'est sublime », ça me paraît problématique.
Si tu attaques Blanchot, tu vas au fond du problème, tu attaques Heidegger ! C'est la racine
du truc, je travaille là-dessus en ce moment. Si l'ontologie, c'est celle de Heidegger — et
Badiou là-dessus a tout changé, je dis bien tout — , alors ce qu'on intente à Blanchot,
le rapport à la Mort, — ne fait que tirer à conséquence l'ontologie
heideggerienne, où le Dasein est un peu le nombril, et où donc expressément
c'est la Mort qui est l'horizon ultime, le savoir ultime, — et la finitude, et la détresse...
R.B. : Il ne s'agit pas d'« attaquer » Blanchot. Il s'agit de bien voir
que la pensée
de Heidegger n'a strictement rien à voir avec ce qu'en fait Blanchot. On n'a pas attendu Ligne
de « risque » pour lire Heidegger ou Blanchot. Ni Lautréamont, d'ailleurs.
M.B.K. : Qu'est-ce que c'est que tous ces gens qui disent que Heidegger a dépassé Nietzsche
? Ça n'a pas de sens dans la philosophie, Heidegger est le premier à le dire. Le dépassement,
le progrès en philosophie n'a aucun sens. Les heideggeriens n'arrêtent pas de nous répéter
: « Heidegger a dépassé Nietzsche ». Ça n'a pas de sens, pour moi.
L'élément de la philosophie est l'éternité ; un vrai philosophe ne trouve
pas Heidegger plus contemporain que Platon ou Saint-Thomas. Ou Nietzsche. Moi, je trie mes fréquentations...
et j'essaie d'éviter de faire ami-ami avec deux siècles de métaphysique allemande,
de Kant à Heidegger. Je trouve davantage mon compte chez Lucrèce et Spinoza, que d'ailleurs
Heidegger n'arrive pas du tout à intégrer à son montage historial.
R.B. : Très bien, je n'avais pas prévu de parler de Heidegger. Parlons du cas
Heidegger ! (rires). Heidegger a montré ce qu'il y avait de lourdement et secrètement
conceptuel chez Nietzsche. Les gros concepts métaphysiques : la volonté de puissance,
le surhomme, l'éternel retour. C'est le coté « allemand » de
Nietzsche. Alors qu'il a un coté français, aussi, et c'est sa face lumineuse. Ce qu'a
bien montré Heidegger, c'est que Nietzsche est complètement dans la continuité de
ce avec quoi il prétendait rompre, c'est-à-dire une certaine métaphysique de la
volonté. Si tu prends certains textes de Hegel, dans les débuts des Principes de la
philosophie du droit, par exemple, ou si tu lis certains textes de Schelling, et tout ça,
c'est présent
chez Kant. Et déjà chez Descartes, chez Spinoza, aussi. Tous ces auteurs, ils disent quoi,
au fond ? La volonté, c'est l'essence de la raison. Et Heidegger dit : Eh bien voilà,
vous avez quelqu'un avec Nietzsche qui prétend rompre avec tout cet idéalisme transcendantal,
spéculatif, Nietzsche faisant une primauté de tout ce qui est passion, affect, sur la
Raison pure. Eh bien non, Nietzsche a échoué, parce qu'il ne fait que s'« opposer » à l'idéalisme
transcendantal-spéculatif, mais il ne le dépasse pas, il reste piégé par
les catégories être/devenir, sensible/intelligible, âme/corps, raison/passions, etc.
Nietzsche, avec sa « volonté de puissance », achève de penser la raison de façon
spéculative et réflexive . Nietzsche parachève Hegel. Ruse de la volonté.
La volonté se veut elle-même, parce qu'elle est essence de la raison. Et l'attribut essentiel
de la raison, c'est quoi ? La réflexivité. Le cogito. Nietzsche parachève Descartes. Ça
paraît fou, comme ça, à dire. Mais Heidegger a raison sur Nietzsche. C'est son
génie.
M.B.K. : Je pourrais répondre agressivement : très bien, mais c'est
des choses qu'on sait, si tu veux.
R.B. : Non. Avant Heidegger, on ne le savait pas.
M.B.K. : Je suis bien d'accord. Mais c'est ce qu'on dit tout le temps.
R.B. : Eh bien d'accord, ouvrons une large discussion. Un grand débat est lancé...
A condition de ne pas répéter Heidegger, de ne pas le commenter indéfiniment,
inutilement, et de ne pas ressasser vainement le néant. Alors Ligne de « risque »...
