IRONIE numéro 90 - Supplément "Lecture de gravures"
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
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Lecture
de gravures

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IRONIE numéro 90, octobre 2003,
Lectures

 Lecture de gravures

Les textes de Lionel Dax et Augustin de Butler sur les Lascives (éditions de l'Amateur, mars 2003), présentés dans les numéros 84 et 86 d'Ironie commentent une sélection de gravures érotiques d'Agostino Carracci, graveur du XVIe siècle. Ils sont écrits, je les lis. Dans un premier temps, ma lecture reste volontaire, posée, sérieuse. Toutefois, le temps mouvant se déchire toujours ça et là...

Si j'insiste dans ma lecture, mon corps féminin finit par s'irriter quelque peu, comme dans toutes les occurrences semblables. Il se fatigue de tant de sollicitude et aspire à autre chose, à d'autres images où les hommes masculins seraient un peu plus mouillés... (si j'ose dire !). Le « beau caillou de rêve » de Philippe Sollers m'agace. Bien sûr, je sais tout ce qu'un corps féminin flamboyant de jeunesse a de propre à faire rêver, montrant et masquant tout à la fois. Bien sûr, la vision d'un corps masculin, tout bardé de ses poils comme autant de défenses, se prête moins à une contemplation béate et confite ; ce sexe extérieur n'acquiert une réelle beauté que dans la force de l'érection, le surgissement du désir qui se montre enfin et suscite l'émoi. [Ce sexe qui ne sait masquer son émoi.] Comme toujours, les gravures érotiques, par leur manque de pendant viril, finissent par me lasser, avec leur murmure répétitif disant inlassablement la même vision du désir des hommes de sexe masculin au sein de notre culture. (Il suffit de placer la situation dans un miroir pour comprendre, et d'imaginer des corps masculins sensuellement, voire sexuellement, montrés un peu partout, avec d'innombrables propos de femmes expliquant et détaillant ces corps, rêvant et raisonnant sur eux à l'infini, sans réciprocité...) Alors, je quitte le texte et regarde les gravures. Mon esprit vagabonde... Et si je lisais ces images à ma façon, en essayant autant que possible de laisser de côté toute érudition, toute référence savante ? Un jeu. Une autre lecture. Dans un autre miroir.

Oprhée et Eurydice
Agostino Carracci — Orphée et Eurydice

Nul doute que ces images parlent d'amour, des amours, de différentes sortes d'amour, et de jeu. La série des Lascives d'Augustin Carrache est une salutaire variation sur l'amour et sur ce lien qui unit les hommes et les femmes, et au-delà, les humains aux humains. La palette n'est toutefois pas exhaustive ; elle fixe les limites au-delà desquelles un esprit du XVIe siècle ne pouvait sans doute pas s'aventurer. Quel dommage à ce propos que l'on ne connaisse pas le sujet des trois gravures perdues !
Les manifestations de l'amour sexué représentées ici sont limitées. Les "libertés" de la Renaissance restent terriblement encadrées par les préceptes de l'Église (en tant qu'autorité morale). Quelques allusions à la masturbation dans ces gravures, mais rien sur la fellation, le cunnilingus, la sodomie et les pratiques sexuelles humaines autres que le coït le plus classique. Jusqu'au XXe siècle, ces pratiques n'ont pu être montrées, représentées en images que dans un contexte franchement pornographique et obscène. Même les plus libres des artistes sont restés soumis aux énormes pressions de la morale religieuse et n'ont pas pu s'affranchir de cette ligne blanche. Ils ont été dans l'impossibilité de le faire (non pas légalement ou moralement, mais absolument, du fait de leur condition de fragments du Grand Tout, agis autant qu'agissants). L'usage conventionnel du corps féminin pour dire l'amour, le désir s'est imposé à tous, y compris aux artistes homosexuels (d'où l'aspect parfois musclé des femmes représentées). Le corps féminin est depuis la Renaissance le point de passage obligé de l'expression du désir. Mais ce n'est qu'un code, dont nous voyons désormais l'univocité s'étioler...

