IRONIE - Électron libre 1 (décembre 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
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 Sacré Master ! Putain de Barnum !

   Ne dites plus crénom ! dites crémaster ! Ou plutôt : ne répétez ni l'un ni l'autre. Si vous tenez à jurer contre l'art divinisé par le marché, crachez : putain de Barnum ! Pétard de Barney !
   Pétard mouillé, étouffé dans la vaseline de la plus grande arnaque anale contemporaine organisée à l'échelle mondiale par la Mafiart.
   S'attaquer à Matthew Barney, et à son Cremaster Cycle présenté actuellement au Musée d'art moderne de la Ville de Paris par Suzanne Pagé, reçu par la presse spécialisée avec tous les honneurs, c'est faire front contre toutes les institutions qui exhibent depuis sept ans les étapes de ce grand œuvre : la Fondation Cartier, de Paris, la Tate Gallery, de Londres, le Musée Boijmans Van Beuningen, de Rotterdam, le Capc, de Bordeaux, le San Francisco Museum of Modern Art, de San Francisco, le Portikus, de Francfort, la Barbara Gladstone Gallery, de New York, le Museum für Gegenwartskunst, de Bâle, le Regen Projects, de Los Angeles, la Fundacio La Caixa, de Barcelone, le Walker Art Center, de Minneapolis, le Wiener Staatsoper, de Vienne, le Musée Ludwig, de Cologne, le Solomon R. Guggenheim Museum, de New York. Il faut être fou pour se dresser contre un tel gang. Je ne devrais pas signer mon missile. Si je prétend écrire sur ce "travail" mondialement reconnu comme génial, je devrais me contenter de m'incliner bien bas, en paraphrasant le dossier de presse remis à tous les critiques pour leur faciliter la copie. Mais soyons fou. Fou du Roi, fou de l'Art Roi, compissons la couronne. Et s'il m'arrive quelque chose... je préviens d'avance les porte-flingues, je ne suis pas seul, je crie : à moi, les acharnistes ! et vous verrez qu'il existe encore des athées.
   Entrons dans le Crematorium capitonné de l'Arc parisien. Passé une première accumulation de jambes en plexi, qui signifie comment Barney va nous faire marcher, nous sommes accueillis en haut de l'escalier par une série de portraits sertis de cadres en... vaseline solidifiée. Vous avez déjà vu de la vaseline solidifiée ? Non. C'est bien pourquoi le cartel informe le visiteur sur cet aspect de la chose accrochée au mur (matière qui va déferler, solide ou liquide, dans les salles suivantes).
   Ouvrons la Bible (le hors-série de Beaux Arts) : l'artiste explique qu'il a " commencé à utiliser la vaseline afin de lubrifier les surfaces ou, métaphoriquement, les relations entre les objets et les idées. " Ah ah... Mais c'est que ce Barney est un drôle de farceur, un plaisantin de première ! Et personne ne rit. Les visiteurs ingurgitent les explications " hénaurmes " sans le moindre hoquet. Au secours, Rabelais. Hélas, Barney est un comique qui s'ignore. Quelle tristesse. On ne peut rire que contre lui. Pas avec lui (comme un Bill Wegman ou un Nanni Moretti, entr'autres, excellents à nous y amener).
   D'emblée vous êtes assommés par un blabla scientifique sur le titre de l'œuvre. Le muscle de Cremaster (on aimerait en savoir plus sur cet explorateur scientifique qui a donné son nom à sa découverte) est le muscle qui actionne le mouvement (ascendant, descendant) des couilles à l'intérieur de la bourse. Chapeau ! Il fallait y penser. L'œuvre se compose de cinq parties numérotées : Cremaster 1, Cremaster 2, etc... Nancy Spector (exégète officielle du maître), explique, sans rire : " Cremaster 1 réfère à l'ascension des testicules, Cremaster 5 renvoie à leur descente, et Cremaster 3, chapitre central et récapitulation de ces deux moments, en serait l'état d'équilibre. "
   Dans les salles encombrées d'objets sculpturaux, que personne ne regarde tellement ils sont moches et compliqués, des écrans, placés très haut, captent l'attention des visiteurs, qui se repaissent du spectacle des cinq films, dans un silence empesé. Ambiance de crématorium. Silence funèbre d'amis, de compagnons du défunt qui flambe sous vos yeux endeuillés. Certains, appuyés contre les murs, serrent les poings en souvenir de la beauté perdue de l'art, et s'apprêtent à aller quêter leur bonheur plus loin ; d'autres, affalés sur le sol, les cervicales tordues vers le plafond, ne s'aperçoivent pas que le mort c'est eux, qu'ils sont le cadavre en train de se consumer dans ce four.
   Si vous avez le malheur de parler (par hasard, je rencontrai dans la salle des ruches, mon ami Gabriel Soucheyre et nous déambulâmes en échangeant force nouvelles), les morts-vivants transits vous prient de ne pas troubler le silence religieux dans lequel ils consomment cette messe noire. Quel contre-sens ! Au contraire, il faut parler, manger même, boire si possible, et surtout zapper, ne pas s'installer, s'avachir, se recueillir, se prosterner. On est a la télé, diantre, dans un énorme cirque d'art post-télévisuel. Et quand on regarde la télé, à la maison, qu'est-ce qu'on fait ? On parle, on commente, on éructe, on ne cesse d'exprimer ses pensées en direct. Même quand c'est un film ? Même. D'ailleurs dans les salles de cinéma, les gens maintenant parlent sans se gêner. Comme à la maison. Alors pourquoi pas au Musée ? Surtout si, comme ici, tout est fait pour simuler un gigantesque tube branché sur une multitude de chaînes (avec parodie de Pay-TV dans la salle réservée pour dix spectateurs seulement). L'erreur grave, mais on vous y pousse aussi, est de rester baba devant un seul programme, de chercher à tout voir, au lieu de circuler, de happer des bribes, de partir en riant.

