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Sous la surface des images |
« Notre société n'est pas celle du spectacle, mais de la surveillance ; sous la surface des images, on investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l'échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ; les circuits de la communication sont les supports d'un cumul et d'une centralisation du savoir ; le jeu des signes définit les ancrages du pouvoir ; la belle totalité de l'individu n'est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l'individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique des forces et des corps. Nous sommes bien moins grecs que nous ne le croyons. Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage. » (pp. 252-253)
LA
MONTÉE DE LA CRIMINALITÉ
« Et à cet ensemble de précautions,
il faut ajouter la croyance, assez généralement partagée,
en une montée incessante et dangereuse des crimes. Alors que les historiens
d'aujourd'hui constatent une diminution des grandes bandes de malfaiteurs,
Le Trosne, lui, les voyait s'abattre comme nuées de sauterelles, sur
toute la campagne française. » (p.
92)
LA
CHAÎNE DES IDÉES
« Écoutez encore une fois Servan : il
faut que les idées de crime et de châtiment soient fortement
liées et “se succèdent sans intervalle... Quand vous
aurez ainsi formé la chaîne des idées dans la tête
de vos citoyens, vous pourrez alors vous vanter de les conduire et d'être
leurs maîtres. Un despote imbécile peut contraindre des esclaves
avec des chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus
fortement par la chaîne de leurs propres idées ; c'est au plan
fixe de la raison qu'il en attache le premier bout ; lien d'autant plus fort
que nous en ignorons la texture et que nous le croyons notre ouvrage ; le
désespoir et le temps rongent les liens de fer et d'acier, mais il
ne peut rien contre l'union habituelle des idées, il ne fait que la
resserrer davantage ; et sur les molles fibres du cerveau est fondée
la base inébranlable des plus fermes Empires1.” »
(pp. 121-122)
« 1
J.M.Servan, Discours sur l'administration de la justice criminelle,
1767, p. 35. »
LA
CITATION, FRAGMENT MUTILÉ
« Servan rêvait ainsi d'un appareil militaire
qui couvrirait tout le territoire de la nation et où chacun serait
occupé sans interruption mais de manière différente
selon le segment évolutif, la séquence génétique
dans laquelle il se trouve. La vie militaire commencerait au plus jeune âge,
quand on apprendrait aux enfants, dans des « manoirs militaires »,
le métier des armes ; elle s'achèverait dans ces mêmes
manoirs, lorsque les vétérans, jusqu'à leur dernier
jour, enseigneraient les enfants, feraient manœuvrer les recrues, présideraient
aux exercices des soldats, les surveilleraient lorsqu'ils exécuteraient
des travaux d'intérêt public, et enfin feraient régner
l'ordre dans le pays, pendant que la troupe se battrait aux frontières.
Il n'est pas un seul moment de la vie dont on ne puisse extraire des forces,
pourvu qu'on sache le différencier et le combiner avec d'autres. »
(pp. 193-194)
L'EXAMEN
« La superposition des rapports de pouvoir et
des relations de savoir prend dans l'examen tout son éclat visible.
Encore une innovation de l'âge classique que les historiens des sciences
ont laissée dans l'ombre. On fait l'histoire des expériences
sur les aveugles-nés, les enfants-loups ou sur l'hypnose. Mais qui
fera l'histoire plus générale, plus floue, plus déterminante
aussi, de l'« examen » – de ses rituels, de ses méthodes,
de ses personnages et de leur rôle, de ses jeux de questions et de
réponses, de ses systèmes de notation et de classement ? Car
dans cette mince technique se trouvent engagés tout un domaine de
savoir, tout un type de pouvoir. On parle souvent de l'idéologie que
portent avec elles, de façon discrète ou bavarde, les « sciences » humaines. Mais leur technologie même, ce petit schéma
opératoire qui a une telle diffusion (de la psychiatrie à la
pédagogie, du diagnostic des maladies à l'embauche de main-d'œuvre),
ce procédé si familier de l'examen, ne met-il pas en œuvre,
à l'intérieur d'un seul mécanisme, des relations de
pouvoir, qui permettent de prélever et de constituer du savoir ? Ce
n'est pas simplement au niveau de la conscience, des représentations
et dans ce qu'on croit savoir, mais au niveau de ce qui rend possible un
savoir que se fait l'investissement politique. » (p.
217)
DE
LA VISIBILITÉ
« La pleine lumière et le regard d'un
surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait.
La visibilité est un piège. » (p.
234)
DU
PANOPTIQUE
« Le Panoptique est une machine merveilleuse
qui, à partir des désirs les plus différents, fabrique
des effets homogènes de pouvoir.