Eros contre le Nihilisme, le Bien contre le Mal... le commentaire infini... Ouais... Ils sont
blanchotiens, au fond, sans le savoir. En plus d'être édifiants et conformistes. Ils
sont en extase devant le néant comme Blanchot devant la mort. Mais je suis content qu'il y
ait un livre comme
l'Axe du Néant (l'AdN). Là où Ligne de « risque » ont
raison, c'est quand ils disent que Blanchot a finalement retourné la définition de
Heidegger de la mort. Heidegger : “La mort, c'est le possible de l'impossible” et Blanchot
: « la
mort, c'est l'impossible du possible ». Là, on est au cœur du problème. On
voit alors pourquoi l'instant de sa mort, à Blanchot, ça l'a fait jouir toute sa vie.
Sur ce point-là, d'accord. Pour le reste, c'est du commentaire infini, très blanchotien,
selon moi... ça va pas... L'axe du néant, c'est pas l'axe Lacan-Badiou. Cet axe va
jouer un rôle aussi important dans l'avenir que l'axe Hegel-Marx ou l'axe Nietzsche-Heidegger,
tu as raison de dire ça dans ton séminaire. Alors Dada... machin... c'est du vingtièmisme
moisi, tout ça. Mais sur Blanchot, ils ont raison.
M.B.K. : Essayons de construire de nouveaux problèmes. Ce qui me travaille,
mais je n'ai pas eu le temps de travailler dessus, c'est : Est-ce qu'il n'y a pas là une
question entre volonté et désir et où le sexe, la sexualité,
entrerait en ligne de compte ? C'est-à-dire qu'il y a cette espèce de métonymie
; on ne dit pas : volonté de révolution. Personne ne le dit. Il n'y a plus
cette espèce d'enthousiasme qu'il y avait encore, qu'il pouvait très légèrement
y avoir, il y a trente ans. Les maoïstes étant l'exemple, les situs évidemment
quelque part. Peut-être que les situs étaient plus dans le désir que
dans la volonté, au fond, ça serait une bonne question. Les maoïstes,
ils ont l'impression d'être vraiment dans la volonté de révolution,
alors que chez les situationnistes, c'est quelque chose de plus pervers. C'est un début.
Je parle de ça parce que j'ai pas eu le temps de travailler sur cette question entre
volonté et désir. A mon avis, c'est un symptôme assez intéressant
que le mot désir remplace en politique par exemple le mot volonté. Je ne suis
pas sûr que ce soit une bonne chose, mais c'est un fait. Donc, si on se pose la question,
j'en prend acte de cette déconstruction, de ce dépassement de Nietzsche par
Heidegger sur la question de la volonté, c'est bien. Mais ce qui m'agace, ce sont
les gens qui ressassent à n'en plus finir : « Ah, mais Heidegger, c'est
le dépassement
de Nietzsche ! » Il y a un moment où ça suffit. OK, ça été dit
mille fois. Symptôme intéressant. Lignes fait son numéro : “Désir
de révolution”. Là, je me dis qu'il y a quelque chose qui ne va pas.
Ils ont viré à ce moment-là le texte de Francis Marmande. Et Marmande
avec, d'ailleurs. J'ai lu son texte et je l'ai trouvé pas mal, assez provocateur.
Marmande, il est assez gauchiste, et pourtant il disait : “ça me fait chier,
j'ai plutôt envie de dire non, je n'ai pas de désir de révolution, allez
vous faire foutre”. C'est vrai que quand tu lisais le numéro : “Désir
de révolution”, on se tripote, on se caresse, “Désir de révolution”...
on dirait une marque de parfum, « j'ai rêvé d'une senteur riche
et sensuelle... ». C'est ça le fond du problème. A mon avis, cette déconstruction
de la volonté, elle a été faite philosophiquement. Le désir,
c'est du sérieux. Et pour la politique, il faut qu'on sorte de la psychologie de
la politique. Si on fait la révolution, par exemple, c'est de l'ordre du disciplinaire,
et pour Badiou, la politique, c'est de la discipline. Oui, tu fais la moue, mais c'est à nous
d'interpréter ça.
R.B. : C'est le militantisme de Badiou, au vrai sens du terme. Certains ne s'en
sont jamais remis. Il faut inventer de nouvelles formes de subversions radicales. D'accord
pour l'ascèse et la discipline, à condition que ce soit celle que l'on
s'impose à soi-même, uniquement. Sinon, il vaut mieux aller à la
feria avec Francis Marmande (magnifique, son Curro Romero).
