IRONIE numéro 80 (Novembre 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> IRONIE numéro 80, novembre 2002
   Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem
   + droit de réponse à Franck Laroze
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Dolmancé : Que jamais ton secret ne t'échappe, ma chère, et surtout agis seule : rien n'est plus dangereux que les complices ; méfions-nous toujours de ceux mêmes que nous croyons nous être le plus attachés : Il faut, disait Machiavel, ou n'avoir jamais de complices, ou s'en défaire dès qu'ils nous ont servi. Ce n'est pas tout : la feinte est indispensable, Eugénie, aux projets que tu formes.

 Entretien Ironie/Mehdi Belhaj Kacem

(vous pouvez lire aussi :
1er volet du second entretien dans Ironie n°88, juillet-août 2003
2e volet du second entretien dans Ironie n°89, septembre 2003)

Les temps changent. Mais la guerre se poursuit. Puisqu'à l'évidence le système se fissure de plus en plus, profitons-en pour frapper là où ça fait mal. Considérant le texte polémique d'Ironie n°52 (avril 2000) comme un hommage qui lui était rendu, Mehdi Belhaj Kacem a bien voulu répondre à nos questions. Liquidation d'une aventure (EvidenZ) et nouveau départ pour l'auteur d'Esthétique du Chaos et de Society, décidé à régler ses comptes. Alors buvons à l'éternel retour du bordel et de la fête, puisque tout reste à faire...

Entretien réalisé le 25 septembre 2002 par Rémy Bac avec Lionel Dax

Rémy Bac : Mehdi, tu es écrivain, philosophe et acteur. On t'a vu récemment dans le rôle principal de Sauvage innocence, de Philippe Garrel. Ton cas est singulier. Tu brouilles les cartes. Peut-on te situer quelque part ?
Mehdi Behlaj Kacem : Si je devais me situer, ce serait dans l'anti-philosophie, ou l'anti-scolastique.

   Scolastique et anti-scolastique

À condition de dire tout de suite que l'anti-philosophie fait partie de la philosophie, ou de quelque chose pour laquelle il faudrait peut-être un autre nom que "philosophie". De plus, c'est toujours prétentieux de se dire "philosophe". Je fais de l'anti-philosophie, mais à ma façon. Ce qui ne veut pas dire que je sois contre la philosophie. D'autant qu'il existe une anti-philosophie devenue scolastique, aujourd'hui. Voyez Derrida, ou Bouveresse. Quant à la philosophie, le seul qui ait créé, ces dernières années, c'est Badiou. Mais à partir d'un anti-philosophe, qui est Lacan. Je pense aussi à Heidegger, qui disait : "Kierkegaard et Marx sont les plus grands hegeliens de notre temps, malgré qu'ils en aient". Très bien, mais c'est un scolastique qui parle. Kierkegaard et Marx ont besoin de Hegel pour penser, mais ils ne lui sont pas réductibles. On voit bien que Heidegger veut servir la soupe à la grande scolastique. Comme s'il n'avait pas eu son anti-scolastique à lui, qui est Nietzsche. Sans, à mon avis, l'avoir dépassé. Je suis désolé, mais il faut le dire. Il n'y a pas de dépassement en philosophie. Je suis d'accord avec Lacan, on continue toujours à penser à l'intérieur d'une pensée. Et puis (et je n'irai pas avec le dos de la cuillère), le thème de la fin de la métaphysique, c'est une bonne question, mais il faut des débuts de réponse. Par exemple, Badiou, quand il était intervenu sur Jean-Luc Nancy de façon rentre dedans, lui qui est scolastique, et cela m'avait bien plus, moi, l'anti-scolastique, cela nous change de la convivialité post-heideggerienne et du bavardage herméneutique à n'en plus finir, Badiou, donc, se moquait de ce tic heideggerien très répandu, consistant à affirmer: "nous ne pensons pas encore", "nous ne savons pas encore ce que c'est que penser", en demandant à son tour : "Mais alors, quand est-ce qu'on pense ?" Dernièrement, j'ai relu Être et Temps, dans ma cambrouse, et j'ai essayé de remplacer l'être-pour-la-mort par l'être-pour-la-jouissance, en le lisant. C'est un peu ce qu'a essayé de faire Sloterdijk, à sa manière, disons.
R.B : Il y a un impensé de Heidegger, il est vrai, et c'est peut-être plus le désir que la jouissance. Et l'angoisse (concept fondamental de Sein und Zeit, existential du Dasein), c'est l'autre face du désir. C'est pour cela qu'il faut lire Heidegger avec Lacan (voir Ironie n°73, mars 2002). Ceci étant dit, l'être-pour-la mort chez Heidegger reste, à mon avis, un concept largement incompris, et donc très injustement critiqué. Néanmoins, je suis heureux, pour ma part, de rencontrer enfin un badiousien, et c'est Mehdi Belhaj Kacem !
M.B.K : C'est dingue, hein ? Et un non-universitaire, en plus ! Mais ça, ça prouve que les universitaires ne lisent pas. Quand j'ai rencontré Badiou, tout à l'heure, pour la première fois, avant de venir à ce rendez-vous, tu sais ce qu'il m'a dit ? Lui qui vient d'accoucher d'un anti-philosophe monstrueux (moi, Mehdi), il me parlait des universitaires comme "des disciples sans maître". Aucun n'accepte de dire : "j'ai rencontré mon maître." Badiou, c'est mon maître, je le dis sans névrose. D'autant qu'il n'y a plus de maîtres, aujourd'hui. Hegel, Kojève, Lacan étaient des maîtres. Et puis il y a ce que j'appelle les maîtres de martialité : Nietzsche, Artaud, qui veulent former non pas des disciples, mais des guerriers. Aujourd'hui, il y a une grave crise de l'université. Et tout ça, c'est politique. J'étais toujours dans ma cambrouse, en train de boire des coups dans un café, et je vois un "philosophe" à TF1. À TF1 ! Un illustre inconnu, ça va sans dire. Un nommé Delcour, ou quelque chose comme ça, peu importe, avec tous les livres derrière lui, pour montrer qu'il en sait long... C'était à propos de ces histoires de code de la route...
R.B : C'était un philosophe chiraquien, sans doute (rires).
M.B.K : C'est... c'est Luc Ferry, quoi !
R.B : Ouais, bon. Oublions Luc Ferry. Mehdi, tu viens de publier trois nouveaux ouvrages, Théorie du trickster, De la communauté virtuelle et La chute de la démocratie médiatico-parlementaire. Avant d'y venir, j'aimerais que tu dises deux mots sur EvidenZ. EvidenZ, c'est fini ?
M.B.K : Ouais, c'est mort.