   La télé est la clé de l'œuvre de Barney (comme de 90% de ce qui se fait aujourd'hui, sublime ou exécrable). Personne ne le dit. Je vous l'apprends. Cela devrait me plaire (et cela me fascine certes un instant). Sauf qu'il s'est trompé de serrure, cet âne. La télévision c'est l'anarchie du sens, un labyrinthe sans limite. Cremaster pose une hiérarchie, une tour vertigineuse, un labyrinthe assassiné, de sens à découvrir (ici tout a un sens mais vous ne le trouverez pas, même en lisant ma Bible). Il nous exclut en nous défiant de comprendre quoi que ce soit à son entassement de spectacles concurrents, régi par la figure appauvrie du montage alterné. Il pulvérise la zappette en fléchant le parcours. J'enrage de voir gâché par le maniérisme, le pompiérisme, le citationnisme, la bien pensance psychanalytique l'a-sexualité systématique et une absence totale d'humour, un dispositif post-cathodique aussi monumental, aussi bien financé et pour tout dire ficelé. Manque d'humour, oui, lourdeur pharaonique (si modernement américaine), réseau signifiant pesant (américain encore). Au lieu de se contenter d'un clin d'œil (qui est l'arme de la légèreté créatrice, comme Richard Skryzak ingénieusement le pointe dans le premier numéro des Acharnistes), il en produit à la chaîne : il tétanise le regard. Le tic règne, adieu l'éthique. En cumulant à la fois les références à Joyce (l'irlandais), à Cocteau (le poète des enfers), à Wostell (le bétonneur), à César (l'emboutisseur de voitures), à Mozart (le franc-maçon), à Busby Berbeley, à Jean-Paul Goude, à Lenni Riefensthal, j'en passe et des meilleurs, il s'instaure en banquier mondial du syncrétisme actuel.
   La bulle spéculative explosera un jour, en attendant, elle continue de gonfler. Même Jean-Michel Frodon, le critique de cinéma du Monde, à qui ce fatras ne peut que déplaire foncièrement, se sent obligé d'écrire, porté par la vague déferlante des rumeurs de génialité à ne pas manquer, que les cinq films de Barney sont des grandes œuvres même si elles ne relèvent pas de l'art cinématographique. Mais duquel alors ? De l'art de l'esbrouffe ? Le coup de génie est d'exposer ensemble des sculptures que personne ne regarderaient si elles n'étaient pas accompagnées de films et des films que personne ne supporteraient s'ils n'étaient pas signés par un sculpteur et un
athlète. C'est curieux comme tous les articles mentionnent deux choses : les couilles du titre et les titres olympiques de l'artiste. C'est comme quand on parle du facteur Cheval, du douanier Rousseau ou du cordonnier Chaissac. Façon de dire qu'il y a de l'art naïf dans une telle démarche ? Ce serait trop beau et pourtant démontrable, et faussement valorisateur. Façon plutôt de dégager sa responsabilité de critique en signalant que l'artiste émarge à la célébrité par des exploits d'un autre ordre, a réussi à faire quelque chose qui le dépasse (et vous dépasse). Je ne dégagerai pas la mienne. Je proclame Barney champion du monde de l'art côté en bourse. Vous préférez
les pas de côté ? Moi aussi. Formons vite une coterie.