M.B.K. : Je vois bien le fond de tes critiques, mais j'ai été situationniste
avant toi. Moi, j'essaye de voir les trucs.
R.B. : Je ne suis pas situ... c'est quoi, cette histoire ? Mais tu as raison, brouillons les
cartes...Soyons stratégiques... Je te propose un petit jeu. Imaginons que l'on vive dans un
monde où l'idéal badiousien aurait triomphé. Admettons... Ça ne serait
pas Adam Smith ou Ricardo qui seraient les idéologues de l'économie, mais Marx, ou
Bataille, ou qui sais-je encore. Nietzsche, Kant, Hegel seraient obligatoires dès la classe
de 6ème.
L.D. : C'est de la politique fiction !
M.B.K. : C'est la République ! C'est Socrate qui refait le monde avec Glaucon.
R.B. : J'aime la pointe... On vivrait dans un monde où la politique aurait été désuturée
de l'économie, etc... où les mathèmes lacaniens remplaceraient les panneaux
publicitaires. Je suis un petit peu provocateur, mais pas totalement. Eh bien, on se demande dans
quelle mesure cela serait tenable. Je ne dis pas que je suis contre, bien au contraire. Mais Badiou
lui-même n'y croit pas, et non seulement ça, mais il a bâti toute sa philosophie
sur l'impossibilité d'une République platonicienne. L'être et l'événement prend acte de l'échec du marxisme et de la Révolution. De toute révolution. Ça,
c'est très clair. Ce qui intéresse Badiou, c'est l'événement, justement.
L'événement qui s'évanouit comme le lacrymo se dissipe dans une rue barricadée
entre CRS et drapeaux rouges (soyons lyriques quelques secondes). Et ensuite d'endurer la fidélité à l'événement,
je dis bien « endurer », fût-ce dans le désert. Retour dans la caverne.
L'être
et l'événement ? C'est le diamant qui va traverser les siècles. Personne ne
le sait encore, tout le monde s'en fout...pas grave... Logiques des mondes ? On a déjà basculé dans
une autre époque.
M.B.K. : Je ne pense pas que ça soit un rêve improbable, ce monde badiouso-lacanien.
Mais il ne faut pas prophétiser comme disait l'autre — nommément Heidegger.
Tu me dis l'idéal, l'idéal, mais L'être et l'événement n'est
pas un livre sur l'idéal. C'est éventuellement un livre sur une philosophie de l'idéalisme
qui est celui de nous tous, sans que nous nous en rendions compte. C'est un livre sur les situations
de vérité. Est-ce qu'on a, nous, dans nos vies, ou pas, des situations de vérité ?
Est-ce que ça nous arrive ? Est-ce qu'il y a des événements ou pas ? Roudinesco,
par exemple, elle va se retrouver avec Derrida sur le tard... Roudinesco, elle écrit des biographies,
tout est gentiment superficiel, en même temps, elle est très forte, elle donne cette
situation d'équilibre très impressionnant de la bonne hystérique froide, et
elle dit : “Le monde est derridien”. C'est ça la question, tu vois ? La vraie
question, c'est : Est-ce que c'est une philosophie de vérité ou pas ? Si le monde est
déconstructionniste,
derridien, est-ce que ça veut dire que la vérité a disparu, est-ce que ça
veut dire que les gens ne vivent pas des situations de vérité ? C'est comme ça
qu'on pose les questions philosophiquement. La question n'est pas du tout de dire : Est-ce que
c'est Derrida qui a gagné, est-ce que Badiou peut gagner ? C'est à nous de nous battre.
La question c'est : Est-ce qu'on vit dans la déconstruction, ce qui est presque une évidence,
le monde est déconstructionniste, c'est ça que dit Roudinesco, il est devenu derridien.
Tout se déconstruit tout le temps. Ou est-ce que l'essentiel de notre vie est constitué de
situations de vérité ? Même quand il ne se passe rien, ce qui est un peu le miel
du déconstructionniste. Derrida m'a dit ça, lui qui déteste la notion même
d'« événement », tout à coup, je l'enthousiasmais :
« vous prouvez qu'il y a encore des événements ! ». Etrange.
Et à Normale,
Badiou a fait la comparaison : « surgi du bord du vide... » Tu sais bien que
pour lui ça
veut dire : le site événementiel. Avec d'ailleurs les paradoxes de l'événement,
la hantise de son évanouissement...Donc je ne me touchais pas en disant : je suis la Chose
de la philosophie, et quand j'y surgirai il y aura événement. Et fais-moi confiance,
j'affûte les armes. Ce n'est pas du narcissisme, c'est topologique. Il y aurait long à dire
sur ce que raconte le heideggerien, très brillant, de Ligne de Risque, je parle de
Gérard
Guest...Je t'en donnerai, moi, de la « tropologie de l'Ereignis » !