   Tiqqun et la mort d'EvidenZ

Il est intéressant de voir que les deux revues les plus radicales de ces dernières années, Tiqqun et EvidenZ, ont implosé sous les effets des deux derniers grands événements politiques, le World Trade Center et les élections présidentielles. Voyez le n°2 de Tiqqun. Ça n'allait déjà plus du tout entre Tiqqun et EvidenZ, mais je savais qu'ils ne m'attaqueraient pas, qu'ils n'oseraient pas. Et ils ne l'ont pas fait. Le seul bon texte, parce que juste, de Tiqqun n°2 était "Thèse sur la communauté terrible", écrit par une femme. D'ailleurs, comme disait Hegel, "la femme est l'ironie de la communauté" ; nous à EvidenZ, on avait Chloé Delaume, qui faisait les choses à sa façon. À Tiqqun, c'était une femme, dont je ne veux pas citer le nom parce que... bon. Le problème, avec Tiqqun, c'était leur aveuglement concernant la question du sexe. C'est un effet de leur heideggerisme. Voyez leur théorie du Bloom : "y'a pas d'hommes, il n'y a que des Blooms qui font semblant d'être des hommes", et tout ça en hurlant.
R.B : Oui, mais leur Théorie de la jeune fille, c'était convaincant, non ?
M.B.K : Mmh...
R.B : Trop heideggerien, encore ?
M.B.K : Non, là, plus école de Francfort. Un cadavre exquis, avec un ton très école de Francfort... je suis désolé, mais il y a un moment où les signifiants n'opèrent plus : "sujet aliéné", tout ça, machin. Pour moi, c'est devenu philosophiquement intenable de dire "sujet aliéné par".
R.B : D'accord, mais je t'interroge sur EvidenZ, et tu me réponds "Tiqqun" ?
M.B.K : Oui, parce que les deux ont été liés pour moi. Le 11 septembre 2001, tous les Tiqqun étaient en Italie. Ils voient les images à la télé. Ils vont fêter ça, boire, s'amuser, etc. Et d'un seul coup, ça dégénère complètement. La guerre civile virtuelle – idée sur laquelle il faudra revenir parce que maintenant, ce sont les journalistes branchés qui parlent de "guerre civile virtuelle", comme quoi les idées font quand même leur chemin – s'actualise. Ils se sont "entretués". Ils se sont physiquement foutus sur la gueule. Chez Tiqqun, il y a toujours eu cette tentation, un truc très névrotique, surtout chez l'un d'eux, avec un gros problème pathologique sexuel. D'où, d'une part, une désexualisation de la pensée, et d'autre part une tentation de la castagne. Fight club. Et puis, il y avait aussi la présence d'Agamben au sein de Tiqqun, avec tout cet imaginaire tendancieux post-auschwitzien. On a la même chose avec Léo Scheer, qui a écrit quelque chose comme ça, en plus balourd. Une description complaisante de ce qui se passait dans les chambres à gaz. Bien sûr, Léo a une bonne raison d'écrire sur ça, ses parents sont morts dans les camps, mais il fait de ça une espèce de... enfin, ça va pas. Il faut être prudent avec ça. Soyons vigilants. Quand "musulman" chez Tiqqun devient une figure de style, ça aboutit au réel d'un état dépressif névropathe constant. On ne peut pas dire "le musulman, aujourd'hui, c'est le Bloom". Oui, on pose les problèmes, mais on n'a pas besoin de métaphores comme ça. Moi, je suis pour qu'on parle de ces réels problèmes que sont la dépression et le suicide, mais pas en ces termes. La "guerre civile virtuelle", qu'est-ce que ça veut dire ? C'est le réel des dépressifs, c'est le réel des suicidés, c'est pas une guerre civile qui va nous tomber dessus. Si demain on fait de la politique, on fera de la politique réelle, et on la fera pacifiquement, mais ce sera une guerre...
R.B : On va revenir au problème de la politique. Mais EvidenZ, dans tout ça ? Tu noies le poisson.
M.B.K : De la même façon que Tiqqun a explosé le 11 septembre 2001, EvidenZ a explosé le 21 avril 2002. L'événement a fait apparaître le réel politique à l'intérieur de chaque communauté. Le réel politique des positions pseudo-radicales. Est-ce qu'on était prêt à y aller ou pas ? Je dis pas que c'était évident, pas du tout. Je dis que l'événement, au sens badiousien, je suis badiousien, l'événement produit de la vérité. Ça, c'est sûr et certain. À Tiqqun et EvidenZ, nous étions des symptômes.
Lionel Dax : Des saint-hommes ! (rires).
M.B.K : Il y avait des types, comme Philippe Boisnard, qui se sont révélés être d'un seul coup contre-révolutionnaires, au sein d'EvidenZ ! Mais la cerise sur le gâteau, c'était Franck Laroze. Tu veux écrire un truc ? Tu peux discuter cinq heures avec lui, cinq heures, je dis bien, ça donne : "si tu écris ça, on va avoir des problèmes avec la préfecture !" Impressionnant. Moi qui ai toujours écrit ce que je voulais... Qu'est-ce que ces mecs foutaient à EvidenZ ? Bon, voilà, tout ça pour dire aussi qu'à EvidenZ, tout allait bien jusqu'à ce qu'on rencontre Tiqqun. Avec les Tiqqun, on a travaillé ensemble trois mois, tout marchait très bien. Et puis d'un seul coup la paranoïa s'est installée. C'est très étrange, ce qui s'est passé.