Un assujettissement réel naît mécaniquement
d'une relation fictive. De sorte qu'il n'est pas nécessaire d'avoir
recours à des moyens de force pour contraindre le condamné
à la bonne conduite, le fou au calme, l'ouvrier au travail, l'écolier
à l'application, le malade à l'observation des ordonnances. »
(p. 236)
DES
DISCIPLINES
« Les disciplines réelles et corporelles
ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques.
Le contrat pouvait bien être imaginé comme fondement idéal
du droit et du pouvoir politique ; le panoptisme constituait le procédé
technique, universellement répandu, de la coercition. Il n'a pas cessé
de travailler en profondeur les structures juridiques de la société,
pour faire fonctionner les mécanismes effectifs du pouvoir à
l'encontre des cadres formels qu'il s'était donnés. Les « Lumières »
qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les
disciplines. » (p. 258)
...QUI
TOUS RESSEMBLENT AUX PRISONS
« Ce qui désormais s'impose à la
justice pénale comme son point d'application, son objet « utile »,
ce ne sera plus le corps du coupable dressé contre le corps du roi
; ce ne sera pas non plus le sujet de droit d'un contrat idéal ; mais
bien l'individu disciplinaire. Le point extrême de la justice pénale
sous l'Ancien Régime, c'était la découpe infinie du
corps du régicide : manifestation du pouvoir le plus fort sur le corps
du plus grand criminel dont la destruction totale fait éclater le
crime dans sa vérité. Le point idéal de la pénalité
aujourd'hui serait la discipline indéfinie : un interrogatoire qui
n'aurait pas de terme, une enquête qui se prolongerait sans limite
dans une observation minutieuse et toujours plus analytique, un jugement
qui serait en même temps la constitution d'un dossier jamais clos,
la douceur calculée d'une peine qui serait entrelacée à
la curiosité acharnée d'un examen, une procédure qui
serait à la fois la mesure permanente d'un écart par rapport
à une norme inaccessible et le mouvement asymptotique qui contraint
à la rejoindre à l'infini. Le supplice achève logiquement
une procédure commandée par l'Inquisition. La mise en « observation »
prolonge naturellement une justice envahie par les méthodes disciplinaires
et les procédures d'examen. Que la prison cellulaire, avec ses chronologies
scandées, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et
de notation, avec ses maîtres en normalité, qui relaient et
multiplient les fonctions du juge, soit devenue l'instrument moderne de la
pénalité, quoi d'étonnant ? Quoi d'étonnant si
la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux,
qui tous ressemblent aux prisons ? » (p.
264)
DU
DÉLINQUANT
« Le délinquant se distingue de l'infracteur
par le fait que c'est moins son acte que sa vie qui est pertinente pour le
caractériser. L'opération pénitentiaire, si elle veut
être une vraie rééducation, doit totaliser l'existence
du délinquant, faire de la prison une sorte de théâtre
artificiel et coercitif où il faut la reprendre de fond en comble.
Le châtiment légal porte sur un acte ; la technique punitive
sur une vie ; à elle par conséquent de reconstituer l'infime
et le pire dans la forme du savoir ; à elle d'en modifier les effets
ou d'en combler les lacunes, par une pratique contraignante. Connaissance
de la biographie, et technique de l'existence redressée. [...] Le
délinquant se distingue aussi de l'infracteur en ceci qu'il n'est
pas seulement l'auteur de son acte (auteur responsable en fonction de certains
critères de la volonté libre et consciente), mais qu'il est
lié à son délit par tout un faisceau de fils complexes
(instincts, pulsions, tendances, caractère). La technique pénitentiaire
porte non pas sur la relation d'auteur mais sur l'affinité du criminel
à son crime. » (pp.
292-293)
DU
FAIT DIVERS
« À cela s'ajoutait une longue entreprise
pour imposer à la perception qu'on avait des délinquants une
grille bien déterminée : les présenter comme tout proches,
partout présents et partout redoutables. C'est la fonction du fait
divers qui envahit une partie de la presse et qui commence [au XIXe
siècle] à avoir ses journaux propres. Le fait divers criminel,
par sa redondance quotidienne, rend acceptable l'ensemble des contrôles
judiciaires et policiers qui quadrillent la société ; il raconte
au jour le jour une sorte de bataille intérieure contre l'ennemi sans
visage ; dans cette guerre, il constitue le bulletin quotidien d'alarme ou
de victoire. Le roman criminel, qui commence à se développer
dans les feuilletons et dans la littérature à bon marché,
assume un rôle apparemment inverse. Il a surtout pour fonction de montrer
que le délinquant appartient à un monde entièrement
autre, sans relation avec l'existence quotidienne et familière. [...]