R.B. : De toute façon, il n'y a pas de politique-fiction possible à partir
de l'ontologie soustractiviste. Parce que l'événement reste une trouée
dans le champ des situations, un danger constant pour l'état de la situation.
Si l'événement lui-même est inaugural d'un nouvel état de
la situation, il inscrit une trahison au cœur même de la fidélité.
« Simulacre » a-t-il
pu appeler ça. Ça reste quand même à développer.
M.B.K. : Pour en revenir à la représentation, c'est la même
chose que la métaphysique de Heidegger, mais en mieux. C'est ma réponse,
je préfère qu'elle soit un peu mystérieuse. Si tu veux qu'on plonge,
la représentation c'est effectivement tout, c'est comme la métaphysique
chez Heidegger. La représentation est beaucoup plus libératrice, c'est
une explosion. Il y a un pathos de la métaphysique. D'abord, c'est un mot creux,
la « métaphysique », on y met tout, tout le discours depuis
la nuit des temps. Le concept de représentation, c'est exactement pareil, sauf
que c'est pas négatif et Badiou va le dire : « Mais oui, la métaphysique,
aucun problème ». Quel est mon problème avec la métaphysique
? C'est ça,
la question Wittgenstein-Heidegger. A un moment, tu as envie de leur dire : « Mais
où est le problème ? » On va passer notre temps à déconstruire
et à dire ça s'est mal passé, ça a mal fini, cette affaire.
Ou est-ce qu'on va dire : « non, on est des êtres de métaphysique
et c'est comme ça, on n'a pas le choix ». C'est ça que te dit la représentation,
je simplifie. Parce qu'il y a un autre acquis, la question de l'infini et de la finitude,
finitude, fini, clôture de la métaphysique, déconstruction de la
métaphysique ou bien primauté de la représentation, l'infini en
premier, l'infini triomphe, l'infini est laïcisé, l'infini pour tout le monde.
R.B. : L'infini pour tout le monde ! (bis) (rires).
M.B.K. : Le parti de l'infini, ce n'est même pas le parti de l'événement,
le parti politique. Ça fait un peu new age, le « parti de l'infini ».
R.B. : Ça fait un peu nouille, ouais... Tu esquives la question.
M.B.K. : J'esquive pas du tout la question. Je te dis, la représentation c'est exactement
pareil que la métaphysique chez Heidegger ou que le virtuel chez Deleuze, stratégiquement, ça
occupe la même place. Mais en mieux. Et je réélabore le virtuel de Deleuze sur
cette donnée. Désolé du peu. De même que je soupçonne le heideggerien
de Ligne de Risque, Gérard Guest, sur la base d'un soupçon de ce qui se joue autour
de Badiou... J'en mettrai ma main à couper.
R.B. : Tu peux pas dire la « métaphysique de Heidegger ». Heidegger
en parle plus précisément. La métaphysique, c'est ce qu'il nomme « constitution
onto-théo-logique ». Je pense qu'il faut bien connaître la métaphysique
d'Aristote, la question de l'être en tant qu'être, aussi bien sur le versant ontologique
que sur le versant théologique, pour comprendre vraiment où se joue le nœud de
la question. Mais on est d'accord : il s'agit de passer d'une théologie de l'être à une
logique de l'événement. Pour cela, on peut critiquer Heidegger, d'accord, mais pas
n'importe comment. Quand tu dis, dans Événement et répétition, « Heidegger
a échoué », je suis désolé, pour moi, ça veut rien dire.
D'ailleurs Badiou est beaucoup plus mesuré que toi dans ses critiques. On sent une grande
admiration pour Heidegger, chez Badiou, ne nous trompons pas. Et déjà, si tu lis sa
méditation dans L'être et l'événement sur Hölderlin, Badiou
dit bien qu'il ne peut proposer qu'une autre lecture de Hölderlin, en tresse avec celle de Heidegger,
et certainement pas en opposition.
M.B.K. : Mais du coup Heidegger va dire que les poètes et les pré-socratiques
ne sont pas des métaphysiciens. C'est un peu exagéré...La représentation,
c'est la présentation divisée. Mais il faut que je fasse une introduction à L'être
et l'événement, parce que pour moi, il n'y a rien de plus évident
que le concept de représentation. Après, c'est un concept de l'infini.