   Pour un art futur

R.B : Venons-en à Théorie du trickster.
M.B.K : C'est derrière moi, maintenant, mais je veux bien en parler.
R.B : Le Trickster, c'est le truqueur, l'astucieux, voire le tricheur. Ulysse, quoi. Ce concept ne prend son sens qu'en le mettant en rapport avec un autre concept, que tu explores longuement dans Society, le jeu. Ce dernier, tu le mets lui-même en rapport avec la notion de virtuel. Et ce que j'appellerais la forme-type du virtuel, pour toi, c'est le jeu video. Par ailleurs, tu affirmes dans Society, en substance, "Dieu est mort, mais il reste un dieu à tuer : le hasard". Le hasard est le dieu qui nous place dans telle vie, dans telle situation. La bonne attitude à adopter dès lors serait celle du Trickster, qui tel le joueur de poker, arriverait à truquer le jeu de façon à ce qu'il ne lui soit pas trop défavorable. Bien. Mais prendre le jeu video comme modèle, je suis moins convaincu. Car ce qu'il y a de remarquable dans le jeu video, c'est qu'il ne contient pas de hasard, mais un programme, avec un nombre, peut-être immense, mais fini, de données, et donc de possibilités. Le hasard, le vrai, sort de l'infini, nié ou affirmé. Non ?
M.B.K : Je n'aime pas trop ce terme de "tricheur". Je pars de choses très simples. Je dis : aujourd'hui, il y a une invention technique qui est le virtuel, et qui est aussi importante que la photo ou le cinéma en leur temps. Je ne dis rien de plus sur les jeux video, rien ! Je ne fais pas de "métaphores" du jeu video, contrairement à ce qui s'est dit. Je parle du jeu tout court. Je décris la notion de "jeu", c'est l'aspect le plus philosophique de Society. Et je pense moins aux jeux video qu'aux jeux de plateau, d'échecs, etc. Et je pose les questions : qu'est-ce que la force ? Qu'est-ce que la loi ? Alors que la loi, normalement, c'est horrible, c'est atroce, on en souffre tous (il y a des domaines où l'on échappe à la loi : l'art, l'amour ; c'est une fuite), il existe un domaine où il y a plaisir, où l'on accepte la loi, pour une fois, et c'est le jeu.
L.D : Une fuite, ou une réussite, au sens du jeu.
M.B.K : J'ai essayé de faire un concept quasi pur du jeu, et je pense avoir réussi, sincèrement, encore aujourd'hui. Society, c'est une réussite, sur le plan philosophique, concernant le jeu.
R.B : Le jeu, tu le conçois comme le contraire de la performance, allant par-delà le gain et la perte, l'échec et la victoire ?
M.B.K : C'est pas exactement ce que je dis. En gros, la performance, c'est le travail, c'est-à-dire une prestation physique, ou intellectuelle, à laquelle tu es obligée. Et le jeu, c'est le contraire de ça. Maintenant, j'appellerais ça plutôt "conjonction". Ça veut dire : faire les choses autrement, aller là où on ne vous attend pas. Si vous faites juste une performance, par exemple sexuelle, dans le porno, ça fait pas sens. Si vous la déplacez quelque part, on sait jamais, c'est ce que j'appelle "événement", parce que maintenant, j'ai les bonnes catégories, merci papa !
   (rires)
Non, là, j'ironise, parce que je repense à Michel Surya, me tançant d'avoir déclaré qu'Alain Badiou était "le plus grand philosophe de notre temps". "Mais comment, Mehdi, tu cherches un père, tu veux un maître ? Je te rappelle ce que disait Bataille, patati patata, l'acéphalité, pas une tête qui dépasse !". Bon, moi, j'en ai assez de l'imaginaire auschwitzien et du catéchisme bataillien qui nous plonge "dans-la-nuit-noire-du-non-savoir" (rires).
Mais vous verrez, j'ai écrit un texte sur tout ça, où je règle mes comptes. C'est le texte le plus inspiré – au niveau de l'inspiration pure – que j'ai écrit depuis longtemps. Je vais en faire une video que je diffuserai peut-être pour inaugurer mon séminaire "événement et répétition", au Purple Institute. C'est ça que j'appelle "conjonction", si vous voulez un exemple. Ce que j'ai écrit dans Society, je commence à le mettre à exécution. Et je pense de plus en plus à un art futur. C'est vrai que je fais partie de ceux qui attaquent ce qui s'est fait au palais de Tokyo, ce dépressionisme casanier qui s'associe très bien au néo-pétainisme ambiant. Ce que j'appelle "conjonction", c'est : on va pas mélanger l'art, la politique, la philosophie, la littérature, mais on va créer entre eux des conjonctions.
R.B : Des croisements, des carrefours...
M.B.K : Voilà. J'emprunte ce concept à Milner.
R.B : Jean-Claude Milner ?
M.B.K : Le grandiose Milner. Avec sa prose aristocratique. On dit tous "Debord, Debord, Debord !", mais Milner, c'est quand même autre chose que l'aristocrate alcoolisé Guy Debord.
R.B : Debord, tu l'égratignes passablement, dans Society. Tu dis que tu le vois comme un mélange de Maurras et de Breton, dans un style Ancien Régime. Faisant très "vieille France", finalement. Tu y vas un peu fort, non ?
M.B.K : Je l'avais beaucoup lu, il fallait un parricide. Maintenant, je suis pour un cessez-le-feu. Il faut léniniser Debord. Il ne faut pas chercher un Lénine à Debord. Pour en revenir à la notion de conjonction, j'ai relu La philosophie dans le boudoir, récemment, et je me suis demandé : pourquoi est-ce qu'on en ferait pas un film ? Ça serait bien plus intéressant que Salo, ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, et ça exploserait tout le porno. C'est plus urgent que jamais. Regardez Libé, le Monde, etc..., qui nous font le coup des sauvageons élevés au porno et pratiquant après les tournantes, donc il faut interdire le porno à la télé, etc.
R.B : C'est le retour à l'ordre moral, tout simplement.
M.B.K : C'est le néo-pétainisme ambiant. Il faut apporter une riposte radicale. Et la riposte radicale, c'est à nous de la créer, de vraiment la créer. Baise-moi, c'était bien. Il faut généraliser ça. Et pour moi, ce qui ferait tout basculer, c'est une adaptation de La philosophie dans le boudoir. Je serais prêt à tout pour faire ce film, y compris à jouer le rôle de Dolmancé !
L.D : Personnellement, j'adore ce texte !
R.B : C'est le meilleur, avec Histoire de Juliette, bien meilleur que Les 120 journées, avec son imaginaire noir médiéval.
L.D : Et puis surtout, il y a cette incursion politique au milieu du texte, Français, encore un effort si vous voulez être républicains.

