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Entretien Ironie/Mehdi Belhaj Kacem 3(vous pouvez lire aussi |
Quelque part dans un café, le soir, 25 mai 2003...
« Regardons en effet de plus près ce qui
arrive aux policiers. On ne nous fait grâce de rien quant aux procédés dont ils fouillent l'espace voué à leur investigation,
de la répartition de cet espace en volumes qui n'en laissent pas se dérober en une épaisseur, à l'aiguille sondant le mou,
et, à défaut de la répercussion sondant le dur, au microscope dénonçant les excréments de la tarière à l'orée
de son forage, voire le bâillement infime d'abîmes mesquins. A mesure même que leur réseau se resserre pour qu'ils en viennent
, non contents de secouer les pages des livres à les compter, ne voyons-nous pas l'espace s'effeuiller à la semblance de la lettre ?
[...] Les écrits emportent au vent les traites en blanc d'une cavalerie folle. Et, s'ils n'étaient feuilles volantes, il
n'y aurait pas de lettres volées ».
Jacques Lacan
« Ainsi s'accomplit le désir d'Aristote, que la logique
soit ontologiquement prescrite. Non pas, cependant, à partir de l'équivocité de l'être, mais, au contraire, de son univocité.
Ce qui entraîne la philosophie, sous condition des mathématiques, à repenser l'être selon ce qui est à mes yeux son
programme contemporain : comprendre comment il est possible qu'une situation de l'être quelconque soit à la fois multiplicité pure
aux lisières de l'inconsistance, et intrinsèque et solide liaison de son apparaître.
Alors seulement nous savons pourquoi, quand une nouveauté se montre, quand l'être sous nos yeux semble déplacer sa
configuration, c'est toujours au défaut de l'apparaître, dans un effondrement local de sa consistance, et donc dans une résiliation
provisoire de toute logique. Car ce qui vient à la surface, déplaçant ou révoquant la logique du lieu, c'est l'être même,
dans sa redoutable et créatrice inconsistance, ou dans son vide, qui est le sans-lieu de tout lieu.
C'est ce que j'appelle un événement. Il est en somme, pour la pensée, à la jointure intérieure de
la mathématique et de la logique mathématique. L'événement vient quand la logique de l'apparaître n'est plus apte à localiser
l'être-multiple qu'elle détient. On est alors, dirait Mallarmé, dans ces parages du vague où toute réalité se
dissout. Mais on est aussi là où il y a une chance que surgisse, aussi loin qu'un endroit fusionne avec au-delà, c'est-à-dire
dans l'avènement d'un autre lieu logique, brillante et froide, une Constellation ».
Alain Badiou
« Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l'individu. L'ivresse est un nombre ».
Charles Baudelaire
« Les Nombres, c'est-à-dire les degrés de la vibration ».
Antonin Artaud
Rémy Bac : La dépression et le suicide. C'est un thème qui revient
dans Événement et répétition, comme fréquemment dans ton œuvre. L'ombre d'Artaud. A un moment donné, tu remarques
que les rues de Paris et de Berlin sont remplies de gens dépressifs, stressés, etc... Alors que les gens, dans les pays du Tiers-Monde
sont plutôt souriants. C'est très houellebecquien, tout ça ! Ce côté « suicide de la société occidentale
en train de sombrer ».
Mehdi Belhaj Kacem : Ça
dépend quels pays du Tiers-Monde. Houellebecq ? Non, non. je comprends ce que tu veux dire. Je suis très au-dessus de ces bassesses (rires).
Je n'ai jamais été suicidaire. Si j'ai une maladie très grave, qui me fait atrocement souffrir, peut-être... J'ai toujours,
même quand c'était dans des livres un peu noir, comme Society, posé la question non subjectivement, même si ça pouvait
l'être un peu, mais interrogeons autrement la dépression et le suicide.
R.B. : Je
t'en parle parce que tu relies ça à la question politique.
M.B.K. :
C'est politique de ne pas en parler. « Suicidé de la société » est un pléonasme.
R.B. : C'est la fameuse phrase de Chevènement que tu répétais à l'envi, à qui voulait l'entendre. Pourquoi un
ministre de l'intérieur ne parle jamais des dépressifs et des suicidés, bien plus nombreux que les homicides...
M.B.K. :
Si on peut dialectiser le système de Badiou, dans les systèmes occidentaux, on est beaucoup plus du côté de la représentation,
et où est-ce que le meurtre revient ? Sur le mode des affects. C'est une question philosophique. Il n'y a pas de dépression en Chine, par
exemple.
R.B. : Parce que c'est une société collectiviste.
M.B.K. :
Exactement. Il s'agit juste de battre en brèche la condescendance occidentale. Si les occidentaux disent : “Ah, les tchadors en Iran”,
eh bien, je leur dis : “Regardez un film porno ici”. J'ai fait un montage avec des femmes iraniennes qui étaient en procédure
de divorce. On te présente le juge spécialiste en ordre coranique qui va traiter des cas de divorces. Tu te dis “Ouh aïe aïe, ça
va être terrible”, et pas du tout ! Les nanas se défendent becs et ongles. Les mecs sont écrabouillés, en général.
Des fois, ils font des crises de nerfs, ils sont au bord du suicide. On confie la garde des enfants aux mères. Et puis, j'ai fait un montage vidéo.
