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Défilé de féeriesJe regarde briller ce qui brille. |
Blévy,
1er janvier 1997
« De la fenêtre du bureau la vue s'étend
jusqu'à la rivière et la ligne des peupliers qui ferment l'horizon.
Depuis des années et des années et plus encore, chaque matin,
à l'aube, cette campagne d'Eure-et-Loir s'ouvre comme de l'intérieur
sur l'horizon sans fin, la prairie proche, les champs du ciel... Des nuages
parfois passent sur la page blanche où déjà une voix
se fait entendre et qui ne consiste qu'à être là, immobile
derrière cette table comme une fenêtre sur la terre... J'imagine...
Non, je n'imagine rien. Chaque matin à cette table, à l'aube,
rien d'autre... le temps de prendre mon stylo et de traverser la page...
le charme du jardin, les magnolias, le parc, l'allée et la perspective
entre les grands chênes, la prairie. Au fond le ruban de la rivière,
une barre d'argent, les peupliers. Chaque matin tout s'ouvre à nouveau
devant moi sur la voie droite. »
« Le
bruissement des arbres. Le ciel maintenant doré. Les premières
couleurs. Je les emporte avec moi. Ici et là... la même transparence,
le même accueil matinal. Ici comme à Florence, à Rome,
à Taormina ou sur la mer Egée. Tout pareil. Le même entretien
et cette percée de la lumière grise, rose ou bleue qui s'impose
progressivement. À Dublin, Buck Mullingan, dans l'air suave du matin,
psalmodiant « Introïbo ad altare Dei ».
Ca commence comme ça, les dieux ne sont pas loin, quelque chose est
attendu. Bénie soit la clarté qui bénit.
Ici chaque matin trace la perspective, et les ombres peu à
peu, elle conduit aussi loin que mon cur peut le désirer. Et
encore bien plus loin, jusqu'au détroit, jusqu'à la passe où
des voix se font entendre d'un charme inouï et qu'il faut écouter
sans les suivre. Chaque matin aux premières heures, comme au premier
jour de l'année, quelque chose est attendu, une certitude qu'il faut
risquer. Ils le savent si bien qu'ils en rient. C'est comme un rire léger
qui froisse la surface de l'eau et argente le feuillage des oliviers. Chaque
seconde immobile, chaque minute suspendue dans l'instant, construite suspendue
en elle-même et déjà conduite, précipitée
dans le jour qui vient. Appuyé sur cette pesanteur, chaque matin la
feuille blanche est comme une roue ouverte à toutes les révélations,
chaque éclat sur le mur, sur la prairie, les premières notes
d'une partition. Immobile et conduit je trouve, je retrouve la vision assurée,
la mémoire et l'oubli ouverts aux deux bouts... et le cheminement
sur la terre.
La reliure des livres brille dans la pénombre, le
jour à la fenêtre le dispute à la clarté des lampes.
Le soleil passe de l'autre côté. »
Blévy,
19 octobre 1997
« Le
ciel est couvert. Derrière les fenêtres de la bibliothèque
: les peupliers dans l'air humide et frais. Une pluie fine et transparente,
un léger brouillard, attendrit et avive les couleurs, le toit des
granges, les grands peupliers verts et gris qui bouclent l'horizon dans le
bruissement froissé des feuilles.
Sur mon bureau, venue je ne sais d'où, une carte
postale : Poussin, Saint Jean à Patmos. L'horizon s'ouvre de
l'intérieur. L'apôtre est assis au premier plan, seule figure
humaine, la tête auréolée d'or. Deux feuilles blanches
sont posées près de lui. Il écrit dos à dos avec
l'aigle... et l'échelle du monde : proximité des ruines, une
colonne brisée, un socle cruciforme, vide. Ouverture du panorama :
au loin la ville, ses monuments, un obélisque, les temples, un bras
de mer encerclé aux pieds des collines qui dessinent l'horizon...