Les faits divers joints à la littérature policière ont
produit depuis plus d'un siècle une masse démesurée
de « récits de crimes » dans lesquels surtout la délinquance
apparaît à la fois comme très proche et quotidienne,
mais extrêmement lointaine par son origine, ses mobiles, le milieu
où elle se déploie quotidienne et exotique. Par l'importance
qu'on lui prête et le faste discursif dont on l'accompagne, on trace
autour d'elle une ligne qui, en l'exaltant, la met à part. Dans cette
délinquance si redoutable, et venue d'un ciel si étranger,
quel illégalisme pourrait se reconnaître ?... » (pp.
334-335)
DE
LA DÉLINQUANCE...
« Le réseau carcéral ne rejette
pas l'inassimilable dans un enfer confus, il n'a pas de dehors. Il reprend
d'un côté ce qu'il semble exclure de l'autre. Il économise
tout, y compris ce qu'il sanctionne. Il ne consent pas à perdre même
ce qu'il a tenu à disqualifier. Dans cette société panoptique
dont l'incarcération est l'armature omniprésente, le délinquant
n'est pas hors la loi ; il est, et même dès le départ,
dans la loi, au cœur même de la loi, ou du moins en plein milieu
de ces mécanismes qui font passer insensiblement de la discipline
à la loi, de la déviation à l'infraction. S'il est vrai
que la prison sanctionne la délinquance, celle-ci pour l'essentiel
se fabrique dans et par une incarcération que la prison en fin de
compte reconduit à son tour. La prison n'est que la suite naturelle,
rien de plus qu'un degré supérieur de cette hiérarchie
parcourue pas à pas. Le délinquant est un produit d'institution.
[...] Et inversement, le lyrisme de la marginalité peut bien s'enchanter
de l'image du
PUNITION
« La prison continue, sur ceux qu'on lui confie,
un travail commencé ailleurs et que toute la société
poursuit sur chacun par d'innombrables mécanismes de discipline. [...]
Mais, dans sa fonction, ce pouvoir de punir n'est pas essentiellement différent
de celui de guérir ou d'éduquer. Il reçoit d'eux, et
de leur tâche mineure et menue, une caution d'en bas ; mais qui n'en
est pas moins importante, puisque c'est celle de la technique et de la rationalité.
Le carcéral « naturalise » le pouvoir légal de punir,
comme il « légalise » le pouvoir technique de discipliner.
En les homogénéisant ainsi, en effaçant ce qu'il peut
y avoir de violent dans l'un et d'arbitraire dans l'autre, en atténuant
les effets de révolte qu'ils peuvent susciter tous deux, en rendant
par conséquent inutiles leur exaspération et leur acharnement,
en faisant circuler de l'un à l'autre les mêmes méthodes
calculées, mécaniques et discrètes, le carcéral
permet d'effectuer cette grande « économie » du pouvoir dont
le XVIIIe siècle avait cherché la formule, quand
montait le problème de l'accumulation et de la gestion utile des hommes.
La généralité carcérale, en
jouant dans toute l'épaisseur du corps social et en mêlant sans
cesse l'art de rectifier au droit de punir, abaisse le niveau à partir
duquel il devient naturel et acceptable d'être puni. » (pp.
354-355)
L'ACTIVITÉ
DE JUGER
« Mais inversement, si les juges acceptent de
plus en plus mal d'avoir à condamner pour condamner, l'activité
de juger s'est multipliée dans la mesure même où s'est
diffusé le pouvoir normalisateur. Porté par l'omniprésence
des dispositifs de discipline, prenant appui sur tous les appareillages carcéraux,
il est devenu une des fonctions majeures de notre société.
Les juges de normalité y sont présents partout. »
(pp. 355-356)
ASSUJETTISSEMENT
DES CORPS
« Le tissu carcéral de la société
assure à la fois les captations réelles du corps et sa perpétuelle
mise en observation. » (p.
356)
CONCLUSION
SUSPENDUE
« Dans cette humanité centrale et centralisée,
effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis
par des dispositifs d'"incarcération" multiples, objets
pour des discours qui sont eux-mêmes des éléments de
cette stratégie, il faut entendre le grondement de la bataille1. »
(p. 360)
« 1
J'interromps ici ce livre qui doit servir d'arrière-plan historique
à diverses études sur le pouvoir de normalisation et la formation
du savoir dans la société moderne. »
Extraits de : Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, collection Tel Gallimard, Paris, 1975.
(Les intertitres sont du recopieur.)