J'ai mis un film porno spécial gros seins, avec des seins gigantesques, où on voit deux nanas sous la douche en train de se faire guili-guili
tout en s'aspergeant avec des éponges. Et voilà, c'est tout ! C'est battre en brèche la condescendance occidentale, le « c'est
mieux chez nous ». C'est jamais comme ça. Les Iraniens, c'est un peuple supérieur, d'une complexité extrême. La révolution
iranienne, ce n'est pas rien, même si ce sont les islamistes qui ont gagné. Ailleurs, il y a eu des révolutions, ce n'est pas forcément
les gentils qui ont gagné, mais c'est jamais ça non plus. C'est ce que disait Deleuze sur avenir révolutionnaire et devenir révolutionnaire.
Il ne s'agit pas d'aller vers un collectivisme. Il s'agit pour moi de sortir de l'esprit littéraire, artistique, hyper narcissique, hyper subjectiviste.
R.B. : Donc, tu ne craches pas sur la littérature ?
M.B.K. :
Non, je ne crache pas sur la littérature.
R.B. : Tu
dis quelque chose sur Angot (tu ne la nommes pas, mais on peut le dire, c'est Christine Angot, c'est facile à deviner) dans Événement et
répétition, qui pose un vrai problème : “Je n'ai pas besoin de la lire, il suffit de l'entendre parler”. Vampirisme
de l'auto-fiction ?
M.B.K. :
Pour un auteur, il s'agit qu'elle soit un peu honnête, et que nous, on soit un peu honnête par rapport à ses livres.
R.B. : J'ai
l'impression que tu dis que la littérature est en miettes, terminée.
M.B.K. :
Je ne dis pas ça, parce que je n'y crois pas. Il y aura encore des livres. C'est peut-être à titre personnel ce qui m'a dégoûté dans
la littérature. Après, j'ai essayé de voir pourquoi tout cela a marché, Houellebecq, Angot.
R.B. : Ton
parcours est quand même symptômal du rapport entre littérature et philosophie. Donc ? Alors ? Sinon ?
M.B.K. :
Je pose la question de la littérature philosophiquement. Je pose à la littérature ce qui dans la philosophie se pose comme philosophie/anti-philosophie.
On pourrait dire littérature/anti-littérature. La littérature, ça serait l'écrit, et l'anti-littérature le
parlé.
Il y a un effet poreux, maintenant. L'écrivain, à cause de la société du spectacle, est quasiment sommé de payer de
son corps. Que dire ? C'est quand même angoissant, tout ça. Si on aime la littérature, vraiment, est-ce que Houellebecq et Angot
c'est de la littérature ? Il s'agit de poser la question honnêtement. Et je te l'accorde, je ne suis plus vraiment dans la littérature,
depuis longtemps. Maintenant, j'aime la littérature. J'ai adoré. Je recommence à l'apprécier parce que comme tout jeune philosophe,
j'ai fait le cursus normal. Je n'ai fait que lire de la philo pendant des années. Et maintenant, je recommence à lire des romans.
R.B. : Ce qui m'a frappé dans Événement et répétition, c'est un certain ton, un ton à la fois joyeux et féroce.
J'ai l'impression que c'est avec Badiou que tu as pu te libérer d'un certain romantisme, comme si tu avais eu besoin du mathème pour accéder à une
certaine forme de joie, au moins de la pensée.
M.B.K. :
Ah, mais c'est une vraie joie, comme le dit Lautréamont. Il y a autant de beauté dans une grande opération mathématique que
dans une œuvre d'art.
R.B. : Sauf
que, contrairement à Lautréamont, tu ne dirais pas : “Mathématiques sévères, vous me donnâtes la froideur
qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion” (brouhaha).
M.B.K. :
Si. C'est une question compliquée. Quand j'avais 21 ou 22 ans, j'avais fait un entretien avec Pierre Michon et il me disait : “Lyrisme glacé”.
Il avait raison. J'avais déjà ça. Lautréamont, ce n'est même pas la référence, c'est le début de
tout, pour moi. Lautréamont à 14 ans, tout a commencé avec ça. Avant, je lisais d'assez bons auteurs de fantastique et de
science-fiction, j'avais déjà bon goût. Je lisais Philip K. Dick et Lovecraft. Lautréamont a tout changé. J'ai senti
que c'était vraiment autre chose. Qu'est-ce qu'on appelle “le romantisme” ? C'est important de répondre à cette question.
R.B. : L'artiste
maudit.
M.B.K. :
Tout à fait. Et je me demande si mon intuition inconsciente dans Society n'est pas la solution que j'y ai trouvée, c'est-à-dire l'impossibilité du
héros se retournant en l'assomption heureuse du joueur. Le poète.
R.B. : Chez
Badiou, il n'y a pas de héros de l'événement.
M.B.K. :
Oui, mais en même temps, sa conception du sujet est héroïque, explicitement, il le dit. Je dirais que j'ai joué au poète
maudit pour défendre de vraies choses. C'était dans une basse mesure inconscient mais c'était un peu conscient aussi, c'était
stratégique par dégoût spontané pour la génération Houellebecq, ce qu'il faisait de la modernité littéraire.
J'ai préféré jouer effectivement le rôle du mort, comme dans le bridge.
R.B. : Tu
as fui les médias ?
M.B.K. :
C'est plus que ça. Tout ça n'était pas vraiment conscient, plutôt spontané. C'était tactique. Je me disais,
il ne faut pas la stratégie, il faut la tactique. Je savais, là, que j'étais assez nietzschéen, j'avais l'instinct de la
bonne attitude même si c'était très auto-destructeur, éminemment auto-destructeur. Mais je ne l'ai jamais vraiment été.
C'était plus pour avoir des expériences, c'était plus proche du masochisme. Le type qui « fait semblant de » et qui en
fait dans son petit foyer rigole. Même dans les périodes les plus romantiques, au fond du trou, tout ça, le but, sténographié dans Esthétique du chaos,
c'était d'avoir des affects extrêmement forts. C'est une sorte de méta-masochisme, je risque le mot.