   Aller plus loin dans la dialectique

R.B : Justement, la politique. Quand on lit La chute de la démocratie médiatico-parlementaire, on a l'impression que tu ne joues plus.
M.B.K : Non, au contraire.
R.B : La politique, c'est le jeu ?
M.B.K : On pourrait dire ça comme ça. La vérité de notre génération, c'est que nous avons été privés de politique. Nous avons été à la recherche de politique, sans la trouver, à l'heure encore où nous parlons. Là, pour le coup, retour à Debord, et je le dis sans plaisanter. Nous avons tous été frappés par le concept de "spectacle", mais est-ce que oui ou non on va essayer de faire de la politique autrement ? Ce que j'appelle "parti" (P.E, parti événementialiste), c'est vraiment une dialectique très précise, c'est-à-dire : les journaux ne sont pas partisans, les chaînes de télé ne sont pas partisans, plus personne n'est partisan. Le seul moment où l'on redevient partisan, c'est quand on nous ressort Le Pen. Alors je dis : très bien, allons plus loin dans la dialectique. Le Pen, c'est vous qui l'avez créé, c'est Mitterrand, grand lecteur de Carl Schmitt. Le Pen, c'est le mitterrandisme, c'est la fin de la contestation de 68. Dans les années 70, Le Pen ne pouvait pas montrer le bout de son nez sans que 10 000 gauchistes lui tombent dessus. Dans les années 80, Mitterrand a changé tout ça. Tout le monde le sait, aujourd'hui.
R.B : D'accord, mais quand tu dis "allons plus loin dans la dialectique", est-ce que le problème n'est pas qu'il n'y a plus de dialectique aujourd'hui, comme disait Debord dans ses Commentaires ? C'est la fameuse phrase de PPDA : "Nous sommes là pour donner une image lisse du monde". C'est : "Dormez, nous veillons !", "Nous veillons sur vous". Gardiens de notre sommeil.
M.B.K : Non, la haine de la dialectique, je trouve ça faiblard, comme idée. Il y a toujours de la dialectique, mais sous une forme nouvelle. Notamment la dialectique entre présentation et représentation, chez Badiou. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la représentation n'a de sens que pour l'être parlant, et ça, Derrida ne peut pas me prouver le contraire. Pour moi, la présentation, si on reprend les catégories deleuziennes de percept, concept et affect, c'est le percept, ou à peu près. L'animal saisit la présentation, c'est un percept qui saisit. Le concept, c'est la représentation. À la lettre ! Et ça coïncide, ça colle ! Reste l'affect. Où est l'affect chez Badiou ? Il n'y en a pas. Mais il y a la question ontologique du vide. Et du virtuel, dont Badiou ne veut pas entendre parler. Mais moi, je lui ai prouvé qu'il y avait du virtuel dans son système ! Ça veut dire qu'à partir du moment où il y a ce fameux clivage entre présentation et représentation, chez l'être parlant, il y a un vide qui s'interpose, celui que la représentation introduit. C'est quoi, ce vide que la représentation introduit ? C'est très simple. Pour que tu puisse dire "je suis moi", "ceci est un verre", tu dois introduire une béance, un vide qui ne se présente pas : une représentation. Dans le règne de la présentation, il faut qu'il n'y ait pas de séparation, que tout soit homogène. C'est compliqué pour nous, parce qu'on est des corps, organiques, mouvants, tout ça. N'empêche qu'on va mourir. Et que de toutes façons, pour me penser, ou penser à quoi que ce soit, on est obligé de compter pour un. Et le compte pour un, il vient d'où ? Il vient du zéro. Le vide. C'est quoi, le vide ? C'est, dans ce qui se présente, ce qui ne se présente pas. Par exemple, pour dire "ce magnétophone", implicitement tu introduis tout ce que le magnétophone n'est pas.
R.B : OK, mais ça, c'est encore la négativité hegelienne.
M.B.K : C'est très proche de Hegel, c'est sûr. Mais c'est pas Hegel.
R.B : Tu dis que le compte pour un vient du zéro, mais moi il me semble que pour Badiou, le compte pour un vient de chaque élément : je compte pour un ce verre, tu comptes pour un ce verre...
M.B.K : Absolument. Simplement, le Un n'est que la forme du zéro, qui n'en a pas par lui-même.
R.B : Mais de chaque élément, donc, et c'est justement ça qui fait qu'on va passer de la présentation à la représentation, au bout du compte (si j'ose dire !), ou du compte pour un au compte du compte, c'est-à-dire que chaque élément qui compte n'est pas inclus dans l'ensemble des éléments qui sont comptés...
M.B.K : Ah oui, ça c'est sûr, c'est le théorème du point d'excès.
R.B : Donc pour que lui-même soit inclus dans cet ensemble, on est obligé de passer à un autre ensemble, et ainsi de suite. Si bien qu'il ne suffit pas de compter les éléments d'un ensemble, mais aussi ses sous-ensembles. Et c'est ce compte que Badiou appelle "représentation", à partir du moment où il y a excès de l'inclusion sur l'appartenance, des sous-ensembles sur les singularités.
M.B.K : Bien, alors, qu'est-ce que j'ai opposé à Badiou ? Revenons plus modestement au début...
R.B : Je parle ici comme un badiousien de base, bien sûr.
M.B.K : Ouais, ben...fais gaffe ! (rires) Tu comptes pour un ce verre. D'où vient le compte pour un ? Du zéro, de notre capacité à représenter. Je te fais le dessin mathématique, si tu veux... (Mehdi écrit le mathème sur un bout de papier : {0}=1 ) L'Un, c'est quoi, l'Un ? C'est ce qui n'existe pas, ce qui ne se présente pas, mais compté ! C'est le vrai compte du compte, ce qui ne se présente jamais. Pour compter pour un ce qui existe, tu as besoin de faire abstraction, ou aussi bien de dire "l'imprésenté se présente". D'ailleurs je le présente, en écrivant une lettre, le zéro : 0. Puis {0}, forme du zéro. Et la forme du zéro, c'est l'Un. {0}=1. Et tout commence comme ça ! Alors, qu'est-ce que je lui ai dit, à Badiou ? Son débat avec Deleuze porte sur le virtuel. Là où Badiou a raison, c'est quand il affirme qu'il n'y a pas de totalité. Contre Deleuze, qui a essayé de penser une ontologie du