Jean-Paul Fargier – 2002

 Picabia

Picabia (1919) : « J'ai horreur de la peinture de Cézanne, elle m'embête. »

Dans un texte intitulé « Francis Picabia » (Les pas perdus), Breton écrit que Cézanne « a un cerveau de fruitier ».

Cézanne : « La couleur est le lieu où notre cerveau et l'univers se rencontrent, c'est pourquoi elle apparaît toute dramatique au vrai peintre. »

Toujours dans Les pas perdus, on trouve cette autre réflexion sur Cézanne : « Cet homme, de qui le monde entier s'occupe, s'est peut-être complètement
trompé. » Et ailleurs, Breton note qu'il a toujours jugé « l'attitude humaine et l'ambition artistique » de ce peintre « imbéciles ».

Picabia (1920) : « Tous les gens qui ont du goût sont pourris. »

Cézanne : « Le goût est le meilleur juge. Il est rare. »

Lautréamont : « Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultra de l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l'équilibre de toutes les facultés » (Poésies I).

On a tendance à oublier à la suite de quoi intervient cette « fusée » d'Isidore Ducasse. Rappel, donc : « Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort (...) ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux (...) les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, – devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement. » Paragraphe suivant : « Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piège de ténèbres construit avec un art grossier par l'égoïsme et l'amour-propre. »
Puis (à la ligne) : « Le goût est la qualité fondamentale... »

Picabia voulait être, paraît-il, « un artiste en tous genres ».
Seulement voilà, comme l'a un jour rappelé quelqu'un, en art, les intentions ne suffisent pas.

Picasso disait d'ailleurs de Picabia qu'il était « de ceux qui en font toujours trop faute de savoir en faire assez ».

Le « singulier idéal » Picabia pouvait écrire à un moment : « Picasso est le seul peintre que j'aime ». Le singulier pluriel Picasso n'a jamais pu dire : « Picabia est le seul peintre que j'aime ».

Quand l'un affirme à la fin de sa vie de peintre : « Ma vie est passée, je cherche et n'ai pas trouvé » (Picabia, 1951), on se souvient de cette phrase : « Je ne cherche pas, je trouve ».

Néo-dadaïsme
«  Le néo-dadaïsme est le dadaïsme d'Etat qui ne tire un petit effet de choc qu'en se produisant dans les palais nationaux » (Guy Debord, Son art et son temps, 1994).

« Picabia se retrouve aujourd'hui le super-héros/anti-héros d'une avant-garde artistique fascinée. Les Monstres et les Nus ont été revus à la faveur d'une actualité artistique allant du pop et néo-dadaïsme à l'art le plus contemporain » (Suzanne Pagé, 2002). Dans cette optique, Daniel Birnbaum, dans l'un des articles du catalogue, évoque Matthew Barney !

Picabia - Gertrude Stein
Francis Picabia - Le portrait de Gertrude Stein - 1933

Délibérément maladroites
Suzanne Pagé voit beaucoup d'ironie dans l'œuvre de Picabia : « l'ironie comme parade », « distance encore et ironie déjà », « symbolisme sexuel clairement ironique », « une auto-ironie très présente », « cruellement ironique », « pieds de nez délicieusement ironiques ». Que disent les autres commissaires de cette exposition, Peter Fischli et David Weiss ? » Picabia nous a ouvert les portes de l'ironie », « on réalise combien, malgré cette ironie, il était sincère ». Laissons le mot de la fin à Mike Kelley : « Nombre de ces œuvres sont visiblement ironiques ou délibérément maladroites ».

Véritablement ironiques
John Armleder : « Une des choses que j'adore chez Picabia, c'est sa capacité à faire tout et son contraire ».
Herbert Brandl : « Devant ces peintures, nous sommes tentés de dire que c'est kitsch, qu'on ne peut pas faire cela... Mais Picabia, lui, se promène là-dedans, sans états d'âme ».
Erik Dietman : « Je trouve que Picabia n'a jamais changé de style, jamais, et c'est ça qui est formidable. C'est toujours du Picabia. C'est un artiste tellement homogène, tellement logique ».

Dans Le Monde daté du 17-18 novembre 2002, Philippe Dagen écrit : « Picabia est une figure majeure de l'art actuel. ». Le journaliste en donne la preuve à travers de nombreux exemples. « L'exposition « Cher peintre », qui s'est tenue au Centre Pompidou l'été dernier, en témoignait : pas de peinture aujourd'hui sans une pensée pour le cher Francis. » Soit. Mais la question ne serait-elle pas plutôt de se demander s'il faut s'en féliciter ou pas ?


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