Je ne faisais pas du maso S-M, qui est une pratique sexuelle intéressante parce que ça te pousse à te poser de vraies questions,
mais dans l'attitude existentielle, j'avais l'attitude du maso. Dans Esthétique du chaos, le but était vraiment de se mettre à l'abri
dans sa caverne, dans son tonneau, pour avoir des affects surpuissants, avec un rire triomphal, c'était aussi assez bataillien. Et tu ris, tu
ris... C'est ça qui se passe. J'étais à la campagne, tout seul, abandonné de tout le monde, complètement défoncé,
j'en menais pas large, je ne faisais pas la vaisselle, il y avait des vers dans la maison. Tu soulevais une assiette, il y avait une centaine d'asticots.
Et à ce moment-là, je ne sais pas pourquoi, je rigolais, je rigolais. J'ai écrit Esthétique du chaos, de façon extrêmement
rapide, en deux mois, c'était le résultat de trois ans de travail désespéré. Mais c'était quand même
le rire, un rire secret, protégé. Ce n'est pas une apologie de ça que je fais, mais il y avait une vraie ruse.
R.B. : Dans
Esthétique du chaos, on sent déjà, à partir du moment où tu mets des choses plus conceptuelles, où les choses
sont mises à distance,
qu'il y a moins de pathos, de noirceur. Quand on lit 1993 ou L'Antéforme, c'est sombre, vraiment très sombre.
M.B.K. :
L'Antéforme pas tant que ça. Maintenant, j'ai plus envie d'écouter de la musique classique, découvrir qu'il y avait encore
du monumentalisme dans le bon sens du terme. Oui, j'ai envie d'écouter Schönberg ou Mozart. J'en ai marre de la pop. J'ai beaucoup aimé le
rap pendant longtemps. Et l'amour que j'ai eu pour le chanteur Tricky vient d'une très forte identification. J'ai lu la plupart des séminaires
de Lacan, mais je n'ai pas encore lu L'identification. Je me suis longtemps identifié, à juste titre, humainement et lucidement, au chanteur
Tricky. Quand tu voyais ses concerts, c'était une explosion de vie, et non de mort. Il parlait de choses très sombres, et certaines personnes
prenaient la fuite. Mais c'est à travers cette honnêteté qu'il accède à ça. C'est le défaut des sollersiens,
parfois : « avec Sollers, je positive », mais du coup il y a un côté figé, tout est bien a priori...
Il faut être
honnête. Il y avait d'autres gens qui disaient : « mais arrêtez, c'est plus vivant que ça, c'est un artiste, il ne faut pas lui
demander de grandes théories ». D'ailleurs, il se retrouve au Palais de Tokyo.
R.B. : Un
ton joyeux et féroce en même temps parce que tu tapes un peu sur tout le monde dans Événement et répétition,
tout le monde en prend pour son grade, herméneutes, phénoménologues, philosophes analytiques. Mais tu focalises surtout tes attaques les
plus dures sur Derrida. Tout se passe comme si le rapprochement avec Badiou trouvait un contre-point négatif dans la personne et la pensée
de Derrida.
M.B.K. :
Je suis étonné que dans cet entretien je ne me sois pas encore défoulé sur Derrida. Bizarrement, c'est comme si ce truc que
je sentais avant de venir et qu'on en parle, cette envie était dépassée. (Brouhaha). J'ai beaucoup lu Derrida. Pour moi,
il y a un effet soufflé. Comment résumer ma critique ? Là, je le fais froidement, sans passions. C'est un peu compliqué parce
que le lire m'a aidé à écrire Esthétique du chaos, par exemple. Il était assez enthousiaste. Pour Society,
il ne m'a pas donné de
nouvelles. Ça n'a pas dû lui plaire que je le compare à Rocco Sifredi, alors que pour moi ce n'était pas une critique, c'était
une manière de rigoler, mais on m'avait dit qu'il n'a pas d'humour. Tout ça se passe dans l'inconscient. C'est vrai qu'il y avait un paradoxe.
Derrida est contre l'événement : « Je ne crois pas qu'il y ait des événements, l'événement c'est le mal ».
En même temps, il me dit : « Vous prouvez qu'il y a encore des événements ! ». Si tu dis : “Le World Trade
Center, ce n'est pas un événement”, bon très bien, mais il n'y a pas de discussion, il n'y a rien. Et ce que je reproche à Derrida,
et ce qui le rapproche du sophisme, c'est que ce sont des gens qui arrivent avec des idées préconçues. Socrate acceptait d'être
réfuté. Le sophiste, lui, a un discours pré-conçu, et ce qui s'est dégonflé dans l'effet soufflet-Derrida,
c'est qu'on est en plein dans le Discours de l'Université, au sens lacanien, dans toute sa complexité. Derrida est un grand lecteur, mais
pas de tous les auteurs. J'ai discuté avec un jeune derridien pas loin d'ici et c'est le réflexe des derridiens. Tu essayes de leur expliquer
qu'Althusser a vraiment compris quelque chose à Marx, et tout de suite, ils te répondent que c'est du dogmatisme. C'est le réflexe
de la sociale-démocratie. Tout le monde a son mot à dire sur tout, il ne faut pas être dogmatique. Certaines personnes affirment
que Spectres de Marx est un très bon livre, alors que c'est un livre nul. C'est nul, il n'y a rien. Et il y a plein de livres de Derrida où c'est
comme ça. C'est toujours le même truc. C'est un très bon lecteur de Husserl, de Heidegger. Il n'y aurait pas eu Derrida sans Heidegger,
Lévinas et Blanchot. Mais quand il parle de Foucault, c'est nul. Quand il parle de Freud, de Nietzsche, c'est nul. On est dans la pure esbroufe
universitaire, l'esbroufe déconstructionniste.