Tout, du Chaosmos, mais qui est en même temps l'Un, mais qui est en même temps l'être. Tout ça, Badiou montre à mon avis que ça colle pas trop. Deleuze, il fait comme tout le monde. Il part de choses plutôt modestes, et puis il s'aperçoit qu'il y a du virtuel, et là, c'est un bon concept ; et puis il y a aussi le problème de l'univocité de l'être, l'être se dit en un seul sens. Deleuze s'est alors demandé comment il allait coller tout ça. Alors moi je dis, à partir du moment où toi, être parlant qui écris des lettres, tu inscris le vide dans l'Un et que tu exclus en même temps le vide – et c'est ça que Badiou reproche à Deleuze : c'est quoi, cette forclusion du vide ? – je dis : cette opération de forclusion, c'est exactement celle de l'affect. C'est là où le virtuel s'introduit. Lacan dit exactement la même chose. Il dit : l'affect, c'est le réel de la parole. Le virtuel, c'est le réel de la parole. Moi je dis : la région du virtuel, c'est l'affect. Si j'avais plus de temps, je pourrais vous le démontrer plus en détail. Mais cela nous éloigne des rails légers sur lesquels nous étions partis...Mais ça tient le coup ! Ça sauve le virtuel, et ça emmène plein d'idées au badiousisme.
R.B : Tu vas régénérer le badiousisme ?
M.B.K : Non, parce qu'il n'a pas encore été lu. Il n'a pas eu le temps de dépérir, puisque sa fortune est encore à venir. Mais je lui apporte des choses, je crois, proprement, et légitimement, sans faire d'enfant dans le dos (je n'aime pas cette expression chez Deleuze, même si je l'emploie). À propos d'enfantement, j'ai écrit récemment un commentaire du Théétète de Platon, où Socrate se compare à sa mère, disant : "ma mère, c'est un vrai mec !" (rires). Je vous jure, c'est vrai. C'était une sage-femme.
L.D : Comme sa femme, d'ailleurs !
M.B.K : Exactement, ce qui m'amène à faire une comparaison entre Chloé Delaume et Xanthippe...
R.B : Est-ce que tu te définirais comme un matérialiste ?
M.B.K : Ça, c'est une question qui tue ! C'est sûr que c'est pas avec la phénoménologie ou l'herméneutique que tu peux être matérialiste. Avec une pensée comme celle de Badiou, tu peux l'être. Et dire : la présentation, c'est la matière. Le réel, c'est la matière. Tu peux le dire. C'est tout à fait fondé. À condition de faire attention. Il existe un courant de badiousiens contrariés qui lancent le matérialisme, en ce moment. C'est pour ça que je me méfie. Ça peut créer une école épicurienne, mais bon... Pour l'être parlant, je précise encore ce que j'ai dit tout à l'heure, une dernière fois : nous sommes des êtres d'affects. Si on revient sur le porno, la riposte radicale à apporter, c'est quoi ? Le porno est le résultat économique de la libération sexuelle. On va pas faire marche arrière. Par contre, pour l'être parlant, il y a toutes les émotions, liées à cette parole même (et c'est une question que je pose à la psychanalyse : est-ce qu'il ne faut pas reforger cette notion de "pulsion" depuis l'apparition du porno ? C'était la question de Society. Il y a là une vraie question). Pour l'être parlant, ce clivage, cet interstice qui se créé, point d'excès si tu veux, mais il ne faut pas confondre le point d'excès avec cette béance qui fait que dès que tu poses un nom sur une chose, tout de suite, il y a de l'affect, lié à ce passage là, de la chose au nom. Et ça, c'est démontrable, philosophiquement.
R.B : Tu serais donc matérialiste en ce sens là, en ce sens où tu poses comme axiome : il y a de l'affect ?
M.B.K : Il y a de l'affect pour l'être parlant, mais pour l'animal aussi. Simplement la majorité de nos émotions est liée à la parole : des pulsions, pas des instincts, comme pour l'animal. Il ne faut pas céder sur ça. Dans la phénoménologie, on a l'impression que le langage n'existe pas, alors qu'il est omniprésent. La phénoménologie décrit des états de conscience comme si la conscience était toujours en dehors de toute réalité symbolique et de tout langage. C'est ce que je pense de la phénoménologie, fondamentalement. Donc ça explique pourquoi la phénoménologie est devenue presque autre chose qu'une philosophie, une spécialité, comme la linguistique...
R.B : Une théologie, peut-être ?
M.B.K : Il y a eu ce fameux tournant théologique de la phénoménologie française, Derrida et Lévinas ne se sont pas fait prier. Mais la phénoménologie elle-même continue. Je ne dis pas de mal de la phénoménologie, je demande juste : est-ce encore de la philosophie ? Est-ce que ça l'a jamais été ? C'est ça, la question. Alors qu'il y a l'hypothèse lacanienne, qui est une tout autre chose. Parce que lui, Lacan, il a vu défiler toute sa vie des gens sur le divan avec des emmerdes, entièrement liés à ce petit clivage entre la lettre et l'être. Et ça n'intéresse pas la phénoménologie !
R.B : À partir de là, tu prenais l'exemple – et c'est sans doute plus qu'un exemple – du porno. Il suffirait de réintroduire le symbolique, c'est-à-dire le langage, dans le porno , et donc : La philosophie dans le boudoir, pour voir que cette réintroduction du langage (pensons à l'importance de l'invective chez Sade), cette parole portée à l'oreille de l'autre produit des affects, créé la logique de la jouissance, cette électrisation du désir ? Le présent m'électrise ! (rires).
M.B.K : Le porno, c'est pas la question. Je souhaite juste que l'on fasse un film de ce livre. Et je me dis que Dolmancé, ça serait vraiment un rôle pour moi.
R.B : On prendrait Rocco Siffredi, non ?
M.B.K : Non, lui, il jouerait le rôle du palefrenier. Mais je vais te dire, Platon et La Philosophie dans le boudoir sont les deux références stylistiques de mes prochaines interventions. Il s'agira de dialogues qui seront filmés... La question, c'est : pourquoi Pasolini a-t-il échoué à représenter Sade ? Faire ce film, tel que je le souhaite, cela nous débarrasserait de cette fausse question homosexualité/hétérosexualité.