Plus loin, la clarté du soleil levant, " le palais fastueux que
les dieux ont bâtis ». »
Blévy,
4 octobre 1980
« Je
pourrais passer des heures, des jours entiers à noter le lent déplacement
de la lumière sur le mur du jardin. Je peux être attaché
à cette chaleur qui passe sur le mur du jardin comme à la vie
même. Toute ma vie est là dans la sensualité diffuse
de la lumière et des couleurs qu'elle brûle. Toute ma vie, ce
très peu de vie des pierres de la muraille qui brûlent en fin
d'après-midi d'un feu roux et blond toujours prêt à s'éteindre.
Ai-je jamais vécu autre chose que cet éclat de la lumière
qui dans la chute du jour pénètre l'âme comme un parfum
? En fin d'après-midi chaque plante, chaque chose, semble s'ouvrir
à un volume que la douceur de la lumière enveloppe d'une chaude
confiance. Lentement passe et décline ce que nous connaissons, la
vigne, le laurier, le toit d'ardoises bleues du clocher voisin ; l'air se
fige et il semble presque, alors, qu'on puisse tenir la journée dans
son ultime présence. Mais les ombres pâlissent, rosissent, toute
la maison s'éclaire du couchant dont les rayons touchent maintenant
le pied de la cheminée du petit salon du rez-de-chaussée. L'humidité
de la rivière proche se fait sentir, le vent commence à se
lever, et même le chant des oiseaux se rouille dans le bruissement
des feuilles. Le jour passe. Il est passé. Je le sais, je l'ai suivi.
Je l'ai suivi comme j'aime suivre un livre, un écrit, sans autre volonté,
sans autre désir que d'être là, d'être présent
à celui-là. Je passe ainsi très facilement de la page
à la lumière du jour sur le gravier du jardin, sur le treillis
de bambou où les roses commencent à sécher. Il en est
de certains livres comme de ces longues journées d'automne, on voudrait
ne jamais s'en séparer, parce que sans plus, page après page,
ils nous font l'amitié, étant simplement dans ce qu'ils sont,
d'être là. »
Blévy,
6 janvier 1996
« De
la fenêtre de mon bureau, la vue s'étend jusqu'à l'horizon
et la ligne des peupliers qui ferment l'horizon. Sur la prairie, le soleil
encore très bas étend de grandes ombres. Bientôt il aura
contourné les granges pour frapper la façade de la maison.
Silence. Le sommeil s'attarde. Fraîcheur. Très loin le bruissement
des feuilles, l'écluse du moulin. Une lumière rasante grise
et bleue couvre encore la rosée du matin. Ça et là quelques
traits lumineux et dorés partagent le parc et les jardins.
Au fond de mon bureau, près du lit de camp, où
je dors le plus souvent, une lampe encore allumée, elle éclaire
comme une fleur jaune dans le demi-jour... quelques reflets sur les meubles,
sur le plancher... La maison est encore assoupie sur la nuit passée
et sur l'heure qui vient. Quotidiennement ce même univers se découvre
avec la même certitude. Tout est déjà là dans
la nouveauté du jour naissant et dans sa clarté. Il suffit
d'attendre ou d'arriver et le monde vient à nous.
Sur la table de travail, bien rangés, quelques crayons
qui ne me servent pas, un encrier, le stylo Waterman bagué d'or qui
appartenait à mon père. On peut encore lire sur la cartouche
ce que je suppose être la date de mise en vente ou de fabrication :
23. I. 1903. À ma droite, une rame de papier et devant moi, un manuscrit,
Le Détroit de Messine : « Je revêts mes armes
glorieuses, je prends en mains deux longues piques et je vais me porter au
gaillard d'avant. » »
Blévy,
avril 1996
« Soleil
printanier. Sur la route, les champs de colza, carrés lumineux dans
l'herbe verte qui pousse jusqu'à l'horizon. La maison hors du temps,
toujours la même. Le verger en fleurs – jardin, entre ses murs,
un tapis de primevères. La nuit fraîche et étoilée
ouverte partout. Silence. Bruissement argenté des feuilles. La rivière
un peu plus loin.