R.B. : Tu
affirmes, toujours dans Événement et répétition, que Derrida a passé son temps à déconstruire, faute d'avoir été capable
de construire quoi que ce soit.
M.B.K. :
Derrida, c'est un très bon lecteur, mais il n'est que ça. Il n'y a pas de création de concepts au sens deleuzien. Heidegger est
un immense philosophe qui a inventé un dispositif que Derrida a repris tel quel. Deleuze et Badiou, ce sont des créateurs. Lacan, n'en
parlons pas. Derrida, c'est toujours le même truc. On va déconstruire. On ventouse les autres philosophes, on les commente à l'infini
et on se retrouve avec 50 000 pages supposées faire œuvre. Ça, c'est très important, parce que c'est le cœur de ma critique,
et elle est juste. Le côté soufflé qui se dégonfle, c'est que derrière, c'est toujours la même méthode
de lecture, la philosophie crée des topologies, des oppositions, présence/absence, vie/mort, homme/femme, et finalement la vie est beaucoup
plus fluide, tout passe dans tout, mais ce n'est pas de la philosophie, ce n'est pas Hegel, c'est autre chose. Si je voulais vraiment être méchant, à nouveau,
je dirais qu'il a un côté VRP, démarcheur. C'est du porte-à-porte, et à chaque fois : « la différence ».
L'esbroufe, c'est que c'est un immense lecteur, mais qu'il n'est que ça.
(Pause. Le brouhaha dans le café s'amplifie de plus en plus.
Alcools, bières, fumée, cigarettes, rires et éclats de voix.)
M.B.K. :
La métaphysique a fait un privilège de l'écoute. Je pense que l'ouïe est un sujet profond, plus subtil que les autres. J'ai
envie d'écrire un petit texte constructif.
Lionel Dax : Un peu ce que tu avais fait dans L'essence n de l'amour ?
M.B.K. :
Oui, c'était une version vulgarisée du texte qui s'appelle La schize de l'oreille et de l'écoute. Je le reprendrai un de
ces quatre. C'est pour ça que j'aime Deleuze. Belle transition, comme on dit. Dans Deleuze, il y a une plus grande économie de moyen dans l'écriture
philosophique mais c'est aussi intéressant et enrichissant que lire Heidegger, plus que Derrida.
R.B. : Deleuze
fait quand même symptôme du rapport entre littérature et philosophie, lui aussi. Si l'on prend sa définition de la philosophie
comme “création de concepts”, rien que ça, ça pose problème. C'est une conception très artistique de quelque
chose qui devrait rester purement conceptuel, justement. Le problème, c'est que Deleuze en a tellement créé, des concepts (des métaphores
en réalité), qu'on arrive à une sorte de Disneyland de la philosophie, un monde merveilleux d'immanence pleine...
M.B.K. :
(rires) Ça prouve qu'on est dans une bonne époque, quand même, parce qu'il y a cinq ans, il y a dix ans, un entretien comme ça
n'était pas possible. C'est ça, les situations, c'est ça, l'événement, c'est-à-dire créer les conditions,
c'est mon petit côté situationniste, créer les conditions pour que des choses se passent. Je suis désolé, il y a cinq
ans, un entretien comme ça, c'était inimaginable !
R.B. : Je
souhaite que tu aies raison.
M.B.K. :
Arrête de prier ! (rires). Ne sois pas pieux, s'il te plait !
R.B. : Deleuze,
c'est autant un style qu'une pensée. On n'est pas obligé d'apprécier. Badiou dit d'ailleurs exactement la même chose dans
son Deleuze, quand il trouve un côté deleuzien au Timée de Platon. Mais ce n'est pas qu'une question de goût. La forme n'est pas
dissociable du fond. Deleuze ne nous aide pas à penser le monde et la négativité qui est à l'œuvre en lui, contrairement à Debord
ou Heidegger (tous deux épigones de Hegel, en ce sens). Deleuze, c'est une grossesse nerveuse permanente du concept, le Grand Tout matriciel de
la Nature donnant en fausse-couche des concepts avortons : prolifération des rhizomes, devenir-rat, devenir-navet... Un vrai carnaval de « concepts ».
Alors « Deleuze, notre mère à tous ! », non, merci. On peut lui préférer une logique pure, une logique stellaire
du nombre, la rigueur du mathème. Le froid d'une étoile. On peut préférer le Parménide au Timée. Il faut relire
le Parménide de Platon.
M.B.K. :
Tout à fait, parce que ton intuition était excellente. En lisant Heidegger, je me dis que tu as complètement raison sur Heidegger
et Parménide. Et Parménide/Platon, c'est une idée à creuser. Ça peut donner une thèse universitaire très
passionnante, je dis ça comme ça, pour les lecteurs ou les éventuels universitaires qui lisent peut-être Ironie !
R.B. : Ce
qui était intéressant dans cette proposition, c'était de montrer qu'il y a un recommencement de la pensée, aujourd'hui.
Plus que jamais, puisque le Deux, essence de l'Ultra-Un, essence de l'événement, structure du Nombre ( {Ø,{Ø}} ), échappe à la
loi de tout compte. Et faisons, dans le Deux, les rapprochements : Heidegger/Parménide, Lacan/Socrate, Badiou/Platon... Debord/Thucydide.
M.B.K. :
Pas mal ! (rires). Et : Derrida/Protagoras, Wittgenstein/Gorgias.
R.B. : Savoir
qui est Héraclite ?