Tout ça est métonymique. Mais la définition de la représentation
est très simple. C'est la présentation divisée. C'est ça
qui est vertigineux quand tu étudies une philosophie, tu es obligé d'étudier
les mathématiques, c'est que tout est d'une cohérence extrême. C'est
absolument cohérent avec tout ce que tu perçois, et pourtant, les mathématiques
sont complètement coupées de toute intuition sensible. Il faudrait faire
les mathèmes, mais j'ai pas le temps de les faire ici, devant vous, il faut faire
les opérations, ça prend du temps, c'est vertigineux, c'est beau. Tu sais
qu'il y a ce texte récent où Badiou donne raison à Lautréamont
contre Mallarmé. C'est bizarre, les choses qui se passent... La représentation
est une présentation divisée, c'est un concept d'un matérialisme
supérieur. Pour l'expliquer en termes simples. Dans la matière que j'identifie
aux percepts, au réel, et ça se tient, c'est cohérent. Il y a plein
d'énoncés chez Deleuze et Lacan qui se tiennent. Le réel, c'est
ta main en tant que tu peux la toucher, et dans ce monde-là, il n'y a pas de coupure.
R.B. : Pas chez Lacan. Le réel, c'est pas ça, chez Lacan.
M.B.K. : C'est plein de trucs, mais c'est aussi ça. Il y a plein de trucs
différents chez Lacan, c'est ça l'anti-philosophie. A un moment, le réel,
il est sans trou, le lendemain, il est plein de trous.
R.B. : Le réel chez Lacan, c'est avant tout le réel de l'inconscient.
M.B.K. : Bon, tu noies le poisson, là.
R.B. : Non. Même si Lacan emploie le mot de « réel » parfois
au sens courant du terme pour désigner les choses de l'extérieur, du dehors, de la
réalité,
on peut considérer que chaque fois que Lacan parle du réel, il parle du réel
de l'inconscient. C'est justement tout ce qui n'est pas consistant, palpable, tangible, etc...
Alors, c'est vrai, on peut prendre une définition différente, « le réel,
c'est ce qui résiste », « le réel, c'est ce qui se répète »,
« le réel, c'est ce qui revient à la même place »... (et tout ça
vient de Koyré, d'ailleurs). Mais le réel chez Lacan, c'est avant tout le réel
de l'inconscient. C'est ce qui fait retour.
M.B.K. : C'est le réel qui fait retour dans l'être perclus par les
vides en excès de la représentation... Badiou évite l'imaginaire,
et c'est comme ça qu'il est devenu Badiou ; tandis que le retour au réel
dont Lacan parle, c'est celui qui se fait à travers le poinçonnage de la
représentation, et c'est l'imaginaire qui est la voie de ce retour, donc tu n'as
certes pas accès au réel comme ça, Lacan le dit aussi.
R.B. : Je suis quand même en désaccord avec ton interprétation du réel
lacanien dans Événement et répétition.
M.B.K. : Tu as tort et tu simplifies ce que je dis, mais tu pointes aussi que mon montage
m'est propre, n'est pas une singerie de Lacan, ou de Deleuze, ou de Badiou. Tu me demandes “Qu'est-ce
que la représentation ?”. L'épiphanie de la représentation chez Badiou,
c'est l'idéalisme de la coupure. On ne vit que de coupures. C'est très mystérieux
tout ça. On peut pas jouer Lacan contre Badiou, c'est inutile de faire ça. Si tu prends
les mathématiques au sérieux, Lacan é tait un très bon mathématicien,
mais cette notion de réel, il la refonde tout le temps. Tantôt le réel est sans
trou, tantôt il est plein de trous, tantôt ceci, tantôt cela. Mais c'est une dialectique
que j'ai essayé de dire lors de mon intervention à l'E.N.S. On ne peut pas reprendre
la question, si on ne comprend pas ce qu'est l'attitude lacanienne. C'est quand même quelqu'un
qui n'a fait que parler en direct, donc il n'arrêtait pas de se contredire, c'est de ça
qu'il s'agit. Il n'empêche que sa pensée a une cohérence absolue. La représentation,
c'est le réel de la coupure, qui n'est pas le réel réel. Dans les mathématiques
mêmes, le concept de matière, tout se co-appartient — ce qui est l'intuition
même du réel. C'est même pour parer cette coalescence très « deleuzienn » de la matière que le mathématicien Dedekind invente le nombre réel — ça
ne s'invente pas — qui est coupure dans ce gloubi-boulga matériel des nombres rationnels.