Bataille : « Le tapis de jeu est cette nuit
étoilée où je tombe, jeté comme le dé
sur un champ de possibles éphémères. » »
Blévy,
1er janvier 1998
« Ici.
Aujourd'hui... Traversée de la lecture, distance, vision, visée
sur la campagne du Thymerais.
À portée de main, l'horizon clair et transparent.
Proximité, passion, volupté de la distance au seuil de cette
nouvelle année. Instantanéité, bonne fortune, félicité,
le temps ouvert, découvert dans le présent, l'illumination,
le toujours déjà là du temps. »
Blévy,
3 juillet 1980
« Je
ne peux m'empêcher de noter ici l'émerveillement qu'est pour
moi cette maison simplement liée au passage des saisons, à
la régularité et à la constance des années. Dès
la première journée je me retrouve attentif aux arbres, dont
les fruits très bientôt tireront les branches vers le sol ;
aux herbes, aux fleurs qui envahissent la cour... Je m'attarde à la
forme des nuages, aux éclats de soleil perçant brusquement
derrière l'étouffante masse de glycines mauves qui parfume
le perron. Je passe une partie de la journée à m'installer.
Je dégage les fenêtres de la bibliothèque et celle du
petit salon du premier étage de la glycine qui les envahit. Lorsque
le soir arrive je me suis fatigué à ces travaux d'aménagement
et je n'ai pas, si peu que ce soit, travaillé pour moi... un peu peut-être
sans doute dans cette façon que j'ai de reconnaître les lieux.
Après six heures le jour commence à s'éteindre et comme
les nuits sont fraîches j'allume un feu dans la cheminée de
la bibliothèque ; le bois est encore un peu vert, il brûle difficilement
pendant que j'écris ces lignes. »
Blévy,
23 décembre 1980
« Il
est rare, à l'exception des périodes de très grand froid
où les cheminées servent de chauffage d'appoint, il est rare
que la maison vive et s'éclaire ainsi de tous ses foyers. La clarté
des lampes se mêle au rougeoiement de l'âtre qui tremble dans
la pénombre sur la reliure des livres, sur le bras d'un fauteuil...
Dans la chambre toutes lampes éteintes et jusque
très avant dans la nuit, les flammes déchirent, des lambris
au plafond, de grandes fresques lumineuses et vives. Je passe de longues
heures dans le monde de demi-sommeil et de clarté qui garde la maison.
Au matin de ma quarante-septième année, cette sensation m'entraîne
près de trente-cinq ans en arrière dans cette campagne du Chablis
où l'enfant fermé et borné que j'étais se confortait
passionnément, dans les champs et dans les bois, d'une secrète
et bienheureuse expérience d'isolement et de solitude. Je n'ai rien
perdu de ce monde de solitude, de cette expérience vraie, parce que
sans mesure, du monde, des êtres et des choses, de ce sentiment plein
et vide, du plein et du vide exaltant de l'expérience, tel qu'il évoque
le chant, le poème et la voix. Tout ce que j'ai pu noter dans ces
journaux de la maison et de la campagne où je me retrouve, non pas
plus heureux mais plus clair avec moi-même, ne tient qu'à l'évocation
de cette solitude accordée. D'un rien de silence, d'un trou, d'une
brèche dans la suite des heures, d'un rayon de soleil coupant le toujours
divergeant décor, naît, comme au détour, ce rien mélodieux
qui entraîne la pensée. »
Paris,
27 août 1981
« Arrivé
très en avance place Saint-Sulpice, où j'ai rendez-vous avec
P. j'attendrai un peu plus d'une demi-heure sur les marches de l'église.
Cette place reste, malgré ses récentes transformations, une
des plus belles de Paris. Son charme noble (aucun lieu à Paris n'a
la majesté des grands espaces urbains de Rome) tient bien entendu
d'abord à la façade de l'église Saint-Sulpice ; au grand
dégagement de son quadrilatère sur les rues Saint-Sulpice et
Bonaparte, et à la fontaine qui renvoie dos à dos Bossuet,
Fénelon, Massillon et Fléchier.