M.B.K. :
Nietzsche ! Le destin de l'homme moderne commence avec Nietzsche, de même que le « miracle grec » s'amorce avec Héraclite. Je pense
qu'il faut faire une transcription littérale, brut de décoffrage ! Là, c'est vraiment de la philosophie, ça me plait, ça
me plait !
R.B. : Deleuze
noie le poisson avec son plan d'immanence. Sur la question du désir, j'ai toujours pensé que Deleuze était à Lacan ce que
Jung était à Freud. L'Anti-Œdipe comporte d'ailleurs un hommage explicite à Jung et autres dissidents illuminés. Normal.
Bien-sûr, il est nécessaire de s'attaquer aux effets « devenir-Eglise » de la psychanalyse. Mais Deleuze glorifie le désir,
et du coup : « pulsion de mort ? Connais pas ! ». Etrange refus de Deleuze de penser la négativité. Raison de plus pour parler
de Disneyland.
M.B.K. :
C'est extrêmement complexe. Là, on est en plein dans la philo. Ça me passionne beaucoup plus que tout ce qu'on a dit jusqu'à présent.
Mon point de vue est badiousiste, donc j'ai des catégories claires. On m'accuse d'ailleurs de résorber Deleuze dans le badiousisme. C'est
quand même ça l'accusation qui est souvent portée. Il y a un lacanien, Lardreau, on en pense ce qu'on veut, je ne dirais pas ce que
j'en pense... Lardreau défend le parti du réel, c'est un parti supposé lacanien. Eh bien non, parce que le réel est inaccessible,
quelles que soient les refontes que Lacan fait du réel, le réel est inaccessible. Or, qu'est-ce que Deleuze appelle “le plan d'immanence” ?
Ce qu'il appelle “le plan d'immanence”, c'est la coalescence du percept, du concept et de l'affect. Toute sa philosophie n'arrête pas
d'insister, c'est Bergson qui lui a appris profondément tout ça, sur le fait qu'il y a une différence de nature entre matière
et mémoire, qu'il y a une différence de nature entre percept, concept et affect, et qu'il y a une différence de nature entre méthode
et expérience. Dans le plan d'immanence, il n'y a rien de tout ça. C'est le nœud borroméen de Lacan. Et l'expérience,
c'est le fait que le symbolique, le réel et l'imaginaire fassent nœud. Et c'est là où notre travail, c'est de reprendre tout ça.
Mon travail pour l'instant proprement philosophique, c'est quoi ? C'est effectivement de situer, registrer le virtuel dans une place précise dans
la typologie badiouso-lacanienne. Le virtuel, c'est ce qui choit. C'est un peu l'objet (a) de la présentation-représentation. Le virtuel,
c'est l'imaginaire. Dans ma typologie à moi, la place du virtuel correspond clairement à l'imaginaire dans la topologie lacanienne. Et tout
le génie de Badiou est là-dedans : il a compris qu'avec l'imaginaire il ne pouvait pas se battre, donc, il écrit L'être et
l'événement en renonçant à tout ce qui est de l'ordre de l'affect, de l'imaginaire et tout ça. Il commence son livre
en disant : Lacan registre tout ce qui est de l'ordre de la spéculation philosophique de l'ordre de l'imaginaire. Et là, tout ce que je
dis sur le virtuel est juste, le virtuel qui prête à l'imaginaire. Est-ce qu'il n'y a d'expérience dans l'amour, par exemple, que
dans l'imaginaire ? Le masochiste est celui qui s'installe le plus dans l'imaginaire. Lacan nous pointe que s'il y en a un qui est plus malin que les
autres, c'est bien le masochiste, et sûrement pas le pervers ou le sadique.
R.B. : Parce
que c'est celui qui se rapproche le plus de l'objet (a) en tant que déchet.
M.B.K. :
Le masochiste, il s'en fout du symbolique. Ou plutôt, il est tellement intelligent qu'il va dire : "C'est ça le jeu, je joue le jeu".
Je suis l'objet.
R.B. : Il
y a des masos cons, quand même.
M.B.K. :
Oui, mais pas Deleuze. Deleuze a écrit sur le masochisme ce qu'aucun psychanalyste n'a écrit sur le masochisme. La théorie psychanalytique
du masochisme, elle est chez Deleuze. (Brouhaha – Le café ferme ses portes)
R.B. : Il
va fermer. Il n'est que onze heures, pourtant. On va aller dans un autre café.
M.B.K. :
Il faudrait en repérer un où il n'y a pas trop de bruit.
R.B. : Bon, on arrête.
(Un peu plus tard, dans la nuit)
R.B. : Le
virtuel, en quoi est-ce important ?
M.B.K. :
Parce que ce que j'appelle le virtuel relance le débat dans la typologie badiousienne. Mon livre relance les débats, y compris par
ce grand livre de philo qu'est le livre de Badiou sur Deleuze : La clameur de l'être. Je pourrais aller beaucoup plus loin. Il faut
qu'on m'en donne les moyens. Sur cette manière d'articuler ce qu'il en est du virtuel. Tout de suite, j'ai repéré que le virtuel, c'était ce truc
entre consistance et inconsistance chez Badiou, entre présentation et représentation. Tout de suite, j'ai repéré ça.
Je situe, je cadre de manière très précise, très rationnelle, le virtuel dans le dispositif de Badiou. Le virtuel, c'est
l'objet (a).
R.B. : Chez
Badiou, l'objet (a), c'est l'événement, ce n'est pas autre chose. C'est le-plus-de jouir qui rend l'excès de quelque chose de chu.
Parce que l'événement badiousien, au fond, c'est le résidu de la grande philosophie de l'histoire hegelienne. L'événement,
c'est ça.