   L'événement

R.B : Au tout venant : l'événement. Tu affirmes que pour Heidegger et Deleuze, tout est événement, en un sens. Ça, c'est très juste. Bien vu ! D'où la nécessité de penser après eux l'événement dans ce qu'il a de rare et de singulier. Et donc de déterminer les conditions pour pouvoir caractériser "ce qui arrive" comme un événement. Qu'est-ce qui fait événement ? À quoi reconnaît-on un événement ? Pour cela, tu poses la distinction entre "événement absolu", qui caractérise l'événement véritable, qui change radicalement le cours des choses, qui fait que plus rien ne sera comme avant, et "événement relatif", qui désigne le pseudo-événement, qui ne change rien. Pour toi, le 11 septembre est-il un événement relatif ou absolu ?
M.B.K : Absolu, ça a tout changé ! La Palestine, Israël, l'Irak...
R.B : N'a-t-on pas simplement juste un renforcement de l'ordre moral et sécuritaire ? Est-ce que ça n'est pas la même logique qui est encore et toujours à l'ouvre ?
L.D : Dans un numéro d'Ironie, en juin 1997 (n°20), j'avais écrit un texte sur la brutalité des policiers, qui à l'époque étaient déjà équipés de ces fameux flash-balls, qu'on nous ressort maintenant.
R.B : Et "l'administration Bush" avait l'intention d'attaquer l'Irak bien avant le 11 septembre. Pensons à la désignation des "États-voyous" dès son arrivée au pouvoir.
M.B.K : Oui, mais c'est un échec annoncé, tout le monde le sait. C'est la fin de quelque chose, c'est historique ! Les Etats-Unis ne vont pas dominer le XXIe siècle comme le XXe. Peut-être que c'était couru d'avance, mais quand même, le World Trade Center, c'était pas rien ! Ça marque le coup. Mais si on me demande de pleurer sur ça, je ne vois pas pourquoi je pleurerais plus pour un Trader que pour... un Rwandais, par exemple. C'est sûr que les Américains ont la représentation. Et la représentation, c'est quoi ? C'est cette capacité à écrire des petites lettres : c'est la bombe atomique, c'est les caméras. Donc le World Trade Center va être filmé sous toutes les coutures.
R.B : Concernant le concept d'événement, pourquoi poser ce lexique d'absolu/relatif ? Qualifier un événement d'absolu, cela ne risque-t-il pas de nous ramener à la parousie eschatologique, que tu récuses ? Et pourquoi ne pas appeler l'événement relatif "simulacre", tout simplement ? Simple question lexicale, mais qui a son importance.
M.B.K : Je ne sais pas, c'est compliqué... En réalité, il y a plusieurs types d'événements. Par exemple, si on considère la rencontre amoureuse pour un événement, la dialectique de Badiou se tient, parce qu'il s'agit de rester fidèle à cet événement. Même malgré toi. Même si tu le trahis incessamment, ou que tu craches sur ton ex à n'en plus finir. Ça prouve que tu es fidèle, malgré toi, à l'événementiel. Je l'ai fait admettre à Badiou, lors de notre rencontre, tout à l'heure. Alors "événement relatif"...mmh...je dirais que Le Pen au second tour, c'est un événement relatif. Mais je parle de tout ça dans La chute de la démocratie médiatico-parlementaire. Personne n'a parlé de ce livre. Peu importe. Je ne demande rien.
R.B : Toujours à propos de l'événement, tu as lancé, comme un slogan : "L'événement est le réel d'une représentation désagrégée".
M.B.K : Ouaip. Voir le World Trade Center. Mais j'avais écrit ça bien avant. Je pense que c'est une bonne définition à apporter à Badiou. Seulement Badiou a une conception très mallarméenne, très négative, de l'événement.
R.B : Hegelienne ?
M.B.K : Non, mallarméenne. Celle du terme évanouissant. Même pas lacanienne. Pour Badiou, l'événement, c'est l'impossible. J'ai écrit dans Society un texte : "L'événement impossible". Pourquoi impossible ? Parce que...
R.B : Parce que réel ?
M.B.K : Ah, j'avais pas pensé à ça ! Tu vois que quand la pensée commence, on s'arrête plus... Quand je dis : "L'événement est le réel d'une représentation désagrégée", là, on est dans le matérialisme. Dans l'ordre de la présentation, ordre de l'appartenance, cela veut dire que ce verre appartient à plus grand que lui, toi, tu appartiens à plus grand que toi, et comme ça à l'infini, mais pas dans un grand Tout. C'est la fameuse thèse matérialiste : Deux ne fait pas Un. Les deux verres ne vont pas fusionner. L'événement, c'est vouloir qu'ils fusionnent : et ça casse. Il n'y a pas de Tout. Le multiple paradoxal, c'est celui qui s'appartiendrait à lui-même. C'est l'événement, pour Badiou. C'est là où je pense qu'il faut introduire le désir. Le réel d'une représentation désagrégée, c'est la volonté de se bouffer. Une bagarre, c'est événementiel, parce que tu as envie de te transapproprier la chose. Tu n'as plus envie de te l'approprier juste par le verbe. Parce que d'habitude, tout pour nous fonctionne dans la représentation. Ce qu'on appelle "possession", justement. Dans un sens matériel, tu es un corps nu. T'es millionnaire, milliardaire, t'as un loft, un truc, mais tout ça, c'est pas une appartenance, c'est de l'ordre de l'inclusion, si on prend le mathème. Laissons le mathème de côté, et disons simplement que c'est une représentation. Qu'est-ce que l'événement ? C'est quand quelque chose arrive (l'amour, par exemple), et il y a collision. T'as envie de bouffer quelque chose, autrement que par la représentation. Après, bien sûr, il faut nuancer. Mais c'est de ça dont je parle dans L'essence n de l'amour. Il y a ce côté positif de l'événement, et puis son revers. Récemment, je me suis aperçu que la névrose était une topique de l'événement. La névrose, c'est quoi ? C'est quand je vais transmettre mon moi idéal et imaginaire à l'idéal du moi, qui est forcément l'Autre. Et badaboum, ça tombe. C'est la névrose.
R.B : J'ai remarqué que tu parlais aussi de "représentation désagrégée" pour la jouissance. Est-ce à dire qu'il y aurait une connivence secrète, une conjonction, entre événement et jouissance ?
M.B.K : Oui !
R.B : Là où il y a événement, ça jouit ?
M.B.K : Le désir amoureux, c'est toujours le désir de manger l'autre par les symboles. L'événement, c'est cette tension cannibalistique.
R.B : J'ai l'impression, sans vouloir chicaner, que tu en restes quand-même au stade d'avant la reconnaissance hegelienne.
M.B.K : C'est-à-dire ?
R.B : À partir de quel moment la dialectique maître/esclave se met-elle en place, dans la Phénoménologie de l'Esprit ? Quand la conscience s'aperçoit qu'elle ne peut s'approprier l'autre selon son bon vouloir, parce que l'autre, en tant qu'objet, n'est pas un pur objet passif, mais une autre conscience de soi. Celle-ci ne se laissera pas faire, il y aura lutte. Or, ce stade d'avant la lutte des consciences de soi, où la conscience n'a affaire qu'à son désir, et à son objet de désir, Hegel le situe sur le plan de la dévoration. C'est le moment où la conscience de soi n'a pas encore pris véritablement conscience de soi. Elle est encore conscience d'objet, parce que son désir en est au stade de la pure négativité. Elle pense pouvoir s'approprier l'autre comme on mange une pomme. En termes lacaniens, c'est le moment où le grand Autre n'a pas encore été barré, ou castré, et dont le reste cherra, comme la bobine du mioche à Freud, en objet a (ou @, dans mon vocabulaire cybernétique). Sauf qu'à ce compte-là, c'est le moutard qui se voit dévoré par l'Autre, en l'occurence, la mère.
M.B.K : Le problème est que Hegel n'a même pas compris l'inconscient. Le rapport de dévoration à autrui reste actuel, d'autant plus que...
R.B : C'est pas dépassable dialectiquement, pour toi ?
M.B.K : Non, parce que rien n'est dépassable dialectiquement, parce que rien n'est dépassé dialectiquement, chez Hegel lui-même. Il n'y a pas d'un côté le maître, et l'esclave de l'autre, parce que c'est précisément une dialectique. Il s'agirait aussi de s'en souvenir. Il n'y a pas de dépassement.
R.B : La dévoration serait donc l'essence du rapport à autrui ? N'est-ce pas là quelque chose de l'ordre du fusionnel ? Alors que tu sembles admettre, à la façon chinoise de Badiou, que l'Un n'est pas. Ou bien ?
M.B.K : Ce que j'amène, c'est que c'est autour de l'affect qu'une saisie ontologique de l'événement est possible. Dans le réel (présentation), il n'y a pas d'"événement", de fusion entre les deux verres. Dans la représentation, je me transapproprie les deux verres en disant "verre", mais ce n'est qu'un mot. L'événement, c'est la non-fusion des deux verres qui entrent en collision et cassent. Quand ça casse, j'ai une émotion forte, comme quand je vois les images du World Trade Center. Donc je déploie une analyse de l'événement de la jouissance, pour aboutir à la jouissance ontologique de l'événement.
R.B : Dernière question : l'ironie. Tu la définis dans Théorie du trickster comme feinte de la feinte. Dans l'exemple, autobiographique et amusant, que tu en donnes, il est frappant de voir que l'ironie est ce qui permet de détendre l'atmosphère, et, en un sens, de faire lien, selon un mode de non-rapport, de disjonction, de porte-à-faux. Un malentendu qui se sait l'être. Une reconnaissance de la singularité sur un mode en apparence négatif. L'ironie comme rejet de la négativité dans l'apparence, pour sauver celle-ci sans l'imposer comme mensonge. Une guerre à mort contre la transparence, en somme ?
M.B.K : Je savais que mon concept d'ironie intéresserait les gens d'Ironie. C'est en abyme, parce que non, l'anecdote rapportée n'est pas autobiographique. Il n'y a plus rien d'autobiographique dans ce que j'écris depuis deux ans. Seulement des fictions vraies, comme on dit ... "la vérité a structure de fiction". Et bizarrement, aujourd'hui, c'est en racontant des "faits" qu'on ment, et en construisant –Trickster– des situations fictives qu'on touche à une vérité. Le Trickster, c'est celui qui se joue de la représentation pour que quelque chose arrive. C'est un ironiste supérieur, qui ensorcelle le langage des situations pour que (de) l'événement arrive.