Les maigres marronniers enlèvent aujourd'hui au
lieu le caractère provincial qu'il a longtemps gardé au cur
d'un des quartiers les plus « remuants »
de la rive gauche ; mais la fontaine surélevée, et la
place, ainsi dégagée, restituent l'architecture de l'église
(très récemment restaurée) dans sa masse et révèlent,
en plein soleil, les qualités d'un style de référence
néo-classique, palladien, rarement aussi réussi en France.
La façade de l'église n'a pas moins été
remaniée que la grande colonnade du Louvre pour laquelle je n'ai guère
de goût... Je ne peux m'empêcher de penser à ce qu'eût
été le Louvre si Bernini avait mené à bien son
projet. Mais n'en va-t-il pas de même du projet de décoration
de la grande galerie par Poussin ?
Paradoxalement et, quoique ne comptant pas moins de six
architectes successifs, l'église Saint-Sulpice (dirais-je jusqu'à
l'inachèvement de la tour sud) me paraît plus heureuse dans
son « unité
" que la proportion allongée de la grande colonnade ou le "
resserrement " dressé de la chapelle du château de Versailles
; la superposition des doriques et ioniques, s'impose clairement dans la
monumentalité des colonnes, grâce aux belles mesures de la loggia
qui semble haussée à sa taille par l'ensemble de la construction,
et d'abord par l'escalier découvert au flanc de la nef.
Paris est encore aux deux tiers vide de ses habitants et
les quartiers quasi déserts. Sur la place, dans la lumière
dorée au déclin du soleil, quelques enfants se poursuivent
en riant, d'éclat en éclat, autour de l'eau perlée dont
la chute continue paraît étouffer, éponger tout autre
bruit. Je pense un moment aller revoir les fresques de Delacroix. Elles s'éclairent
de l'emportement du dessin et de la couleur, comme aucune uvre du peintre
; et semblent exclure toute autre présence dans l'espace étroit
de la chapelle des Saints Anges... Je resterai finalement assis sur un banc
le dos tourné à l'ancien séminaire dans la contemplation
un peu distraite des déplacements de l'ombre et de la lumière
sur le lourd bâtiment (personne ne paraît se demander ce qu'il
fait là, monumental, inutile), sa présence pourtant pacifie
(avec son étagement, et l'heureux dialogue de ses styles emboîtés),
la turbulence active de la ville et la rage précipitée du jour.
Pourquoi faut-il toujours que ce qui s'écrit diffère
à ce point de ce qui fut vécu ? Ce n'est ni la superposition
des ordres architecturaux, ni quelques réflexions sur les beautés
comparées de la grande colonnade du Louvre avec la façade de
l'église Saint-Sulpice, qui m'ont retenu sur cette place ; ni rien
d'explicitement culturel ; mais je ne sais quoi de diffus dans l'ombre, dans
la lumière, dans la monumentalité, dans la transparence claire
de la fontaine, dans la chaleur de la pierre dorée. Et sans doute
rien non plus de tout cela mais tout cela aussi, sans distinction, dans l'attente
et le temps répandu à travers l'espace que limitent les monuments...
La présence des passants, le va-et-vient des enfants en vêtements
vivement colorés et les grands personnages de pierre figés
en quelque noble attitude... les princes de l'Eglise dominant, dans leur
niche, le vif frémissement des eaux, et très haut, sur la loggia,
un monumental, et pourtant à peine perceptible, saint Paul... Ces
personnages de pierre disent certainement, beaucoup mieux que quoi que ce
soit, ce qui se passe pour moi au milieu de l'après-midi ensoleillé,
la tranquillité, non pas la pétrification... mais la stupéfaction
du temps. Le temps hors temps. Le temps qui ne compte pas avec la contrainte
n'est pas un temps pétrifié... et ces statues, ces monuments
eux-mêmes ne sont pas pétrifiés, mais sont là
rassurants, aussi parce que inutilement ils témoignent hors du temps...
dans un temps hors du temps, posé là, et peut-être viable.