M.B.K. :
C'est pas faux ce que tu dis. Sauf que, comme tu le dis toi-même, un, l'événement c'est du plus-de-jouir, ce n'est pas forcément
la jouissance, évidemment ça a partie liée avec la jouissance quand ça a lieu, mais l'événement est rare, hélas,
et j'ai lu tous les livres. Deux, l'événement est un désêtre, l'événement n'est pas. Il n'y a pas
d'être
de l'événement.
R.B. : Certes.
M.B.K. :
Eh bien, est-ce que l'objet (a) c'est simplement la factualité de l'événement ?
R.B. : Justement,
chez Lacan, l'objet (a) c'est ce qui est de l'ordre de la consistance par rapport à l'évanouissement du sujet.
M.B.K. :
Là, tu viens d'être piégé, parce que tu viens d'admettre que j'ai raison... Bien sûr, parce que l'objet (a), c'est ce
qui donne consistance à l'évanouissement de l'événement.
R.B. : L'objet
(a), ce seul objet dont le néant s'honore !
M.B.K. :
Et moi, je dis, le virtuel, c'est l'objet (a) du système de Badiou, donc c'est ce qui donne consistance à l'événement.
R.B. : Est-ce
que finalement ton concept de virtuel-imaginaire-objet (a) ne joue pas un peu le même rôle entre présentation et représentation
chez le Chinois de l'E.N.S que le schématisme de l'imagination transcendantale entre catégories de l'entendement et intuition sensible chez
un autre Chinois, celui de Koenigsberg, Kant du nom ? S'agit-il de ce même rôle de la moelle à joindre les articulations entre le divers
chaotique du donné (multiple pur chez Badiou) et la consistance présentée conceptualisée ? Je pense aussi à l'imaginal
de Sohrawardî, le grand théosophe platonicien de la Perse du XIIème siècle. Je m'avance peut-être, mais qu'il y ait une
séquence Sohrawardî – Kant – Belhaj Kacem sur la question de l'imaginaire, un éternel retour du même geste, de la même
idée, j'en ai de plus en plus la profonde conviction.
M.B.K. :
C'est une question beaucoup trop complexe pour que je puisse te répondre comme ça. Ça prendrait des heures. Je dirais seulement qu'il
y a renversement depuis que je suis passé par le soustractivisme : avant, en harmonie avec le classicisme philosophique moderne, c'est l'inconsistance,
le chaos, le donné sensible qui étaient premiers. Désormais, puisqu'il est prouvé que l'ontologie c'est les mathématiques,
le virtuel est le chaos comme résultat. Je ne peux pas en dire plus, il faudrait entrer dans des détails innombrables.
R.B. : Pierre
Bourgeade, dans un livre d'entretiens récent (et passionnant) avec les gens de Tristram, L'objet humain (Gallimard, L'infini) parle
de toi en termes extrêmement élogieux. Sauf qu'il te met plus du côté d'une « fureur rimbaldienne » que du côté d'une « ironie »
mallarméenne ". Ça, c'était vrai pour le MBK I. Le MBK II vient de sortir, de l'éternel azur, la sereine ironie...
Tiens, au fait, l'objet (a), l'objet humain, le S-M de Bourgeade... On n'en sort pas !
M.B.K. :
Le S-M, c'est une grande question pour notre génération. De même que le clivage entre amour et sexualité. Badiou essaie de
sauver l'amour contre la sexualité, et il a raison. Mais c'est une grande question. Le Triple du plaisir, de Jean-Claude Milner, est
un grand livre, passionnant. En cent pages, Milner va plus loin que Foucault dans toute son œuvre. Pour moi, la redialectisation à faire est entre amour et
S-M. Pour notre génération, la vraie forme de sexualité sérieuse, c'est le S-M. C'est pas les pédés, c'est pas
les lesbiennes, c'est pas les hétéros... Tu prends le dernier numéro de Multitude, c'est nul, il n'y a rien, aucun énoncé véritable.
C'est de l'identitaire con. S'il y a quelque chose que je déteste, c'est bien l'identitaire.
R.B. : Tu
t'intéresses beaucoup aux travaux de Pierre-Henri Castel sur le transsexualisme, en ce moment.
M.B.K. :
Oui, et j'aimerais beaucoup le rencontrer, d'ailleurs. Son commentaire de la Science des rêves de Freud est ce qu'on a fait de mieux
depuis Lacan, je n'hésite pas à le dire. Pour revenir au masochisme, la constitution d'un désir plein, il n'y a que le masochiste qui peut le soutenir.
Et il faut ajouter : le masochiste masculin. Le masochisme féminin, à mon avis, c'est différent. Sur la question du masochisme,
Deleuze est beaucoup plus convaincant dans Présentation de Sacher-Masoch que dans Mille plateaux. Avant de lire le premier,
je m'étais lancé dans
une critique du second, sur cette question. La jouissance comme interruption du désir... On va se fabriquer un plan de consistance du désir
en renonçant à la jouissance. C'est de ça qu'il s'agit, chez Deleuze. Le problème, c'est que pour une femme, je ne pense pas
que ça lui dise grand chose, « la jouissance comme interruption du désir »... Je pense plutôt que la femme est prise dans
un tout autre problème, dans une tout autre dialectique. Et ça, Deleuze ne le voit pas. Pas plus que Foucault. Le masochiste, c'est le seul à dire
qu'il y a un désir sans manque, le désir ne manque de rien, et c'est au cœur de la philosophie de Deleuze.