Je maîtrise mon sujet, ne me prends pas pour un gogo, il pourrait t'en cuire (rires). Il n'y
a pas de coupure dans le réel, tout est élémentaire. La coupure n'a lieu, et
c'est ça l'un des sens du platonisme de Badiou, la représentation commence avec la
coupure. Dès que tu dis “mon bras” et que tu coupes, tu en fais une partie. C'est
un vertige. Ce qui est normal, c'est ce qui est à la fois élément et partie.
Mon bras est normal. Mais mon âme par exemple, est-ce que c'est un excès, une excroissance ?
Mes affects, par exemple, comment va-t-on les appeler ? Tout ça, ce sont des problèmes
qui vont relancer la philosophie. Là, je ne réponds pas, je pose des questions. Est-ce
que mon affect c'est une pure représentation, est-ce que c'est autre chose ? Je ne dis pas ça.
Précisément ma thèse, c'est de dire qu'il n'y a qu'une présence, c'est
l'affect. Il n'y a pas d'autre présence. Sortons de la phénoménologie, de l'herméneutique.
Mon travail est une réfutation et rien de moins, une réfutation du concept de présence
chez Heidegger, ou pire, Husserl.
R.B. : Tu réhabilites le concept de représentation, parce que tu
critiques la critique de la représentation, en disant que c'est devenu une tarte à la
crème. Il y a une vulgate par rapport à ça. Mais même s'il
y a une vulgate, on ne peut pas dire que ça soit une tarte à la crème
chez Platon, chez Rousseau, chez Hegel, chez Marx, chez Heidegger, chez Debord.
M.B.K. : Chez Debord un peu plus.
R.B. : Parce qu'il reprend la logique hegelienne, si tu veux.
M.B.K. : Justement, c'est pour ça qu'il faut être penseur, et faire l'effort.
C'est facile d'attaquer Debord. Moi, je l'ai fait, et beaucoup de gens l'ont fait juste sur le côté philo,
et là, c'est très facile. Après, si t'essayes de comprendre ce qu'il veut dire,
que tout s'est transformé en représentations, et ne pas être dans la philo, et
de comprendre en quoi il y a pensée chez Debord, c'est évident.
R.B. : A propos de représentation, tu es acteur, tu vas beaucoup au cinéma.
M.B.K. : Non, je ne vais pas beaucoup au cinéma. Détrompe-toi. Parfois,
je le regrette. Je regarde quelquefois la télé. J'aimerais bien voir des
films avec Ava Gardner. Moi et Badiou, on partage un amour immodéré pour
Ava Gardner. Mon concept de représentation est badiousiste, ça c'est
clair. Quand je dis, c'est la même chose que la métaphysique, c'est pas
la même chose, ça renouvelle tout, mais disons que ça tient exactement
la même place chez Heidegger que le terme métaphysique, à ceci près,
que chez Heidegger c'est plutôt négatif, on ne peut pas dire le contraire.
Tantôt, il s'agit d'en sortir, tantôt, de ne pas en sortir — « l'impossible
deuil » de Derrida... — C'est l'impossible libidinal proprement heideggerien...
R.B. : Au fond, aimer Heidegger, ne pas aimer Blanchot, ou l'inverse, c'est une
question de goût, d'affect. A mon avis, ce n'est pas intellectuel, ce n'est pas
seulement une question d'intellect.
M.B.K. : C'est sûr, ce n'est pas une question intellectuelle, n'empêche, c'est
pour ça que je préfère Lacan. Lacan est celui qui a prouvé à l'ensemble
de la tradition philosophique, à part peut-être les épicuriens, qu'on pouvait
penser et baiser. C'est pas exclusif. Même chez Deleuze, c'est ça que j'essayais de
faire entendre. C'est ça le sens de mon intervention à l'E.N.S., c'est-à-dire,
l'une des questions que peut poser la philosophie à l'anti-philosophie, c'est que Lacan, c'est
quelqu'un qui parcourt toutes les figures du désir et qui, à mon avis, a raison. Toutes
les figures du désir. C'est là où Sollers a cette espèce de dette compliquée
envers Lacan, parce que ça l'influence beaucoup. Femmes ne se serait pas écrit sans
la pensée lacanienne et en même temps, subjectivement, il va attaquer Lacan en disant
que tantôt il est maso, tantôt il a une petite bite, tantôt tout ça. Mais
c'est un peu mesquin. Je ne le dis pas méchamment pour Sollers parce que c'est un beau roman
et le portrait de Lacan est très beau. J'aimerais que Sollers soit plus dans la discussion...