J'écris « peut-être »
parce que, en effet, il faudrait écrire « à
peine »
ou « un
peu »
ou... en ce sens, qui fonde aujourd'hui comme hier la dimension de ces monuments,
le trop de place qu'ils occupent, et le vide qu'ils font, ce sens qui diffère
du vécu et n'en est pas moins une possible régulation de ce
vécu. »
Paris,
21 novembre 1996
« À
partir du pont Mirabeau la Seine s'élargit, et plus encore du pont
de Grenelle au pont de Bir-Hakeim. L'île aux Cygnes divise deux larges
bras d'eau où sur la rive gauche se garent les péniches...
lumière, soleil, ciel découvert bleu pâle sur le paysage
automnal. Quai Louis-Blériot, sur le trottoir, peu fréquenté,
les feuilles mortes s'accumulent en un épais tapis jaune paille. Eclats
vifs, transparence argentée, l'air et l'eau. Façades miroitantes
du front de Seine. Ouverture du ciel. Au premier plan, la statue de la Liberté
puis la tour Eiffel et, dans la perspective, tout Paris. Quelques mouettes
étincelantes, basses... Je m'attarde. Rien de particulier, l'air encore
matinal, la lumière attend d'être reconnue... elle n'attend
rien. J'allume une cigarette... j'ai passé la matinée à
lire le livre de Stella Georgoudi et Jean-Pierre Vernant, Mythes grecs
au figuré... fumée bleue... le fleuve étendu, largement
ouvert... concordance, duplicité, intelligence sensible des contraires. »
« En
sortant je marche à l'arrêt de l'autobus (72) qui me laissera
au pont Royal, d'où j'irai à pied jusqu'à la rue Sébastien-Bottin.
Le parcours suit les quais de la Seine... le Trocadéro, la tour Eiffel,
le Musée d'art moderne de la Ville de Paris (Exposition universelle
de 1937)... place de l'Alma... en 1867, à l'angle de l'avenue Montaigne
et de l'Alma, Manet fait construire un pavillon où il présente
plus de cinquante tableaux... À l'entrée du cours Albert-Ier,
monument à la mémoire d'Adam Mickiewicz par Bourdelle. Du pont
de l'Alma au pont des Invalides, le cours Albert-1er déploie une des
plus belles promenades de Paris... au printemps sur trois rangées
elle couverte du bouquet rose et blanc des marronniers...
Et déjà s'ouvrent les jardins des Champs-Elysées
et la place de la Concorde que je ne traverse jamais sans je ne sais quelle
impérative certitude, et que je me suis plu à habiter dans
La Vie à deux ou trois... « Elle est comme la plaque
tournante, le centre de l'exposition universelle et permanente des grandes
vitrines de la capitale. »
Quelques figures de pierre en marquent la disposition comme un monumental
jeu d'échecs qui ne comprendrait que des dames. Fontaines imitées
de celles qui se trouvent place Saint-Pierre de Rome... Triton courtise une
Néréide dans l'eau perlée et qui chante. Fraîcheur
matinale des amours. Le soleil frappe de côté et soulève,
enlève, emporte les chevaux de Marly de part et d'autre de l'obélisque
de Louxor... tout autour les figures des plus grandes villes de France perchées
sur les pavillons construits par Gabriel. Strasbourg serait représentée
sous les traits de Juliette Drouet... histoire... rumeur de la circulation
qui débouche sur les Champs-Elysées. À l'est le jardin
des Tuileries et, près du pont, la terrasse du bord de l'eau, le musée
de l'Orangerie, mon préféré... Monet, Cézanne,
Renoir... les impressionnistes sont ici chez eux, à Paris dans leur
lumière...
J'emprunte ce parcours trois ou quatre fois par semaine.
Rive droite, le ciel se découvre sur les jardins des Tuileries...
mouvement, nuages gris et bleu dans l'air et la lumière de la capitale.
Je quitte la voiture au pont Royal. »
Paris,
29 septembre 1998, 6 heures du matin
« La
place de la Concorde ouvre la rive gauche sur la rive droite, la périphérie
sur le centre, le Paris historique du Louvre sur le Paris de la Belle Epoque,
du
Près du Pont Alexandre-III, les palais des expositions
se perdent dans l'ouverture panoramique qui les domine. De l'autre côté,
l'Elysée, le palais présidentiel, n'est qu'un pavillon de luxe.