L.D. : Ce qui m'a intéressé, dans ton intervention à l'E.N.S., c'est toutes ces questions autour de l'amour, du plaisir, du
désir, de la jouissance, de tout cet environnement signifiant qui pose problème, quand même, pour la philosophie.
M.B.K. :
Oui, mais je ne pense pas que cela pose problème seulement pour la philosophie. Tout le monde pense. Tout le monde pense, et la philosophie pense
la pensée, c'est la seule différence. Toi, tu es dans un positionnement particulier par rapport à toutes ces questions-là,
mais je ne pense pas que tu sois davantage contre la philosophie que contre... le monde. Tout le monde pense, mais la philosophie pense la pensée,
et c'est tout. En même temps, il y a un problème dans la philosophie avec ça, aussi, mais quand je le dis, c'est toujours piégé.
Quand je le dis, c'est pour défendre la psychanalyse, c'est-à-dire Freud et Lacan, philosophiquement. Cette question de la jouissance n'a
jamais été philosophiquement traitée, jusqu'à ce que Freud arrive. Rien que ça, ça donnera toujours gain de
cause à la psychanalyse. Maintenant, c'est vrai qu'à ma conférence à l'E.N.S., j'ai lancé l'hypothèse que la
psychanalyse sera un jour un courant dépassé, comme l'école des Stoïciens, par exemple.
R.B. : Quand
tu as dit ça, j'ai cru que mon voisin de droite (c'était un psy, peut-être) allait s'évanouir. De même quand tu as déclaré, à propos
du transsexualisme, que le drame de Schreber, c'est d'être mort avant d'avoir pu être opéré. La salle a un peu sursauté.
Concernant ton hypothèse de la disparition de la psychanalyse, Barthes avait déjà émis cette idée lors de sa Leçon
inaugurale au Collège de France. La psychanalyse apparaîtra un jour comme une science morte, comme la théologie, par exemple... Chaque
figure du savoir est appelée à faire son temps. Ce n'est même pas être hegelien que de dire ça.
M.B.K. :
La question Heidegger, on n'y échappera pas. Je suis désolé de revenir bêtement là-dessus, mais l'aveuglement de Heidegger
au nazisme, c'est compatible avec sa vision de la vérité... Alors après, on va lire Schelling, Le traité de 1809 sur l'essence
de la liberté humaine, le Bien... Le Mal... Le Bien qui s'enlève sur un fond obscur nécessaire... On va trouver toutes les excuses.
Le doctrinal heideggerien, c'est : Pas de dévoilement sans voilement. Du coup la désanthropologisation de la question du mal, avec
le Schelling,
aboutit à mettre sur le même plan un combat de dinosaures, une explosion cosmique et Auschwitz. Commode. C'est quand-même très
obscurantiste, Heidegger. Il y a cette haine et cette condescendance pour la science qu'on ne peut pas réduire sous prétexte que Heidegger
est génial et qu'il énonce des choses pas si caricaturales que ça sur la technique. Il n'y comprend rien, à la science, il
ne s'intéresse pas à la science, il ne connaît pas un rudiment de mathématiques ou de n'importe quelle autre science, mais
il va les juger ! Ce qui ne va pas avec Heidegger, c'est qu'il est héritier d'une tradition qui a commencé avec Kant et qui est une tradition
de condescendance de la philosophie à l'égard de la science, à l'égard de tout. La philosophie va penser tout le reste. Eh
bien non ! Revenons à Platon. Que nous dit Platon ? « Faites des mathématiques ! Faites des mathématiques, vous allez découvrir
quelque chose. Vous allez apprendre. »
R.B. : Ce
fameux texte du Schelling de Heidegger parle peut-être surtout de tout ce qu'il y a d'obscur et d'irrationnel dans le nazisme. C'est un texte vraiment
très étrange. Heidegger ne semble pas chercher à mettre en évidence la différence ontologique dans ce texte, pour une
fois, mais plutôt à montrer en quoi elle est impliquée, en quoi elle fusionne avec la volonté de la volonté, avec le
Mal. Comme si sa propre pensée de l'être fusionnait avec cette volonté de volonté, purement formelle, se donnant sa matière
par mouvement dialectique. Comme si Heidegger parlait explicitement d'une co-appartenance intime de l'être et de la volonté de volonté,
du Bien avec le Mal. Je te rappelle les derniers mots du Discours du rectorat, Heidegger parlant du peuple allemand : « Nous nous voulons nous-mêmes ».
Heidegger a adhéré à la volonté de volonté. Ce qui démontre bien qu'à partir d'une certaine date, Heidegger
n'a pas cessé, en un sens, de faire son auto-critique, mais philosophiquement. J'aurais beaucoup à dire là-dessus, mais passons...