 Le trickster, figure inattendue de l'ironie ?

« Feindre feindre peut au final connoter une signification, et ne serait-ce pas là la définition la plus exacte jamais donnée de l'ironie ? Pour l'ontologie, je veux dire celle du sujet, ou de l'objet, ou de la chose, ici tout ça est la même chose, l'être-feinte est un fait donné, compris dans la donation du singulier. La feinte de la feinte, l'ironie, n'acquiert son sens qu'au-delà de l'onto-logique, au sens de la logique de l'être-donné de chaque chose, notamment le sujet. La feinte de la feinte, principe de l'ironie, n'a lieu qu'au-delà, dans l'incorporel qu'est absolument le langage, pour continuer stoïcien. Mais dans l'ordre des corps, il n'y a que l'être-feinte, et néant du fait de la feinte de la feinte. Dans l'incorporel de la langue, et seulement là, l'épiphanie d'un possible se produit, celui de l'ironie, feindre de feindre. » Mehdi Belhaj Kacem – Théorie du trickster (2002)

 Droit de réponse à Franck Laroze

Paris, le 2 décembre 2002

   Cher Monsieur,

   Je viens de découvrir la citation quelque peu diffamatoire de MBK à mon encontre dans le N° 80 de votre webrevue ironie.free.fr . Je vous prie donc d'avoir l'obligeance de publier le droit de réponse suivant comme cela se fait d'habitude.

   Que MBK rapproche les destinées de Tiqqun & EvidenZ n'engage que lui. À moins de vouloir opérer des raccourcis fumeux, les problématiques surgies au sein de ces revues n'ont pas grand chose en commun, et je laisse à vos lecteurs le soin d'évaluer la finesse des rapprochements entre le 11 septembre & le 21 avril... D'autre part, MBK, qui a le verbe haut mais la mémoire courte, cite un de mes propos en le déformant et en évitant bien de rentrer dans les détails de l'histoire de la revue EvidenZ qu'il a quittée de son propre gré après avoir été incapable de s'en occuper et, par son comportement ou celui de ses "amis", avoir incité Chloé Delaume (et d'autres) à s'en éloigner, écœurée par trop d'incohérences adolescentes répétées & systématiquement entravée dans ses tentatives d'accueil à la novation littéraire par une fraction d'individus dont la culture poétique s'arrête à A. Artaud et dont l'esprit critique ne survit que sous perfusion kacemienne.