Lorsque les Français ont pris la Bastille, ils n'ont
pas fait du plein, mais du vide. Trop de vide, peut-être ? Tant de
vide que certains n'en sont pas revenus. Si l'on devait donner la formule
de l'esprit français, en ce qu'il ne ressemble à aucun autre,
et en conséquence inquiéterait, je dirais qu'il fait de la
place. Non pas comme le baroque italien en manière, en révulsion
extatiques, mais plus tranquillement et heureusement pour se complaire et
se plaire à lui-même, pour dégager le panorama des croyances
inutiles et des autres, pour la circulation, les besoins du plaisir et les
jeux rhétoriques de l'esprit.
Du siècle de Louis XIV au siècle de Voltaire,
même combat. Il faudrait enseigner aux enfants que c'est l'esprit même
du siècle de Louis XIV (Molière) qui renverse la Bastille.
Au demeurant, peu importe, tout passe dans l'air vide et plein de musique
: sonate, fanfare, orchestre de la lumière. À vous de jouer.
Le soleil frappe de côté et soulève,
enlève, emporte les chevaux de Marly de part et d'autre de l'obélisque
de Louksor qui semble ici d'une taille très raisonnable.
Lumières pâles, jaunes et bleues. Diagonales
rasantes vers les jardins.
Quelques silhouettes passent au loin, des taches violettes
et grises. Quelques voitures sur la place comme des jouets d'enfant... Et
le vaste ciel étendu, à peine bleuté, lumineux, transparent.
Tout est possible si je veux bien accompagner le spectacle
qui s'offre à moi. Celui-là ou un autre. Celui que chacun croit
devoir se donner à lui-même en se donnant aux autres.
Je suis là, présent au spectacle que la ville
se donne à elle-même, et cette seule présence me convient.
Je m'appuie un moment aux grilles du parc des Tuileries.
J'allume une cigarette. Tout est calme encore. L'air est doux, brillant. »
Paris,
22 février 1997
« Paris
Athènes. Qui veut savoir que la Grèce est ici, maintenant à
Paris, ou jamais ? Mansart, Le Nôtre, Versailles : une île. Place
de la Concorde, la lumière : le violet dans le gris. Paris Venise.
Partis de Venise nous accostons à Patmos, où sommeille le dieu
chrétien. Qu'est-ce qui nous manque ? Lumière mauve. Le temple
tremble et vibre dans le soleil. »
Paris,
5 février 1996
« Je
travaille à mon bureau quand soudain le ciel s'obscurcit. Tempête.
Pluie et grêle. Tout ce qui était gris devient bleu. Je ne vois
plus l'autre côté du pont. La Seine, tout à l'heure plus
large que le grand canal de la Giudecca, disparaît derrière
le mur humide et argenté d'un épais brouillard nocturne. »
Venise,
30 mai 2001
« Laissant
là ce cahier, j'ai passé la plus grande partie de l'après-midi
sur l'eau... vie active, scintillement de l'étendue, taches rouges
et roses au bout du champ, le bruit des vagues qui battent le pont. »
Nice,
31 juillet 1998
« Je
ne peux m'empêcher de penser que, même si elles furent composées
à Mantoue, il y a une étonnante adéquation entre Les
Vêpres et Venise... Entre Les Vêpres et l'architecture
byzantine de San Marco, en comptant l'intérieur et l'extérieur
de la basilique. Et non moins avec Venise, qui est tout entière emportement,
débordement, excès, louange.
Je ferme les yeux. Au soir, alors que le soleil se couche
derrière le canal de la Giudecca, et que les couleurs restent encore
chaudes et vivantes dans la pénombre crépusculaire et les première
clartés rose pâle de l'éclairage de la ville, je traverse
la place Saint-Marc déjà à moitié déserte.