Tout cela est très complexe. Le Schelling est vraiment un texte étrange, très obscur, qui vient de loin, de très loin... bien
plus loin que Schelling... d'Empédocle peut-être... de la Perse mazdéïste sans aucun doute... Le Mal comme principe en soi, comme
Chose en soi, presque... Revenons vers la lumière, vers les Lumières. Lacan a tenté une mathématisation intégrale de
l'inconscient. Ça me semble raisonnable. Evidemment, il s'est un peu emmêlé les pinceaux sur la fin, plus personne n'y comprenait
rien. Les derniers séminaires étaient un peu comiques-pathétiques, je crois savoir... Mais ça fait partie de la grandeur de
Lacan, aussi, de s'être affronté jusqu'au bout à quelque chose qui le dépassait, qui nous dépasse tous. Je vois ça
sous l'angle héroïque, pour rester dans son éthique. Le projet de Lacan était de nous sortir des catégories aristotéliciennes,
du plan euclidien, donc topologies de l'inconscient, nœuds borroméens, etc. Badiou continue ça, en ayant, on l'a dit tout à l'heure,
déplacé la question du réel. Ce n'est plus l'inconscient qui est mathématisé, c'est l'ontologie, c'est le monde. La
question que je me pose néanmoins est la suivante : est-ce que le fait que la philosophie soit obligée de faire appel aux mathématiques
pour offrir un point de butée aux déconstructionnistes et autres sophistes n'est pas un échec de la philosophie elle-même,
ou plutôt une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où il y a échec de la philosophie à pouvoir se soutenir elle-même
en tant que logos, discours autonome, sous forme d'auto-stance, si on veux. Si les mathématiques sont une science, est-ce qu'il n'y a pas suture
du discours philosophique à la science ? Et donc une contradiction avec l'affirmation badiousienne de la nécessité de désuturer
la philosophie de toutes ses conditions ? Ou alors on admet que les mathématiques ne sont pas une science, mais de la pensée pure, et auquel
cas Badiou doit admettre avec Heidegger que, à strictement parler, « la science ne pense pas ». Évidemment, Badiou dira
: « Mathématiques
= pensée de l'être = ontologie. C'est donc une désuturation de la philosophie à l'ontologie qui est opérée, en
réalité. » Ça me semble un peu tordu. Le noyau de la philosophie, c'est quand même l'ontologie, la métaphysique.
Ou alors Badiou doit admettre que c'est la philosophie qui est mathématisée, et pas seulement l'ontologie. Même les procédures
génériques de vérité, issues de l'événement, impossible d'un tout ou possible d'un a-tout structural, sont sous
condition des mathématiques. Je sais bien que pour toi le problème est réglé, c'est la philosophie qui est mathématisée.
Mais il y a un vrai problème. D'autant que la distinction ontologie/philosophie recoupe celle de savoir/vérité.
M.B.K. :
Alors ça, c'est vraiment profond, comme question. Le mystère de l'être et l'événement, c'est que ça n'est pas
un livre de philosophie des mathématiques. C'est une pratique des mathématiques, avec une conclusion et une vision philosophique. Le mathème,
l'art, etc ne pensent pas par eux-mêmes, et la philosophie va les penser, la philosophie pense la pensée. La beauté, mais aussi la
limite et l'impuissance de la philosophie, c'est que c'est la pensée de la pensée. Mais il ne faudrait pas que la philosophie reste dans
une limite et impuissante. Il lui faudrait un statut qu'elle n'a pas, disons bêtement sociologique, social, institutionnel au sens de la cité.
C'est toute l'ambiguïté du statut de la philosophie.
R.B. : Est-ce
que quelque part tu ne rêves pas d'une université populaire ?
M.B.K. :
Ah tout à fait !
R.B. : Événement et répétition se termine sur une profession de foi athée (bel oxymore, mais enfin, sait-on
jamais...). Tu te déclares d'un athéisme radical, en disant, en gros, « Nietzsche et Badiou, même combat, contrairement aux apparences.
Ce qui est important, c'est l'athéisme. »
M.B.K. :
La question du piétisme, on ne peut pas la prendre à la légère. Je suis un peu gêné pour en parler ici,
car je ne l'ai pas encore traitée philosophiquement... Le vrai piétisme de demain, les vrais créateurs de la future Eglise,
c'est... c'est Nietzsche. C'est lui le Christ. Voilà ce que je pense, au fond. Nietzsche, Artaud, voilà les saints d'aujourd'hui.
Les théologiens,
les philosophes. Tout ça en même temps. Les saint-Paul, les saint-Augustin de demain, c'est pas Lévinas, c'est pas Husserl. Heidegger,
oui. Mais pas Derrida. Tout ça, ce sont des erreurs. Des erreurs grossières. Avec ça, je vais me battre dans l'avenir. Qu'est-ce
qu'être vivant ? Nietzsche, Artaud, Lacan ont apporté des réponses. Quand tu ne les lis pas de façon fétichiste
et littéraire.
De quoi la vie est-elle capable ? Que peut un corps ? Voilà les questions.
L.D. : Et ton constat de la France actuelle néo-pétainiste ?
M.B.K. :
Je n'ai rien à en dire, c'est tellement évident, ça saute aux yeux... On fait des victimes des coupables. C'est là où il
faut retrouver un minimum de marxisme. Les prostituées, les fumeurs de shit, les mecs des banlieues, les sans-papiers, c'est eux les coupables.
Il y a un moment où tu es dégoûté, et moi, en tant que philosophe, j'essaie d'avoir de bons affects. Si je ne pensais qu'à la
France de maintenant, je vomirais tous les matins, et je serais dans la dépression et l'ennui, c'est sûr. Alors je n'y pense pas tout le
temps. J'espère que je pourrai faire quelque chose contre ça, mais je veux avoir une vie de sagesse, aussi. Je n'y suis pas encore tout à fait,
mais j'y vais, j'y vais... J'ai l'énergie... Et s'il y a une identité subjective entre ce que tu peux dire et ce que tu peux faire, je peux
dire que j'ai des affects extrêmement subtiles et puissants. C'est la victoire de Mehdi Belhaj Kacem.
L'entretien, réalisé le 25 mai 2003 par Rémy Bac et Lionel Dax, s'est appuyé sur une version de Événement et répétition qui paraîtra légèrement remaniée au Seuil, L'ordre philosophique, d'ici quelques mois.
L'affect est à paraître chez Tristram, et reprendra la conférence du 17 mai 2003 à l'E.N.S, enrichie de nombreux développements, notamment sur le masochisme deleuzien, sur Heidegger et le concept de vérité chez Platon, ainsi que sur un nouveau personnage conceptuel, l'Actrice...