Il y a une pensée chez Sollers. Ce qui le rapproche presque de la philosophie, c'est précisément
ce que je suis en train de dire. Lacan, en tant que psychanalyste, il était obligé de
passer par toutes les figures du désir. Il les connaissait toutes. Donc Lacan, au moins spirituellement,
si ce n'est dans la pratique, mais ça on n'en sait rien, à mon avis, ça ne doit
pas être piqué des asticots...Les rumeurs vont leur train.
R.B. : On peut lire dans Jacques-Alain Miller et 84 amis que Sollers, aux séminaires
de Lacan, ne prenait jamais de notes et chantonnait tout le temps, même quand Lacan
le citait. C'est plutôt amusant.
M.B.K. : C'est une femme.
R.B. : C'est une femme ?
M.B.K. : Ben oui. Lacan était le phallus et Sollers recevait. Sollers aurait beaucoup
de mal à admettre qu'il peut être une femme. Il s'est fait inséminer, je veux
dire. Femmes, à chaque ligne, c'est une insémination de Lacan. C'est pas méchant
de le dire. Je pense que, dans l'ordre de l'esprit, il y a du sexe, mais poliment. Ce qui est intéressant
chez Sollers, et ce qui m'a influencé à titre personnel dans mon travail de lecture
de Sollers, c'est que chez Sollers, cela se place contrairement à Lacan, contrairement à des
philosophes comme Deleuze et Badiou où il y a toujours un choix désirant bien déterminé.
Chez Badiou, l'amour hétéro classique, le deux. Chez Deleuze, le masochisme — est-ce
que c'est encore de l'amour, le contrat masochiste ? Et ayant écrit Society sur le jeu,
le contrat, ça m'intéresse beaucoup de détourner la loi en l'assumant complètement.
Chez Sollers, ce qui en fait un penseur, c'est un théoricien de l'amour. Ce n'est pas un philosophe,
mais c'est ce qui le rapproche de la philo de façon détournée. Sollers a une
vraie théorie de l'amour, totalement originale et en plus très positive. C'est ce que
j'ai toujours aimé et reconnu d'important chez Sollers et qui nourrit sa littérature.
Sollers comme Deleuze, et à mon avis, Badiou serait au pied du mur d'admettre ça si
on lui posait honnêtement la question. Qu'est-ce qui différencie Deleuze, Badiou, et
Sollers de Lacan ? C'est que Lacan, lui, il est obligé de parcourir toutes les figures du
désir. Qu'est-ce que ça veut dire ? Si l'on choisit l'amour sollersien, grand bien
nous fasse (brouhaha). Mais Sollers est le premier à le dire : on ne peut pas être tous
des hétéros extatiques, séducteurs, casanovistes. Moi, je peux l'être,
sollersien. Je peux être aussi sollersien que le Calife. C'est des choix. Mais j'ai une curiosité assez
lacanienne pour des figures un peu tordues du désir. Ça c'est sûr. Encore un
effort, Mehdi Belhaj Kacem, pour être sollersien ! (rires) Je paie ma curiosité, parfois...avec
les actrices. Si quelqu'un veut aller au fond de la question du rapport entre jouissance et semblant
chez la femme, rien de tel qu'une actrice. Mais ça se paie.
R.B. : Ce que tu appelles « théorie » de l'amour chez Sollers, à mon
avis, c'est une réponse à une phrase de Céline au début du
Voyage au bout de la nuit qui dit : “L'amour, c'est l'infini mis à la portée
des caniches”. Je pense que toute l'œuvre de Sollers, c'est une tentative de
démentir cette affirmation. C'est une vision aristocratique des choses. Mais pas
plus que Spinoza.
M.B.K. : Yann Moix m'a attaqué à la télé parce que je
m'étais trompé dans L'essence n de l'amour où j'avais écrit
: “L'infini, c'est l'amour à portée des caniches”. Effectivement,
j'avais fait un lapsus. Ce livre a été écrit en trois jours. Et moi,
je trouve ça pas mal. Il serait un tout petit peu intelligent, il s'en amuserait.
Mais il a une telle haine ! Moi, je m'en fous, je suis toujours par monts et par vaux.