Je suis en avance. Je m'attarde sur la Piazzetta. Les vagues viennent battre
le quai, et j'entends plus sourdement le bruit des gondoles qui s'entrechoquent.
Devant moi, au loin, derrière la pointe de la Dogana, la chiesa di
San Giorgio et son aristocratique façade palladienne... C'est maintenant.
C'est maintenant l'heure des vêpres et des prières du soir. »
Costebelle,
4 décembre 2001
« Comme
chaque jour, en fin d'après-midi, par centaines, le ballet, le vol
dansant, la vie, le brouillard musical des étourneaux. »
Nice,
2 avril 2000
« Au
matin. Le chant des oiseaux. Le soleil de biais. L'étendue bleue de
la Méditerranée, entre les arbres. Fraîcheur lumineuse.
Je nage sur l'étendue. »
Nice,
7 octobre 1996
« La
petite terrasse couverte de vignes sur laquelle je travaille est en vérité
un balcon dans les arbres... échappée sur la mer, ouverture
sur les montagnes... quelques rosiers en fleurs près de mon fauteuil...
cinquante à soixante mètres carrés d'un jardin qui suffit
à mon habitation et aux mouvements proches et lointains qui l'occupent.
Des palmiers coupent l'horizon... La lumière est
au-dedans du ciel... architectures méditerranéennes, terre
de Sienne-rose, volets à jalousie... les toits en terrasse... un mur
de myosotis... de grandes fleurs dressées... çà et là
des buissons de bougainvillées... l'horizon dégagé et
l'étendue liquide, aveuglante. »
Nice,
15 août 1998 – Assomption
« Je
sors sur la terrasse, partout le bleu éblouissant, profond, infini,
le ciel. Quelques nuages en pantalon. Se sentir là en corps traversé
de bleu. Une fête. Je prends avec le calendrier. Je prends naissance
avec. « Je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être
né. »
J'ouvre les bras. Pas un souffle d'air. J'y suis. Tout semble, sans commencement
ni fin, mobile, immobile, et naissant. »
Nice,
15 décembre 1998
« Sensations
multiples, l'or liquide sur la mer, dans l'après-midi. Vue plongeante
sur la lumière. La ville ensoleillée. Les palmes, le cur
jaune safran des régimes de dattes.
À l'horizon, la neige blanchit le sommet du contrefort des Alpes.
Ce matin, les montagnes enneigées semblaient sortir d'une gravure
d'Hokusaï.
Au-dessus des toits, entre les pins, j'aperçois
l'horloge et le clocher d'une église. Le temps ne manque pas. »
Nice,
17 juillet 1997
« Fraîcheur
du matin. Le drap bleu s'étend sur la ville blanche. Le soleil dore
les lauriers transparents qui coupent le ciel. Un buisson de bougainvilliers
brûle dans l'angle du jardin. Sur les terrasses personne n'est attendu.
La lumière se donne en spectacle et scintille dans l'air méditerranéen. »
Londres,
18 mai 2002
« La
ville, grande ouverte. Parcs, avenues, la ville est d'une nouvelle luminosité.
Grandes prose, étendues, « la séance des rythmes »
au soleil. Quartier désert. L'étude du ciel. La fille de B.
m'accompagne. Le ciel change de féerie. Silence jusqu'à la
Tamise, jusqu'au bord du fleuve... les branches et la pluie se jettent à
la croisée de la bibliothèque. »
Extraits des Chroniques du journal ordinaire de MARCELIN PLEYNET.
L'amour, 1982 - Le jour et l'heure, 1989 - Le plus court chemin, De « Tel Quel » à « L'Infini », 1997 - Les voyageurs de l'an 2000, 2000.
« Tel Quel », L'Infini n°58, été 1997 - « Tel Quel », L'Infini n°60, hiver 1997 - « Tel Quel », L'Infini n°61, printemps 1998 - « Situation », L'Infini n°72, hiver 2000 - « Situation », L'Infini n°76, automne 2001 - « Situation », L'Infini n°78, printemps 2002 - « Rimbaud étranger », L'Infini n°80, automne 2002.