   MBK nous a déjà qualifiés, Philippe Boisnard & moi-même, dans son ouvrage La chute de la démocratie médiatico parlementaire, de "contre révolutionnaires" : il ne faut pas avoir peur du ridicule pour employer, de nos jours, de tels propos et se croire ou se vouloir soi-même "révolutionnaire", adoptant ainsi une posture éculée, messianique, qui n'est – comme on le sait maintenant – que l'expression figée & hautement confortable du ressentiment . On se croirait revenus aux délires "soixante-huitards" qu'il fut le premier à fustiger... MBK ferait mieux, auparavant, d'examiner son cas de "révolutionnaire de salon" (la plupart du temps celui des autres qui le recueillent, l'hébergent, etc. : ces critiques ayant été écrites sur mon ordinateur, dans mon dos, alors que je venais justement de l'héberger. Vous évaluerez l'élégance "philosophique" du procédé...). Déjà dans cet ouvrage, il insinuait que j'étais trop compromis avec "les" ministères (je ne connais que celui de la culture, comme tout responsable de structure théâtrale), et cela alors même que j'ai bien dù gérer et administrer cette revue sans aucune aide de sa part, m'occuper de toutes les démarches nécessaires à l'obtention des subventions indispensables à EvidenZ tombée en déshérence grâce à son action hautement improductive, revue par ailleurs que mon éditeur d'alors (Sens & Tonka) avait accepté de reprendre à mon instigation, et que je venais d'accomplir pour lui de pesantes démarches administratives auprès de "l'institution".... No comment. Je ne parle qu'à partir du réel, lui de ses fantasmes paranoïdes...

   Quant à notre "discussion de 5 heures" dans laquelle je lui aurais dit que nous aurions des "problèmes avec la préfecture" et qui serait représentative d'une entrave "légaliste" de ma part vis à vis de son écriture, cela est proprement aberrant & frise la diffamation. D'une part, MBK a toujours écrit ce qu'il voulait et je ne suis jamais intervenu en rien pour modérer ses propos. Qui me connaït ou lit mes textes en rira : non seulement j'ai toujours eu un goût bien connu pour la polémique, mais MBK a plutôt eu à se féliciter du soutien concret que j'ai pu apporter à son travail sans l'obliger en quoi que ce soit (je préfère ici taire ce que bon nombre savent...). D'autre part, à l'issue du 21 avril et du "constat" que MBK en a fait dans La chute (simpliste, amalgame de truismes affligeants, il y a longtemps que nous savons pourquoi & comment la France est lepéniste, et comment tout le monde a été manipulé sur la question sécuritaire lors des élections), celui-ci a essayé de faire publier son texte dans Libération. Or chacun sait le format restreint de cette rubrique qui ne pouvait accueillir les 17 pages qui composaient alors le texte de MBK qui a vu dans le refus de Libération un "complot politique"... Ne restait donc qu'à faire publier son (non) texte ailleurs, ce qui fut fait, et curieusement pas chez ses éditeurs habituels. Entre-temps, MBK avait convoqué au café certains de ses intimes, mais pas ceux d'EvidenZ qui auraient pu lui répondre. Après maints godets éclusés, il fut décidé de la création du fantomatique "Parti Evénementialiste" dont je fus informé le lendemain et dans lequel je devais "m'engager" sans même échanger ou discuter. La chose me paraissait relever davantage du gag et aurait pu m'amuser. Mais MBK, qui méprise les indispensables contraintes minimales nécessaires au fonctionnement d'une association (ce qu'est EvidenZ et ce qui lui permet de "vivre", d'avoir une existence reconnue) tout en profitant de ses bienfaits, voulait, noyé dans ses bouffées messianiques, et sur un mode peu démocratique qui ressemblant furieusement au "si tu n'es pas pour, tu es contre" fasciste ou stalinien, mettre EvidenZ au service du "PE" (qui ne compte que 5 membres à ce jour : n'est pas Debord qui veut...), et en faire l'organe de presse d'un parti politique, dissolvant l'association culturelle dans ce nouveau "parti politique". Je lui ai alors expliqué calmement, comme à un enfant qui a des problèmes de lien au réel, que cela n'était pas possible et que les modes de déclaration d'une association culturelle différaient de ceux d'un parti politique ! Et que surtout, il importait peut-être de consulter TOUS les membres d'EvidenZ sans les embrigader de force. Monsieur s'est vexé, et suite à une lettre interne à EvidenZ de Philippe Boisnard où ce dernier essayait de débattre démocratiquement encore avec MBK, celui-ci a préféré esquiver le débat et profiter de sa notoriété (dont il a toujours pris grand soin en Loana sourcilleuse) pour publier au dernier moment une réponse publique accusatoire, sans même avoir l'élégance d'en informer quiconque ou de citer la lettre en question, ce qui en rendait la compréhension quasi nulle. Or s'auto-proclamer philosophe (et de surcroît "génial") est une chose, mais on en attend davantage quand la contradiction est apportée par un philosophe de formation tout aussi talentueux : l'évitement, voire la "tricherie", tricksterien(ne) a ici bon dos... "MBK parle, taisez-vous tas de minables" n'est peut-être pas le seul credo d'EvidenZ.

   Suite à quoi, MBK a disparu, emmenant avec lui quelques spécialistes invétérés de l'auto-destruction. Il n'y a donc pas eu explosion d'EvidenZ, mais fuite de MBK devant le réel, ce qui est assez différent. Outre un "EvidenZ c'est moi" franchement autocrate (quand on sait le nombre de personnes que cela draine ou qui y participent, ainsi que l'implication réelle de MBK...), et décréter que EvidenZ est "liquidé" ou "mort" parce qu'il en est parti devant l'insuccès de sa posture, il y a là une perception pour le moins curieuse de l'objectivité et du rapport à autrui. Je croyais que le temps des gourous était passé et que le maoïsme avait long feu, mais MBK, par ses dires et ses actes, semble en éprouver une grande nostalgie refoulée. En ce qui concerne l'avenir EvidenZ, l'avenir dira si sa vitalité a été amoindrie par la retraite de MBK...

   Enfin, suite à la parution de La chute de la démocratie, et aux attaques personnelles et pitoyables dont nous y étions l'objet, Philippe Boisnard & moi même, navrés de tant d'inconséquence, avions préféré nous taire pour ne pas ajouter au silence consterné que suscita l'ouvrage par une accumulation d'autres faits désobligeants pour MBK. Que MBK persiste, par des attaques à personnes, à dénigrer ceux qui l'épaulèrent (auteurs, amis, éditeurs, etc. : je fais ici référence à d'autres "coups de griffe" ou "revirements" qui font sourire tout Paris...) dénote une personnalité "touchante", et je ne saurai trop lui conseiller de laisser reposer Badiou pour revenir à Lacan et régler son "rapport au père"... Grandir est aussi une forme d'écriture de soi, de changement de "représentation" : "d'événement" en somme.

   Vous remerciant de ce droit de réponse et restant à votre disposition ;

   cordialement

Franck Laroze
Président d'EvidenZ


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