Je n'ai pas de chez-moi, j'habite soit chez ma copine du moment, soit chez des potes. On
peut
habiter l'être, mais on ne peut habiter une actrice que par une connaissance approfondie
des rouages de la jouissance... Ce que Badiou dit de la suture entre infini de la jouissance
féminine et inaccessible... Je ne développe pas, j'en sais long, je le ferai
une autre fois. Pour revenir à mon lapsus, à cause de mes conditions un peu
macaques de vie, je n'ai pas une bibliothèque à portée de main et je
trouve que le lapsus est intéressant : “L'infini, c'est l'amour à portée
des caniches” (rires).
Ce n'est pas du Céline, c'est du MBK. Je rends positif une phrase négative, c'est mon
trait Isidore Ducasse des Poésies. Ma phrase est bien meilleure et va plus au fond des choses.
R.B. : “Sexe et vérité”, déjà dans le titre, c'est une
provocation ?
M.B.K. : Ah bon ?
R.B. : Les deux termes ne vont pas forcément ensemble.
M.B.K. : Je suis venu à Lacan par Badiou. Ce sont des choses assez enchevêtrées.
J'étais tombé amoureux de cette petite actrice mythomane, j'étais
tellement amoureux et tellement dans la sublimation que j'avais rien d'autre à foutre.
Je ne voyais plus mes amis, je ne buvais pas. J'ai lu L'être et l'événement qui m'a amené à Lacan. Et je suis beaucoup plus obsédé sexuel
qu'avant. Je ne dis pas que je ne l'étais pas avant, mais je l'étais de
manière plus périodisée — comme la plupart des mecs,
parce que suspendus à l'humeur de leur zigounette. Une fois que tu as accepté la
castration, tu deviens un vrai obsédé. Maintenant, je le suis tout le temps.
Et dans les affaires d'amour, j'y vois plus clair. Je suis beaucoup plus sollersien depuis.
J'ai lu Sollers très jeune et Sollers m'a beaucoup influencé sur ma manière
d'appréhender l'amour, puis à un moment, j'ai rencontré une femme
qui s'appelle Chloé Delaume, et c'était très violent, genre S-M
psychologique. Elle m'a fait renoncer à mes bons principes sollersiens et je les
ai retrouvés après tout ça. Après le tournage de Sauvage
innocence, j'ai retrouvé un bon esprit (rires).
R.B. : Oui, mais quelque part, Chloé Delaume est plus proche de Sollers que
toi. Contrairement aux apparences.
M.B.K. : Ne lui dis pas ça, elle te tue !
R.B. : Parce qu'elle est complètement dans la littérature. Et elle parle de
la guerre des sexes.
M.B.K. : Ah, ça c'est sûr ! De ce point de vue, c'est sûr. Par ailleurs,
ne va pas lui dire ça ! Je te conseille même de ne pas le transcrire, parce qu'elle
saura te retrouver. Mais pour le fond, cela dit, tu as raison. Moi, je suis dans le parcours classique
du philosophe. Ces dernières années, je n'ai lu que de la philo, et depuis quelque
temps, je relis beaucoup de littérature. J'ai lu Sade. Notamment les trucs de la fin de Sade.
Et il faudrait réécrire le Kant avec Sade de Lacan, vraiment le réécrire
sur Ernestine de Sade. Là, on est très loin du cliché. D'abord, comme tout grand écrivain,
il atteint la perfection de son style à la fin. C'est un style miraculeux, de fluidité,
de précision. Il n'y a pas de scènes pornos, on n'est pas du tout dans l'image de Sade.
C'est beaucoup plus proche de Sophocle. Et c'est vraiment comme dans Kant, la complexité et
la subtilité du jeu de la loi. Dans Ernestine, c'est le bien qui gagne mais pas les bons,
c'est pas les méchants non plus. C'est le mal qui tire les ficelles. Moi, je veux bien un
demi.
L.D. : Moi aussi.
R.B. : Je sens que ça va partir en c... ce truc...
M.B.K. : Mais c'est très bien, c'est vivant. C'est un peu dans l'esprit d'Ironie. Si
tu veux faire un entretien de philosophie universitaire, on le fait.
R.B. : Ah non, restons corrects !
M.B.K. : Autant le faire dans l'esprit d'Ironie. Il y a de la pensée dans ce qu'on
est en train de dire. Il y a de la pensée. Il y en a à ras bord, de la pensée
!
R.B. : Ça, c'est la banalité de la Chose, l'infini est partout, l'infini nous
submerge (rires). Pour le premier entretien (cf. Ironie n°80), il a fallu faire un petit travail
pour rendre le tout présentable. Donc un travail de censure.
M.B.K. : Là, on peut le faire brut de décoffrage, ça peut être
très très bien, complètement littéral...
Suite de l'entretien dans Ironie n°89, septembre 2003