Orphée et Eurydice : Dissonance (ou L'inaliénable lien)
En matière d'amour, c'est la dissonance qui saute ici aux yeux : l'union des corps (bras croisés l'un sur l'autre, jambes qui se touchent) s'oppose au désaccord complet des âmes (têtes et regards orientés dans des positions totalement divergentes).
Toutefois, une contemplation plus poussée de la gravure mène à une autre lecture. L'image parle de notre humaine condition. Les deux s'agrippent l'un à l'autre, s'allient contre des forces extérieures obscures et menaçantes. Ils s'unissent pour mieux résister. La scène reflète la fragilité des humains, qui les pousse à se rechercher, à se regrouper, face à l'indifférence hostile du vaste univers qui les entoure. On voit ici l'animal social incapable de survivre seul et son besoin fondamental de se lier à son semblable, bien au-delà de tout aspect sexué.

Andromède : Esclavage / Colère (ou Rencontre inégale)
Andromède est attachée comme le sont les esclaves.
Dans un premier temps, le monstre n'évoque rien. Sa forme n'est pas plus phallique que celle du corps féminin dessiné à ses côtés. Il est colère du bout de la gueule jusqu'à la queue fouettante et tarabiscotée. De quelle colère s'agit-il ? Qui est le monstre ? Un homme frustré dans son désir, rageant, écumant de ne pouvoir posséder ce qu'il convoite ? (L'objet de son désir est attaché de telle sorte qu'il ne pourra se plier à son appétit physique, son sexe notamment, défendu par le bras, étant inaccessible.)
Aparté. À propos de la peur archaïque du vagin (vagina dentata) : quand on veut noyer son chien, on l'accuse de la rage... Glissement de sens. Le vagin est douceur, tiédeur, moiteur, tendresse. Dentata, ce sont les dents, c'est-à-dire la bouche, la fellation ; la peur archaïque provient de là, bien plus sûrement que du vagin, lequel, entièrement dépourvu de surface dure, rude ou coupante, est incapable de blesser le phallus qui s'y glisse.

Andromède ou Hésione : Liberté (ou Échec d'une rencontre)
Andromède s'est libérée de ses chaînes. Elle s'écarte et s'éloigne du monstre.
Volontaire, courageuse, elle réussira bientôt à s'échapper. Le monstre dépité se fait implorant.
(La scène renvoie à une autre gravure de la série, Le vieillard et la courtisane, où le vieillard implorant a recours au seul dérisoire, ultime et inopérant argument pouvant lui servir à convaincre l'objet de son désir – l'argent.)

Les trois Grâces : Alliance de femmes (ou Amour lesbien)
Les trois Grâces montrent qu'elles voient qui les regarde ; mais elles s'en désintéressent, beaucoup plus occupées de leurs propres jeux que de l'envie d'une quelconque invite à se joindre à elles.

Vénus : Maternité (ou Amour heureux, serein)
Rien de sexuel dans cette vision de l'amour maternel. Les puttos sont les enfants de Vénus. Ici, les monstres des gravures précédentes sont soumis comme des petits chiens, doux comme des agneaux.
L'amour maternel asexué, représenté dans la moitié supérieure de la gravure, repose sur l'amour sexué, dont les attributs au repos sont montrés dans la partie inférieure. Ce sont les jambes de Vénus qui marquent la frontière entre ces deux types d'amour. Le sexe de Vénus est séparé des monstres apaisés par le socle du coquillage ; calme plat de ce côté-là.

Vénus châtiant l'amour : Enfance, jeux (ou Prémices érotiques)
Jeux pré-érotiques pubertaires, entre enfants. Vénus est une jeune adolescente qui surveille et dirige les jeux de ses jeunes frères et sœurs en train de jouer à colin-maillard.

La toilette de Vénus : Femme souveraine (ou Prémices de l'éveil à la sexualité)
Jeux pré-érotiques pubertaires, le petit satyre tournant cette fois-ci sa curiosité hors de lui-même, vers le corps et le sexe de Vénus, qui représente ici les femmes.
Bienveillante, Vénus (adulte) suit la découverte du jeune satyre bandant d'un regard protecteur. La naïveté du garçon l'attendrit ; néanmoins, son sourcil arqué indique qu'elle a conscience des complications que rencontrera le satyre/enfant lorsqu'il commencera à s'amuser vraiment aux jeux de l'amour. L'autre personnage est encore un bébé, ou un très jeune enfant, qui prend soin de Vénus, voulant ainsi lui prouver son affection d'enfant.

Satyre et nymphe endormie : Jeu espiègle (ou Préliminaires ludiques) (Cf. Ironie 84)
Éveil/Sommeil. La scène représente un moment d'un jeu de cache-cache. Le satyre, qui n'a pas de sexe, s'apprête à surprendre la nymphe endormie pour la réveiller en sursaut. Elle s'était cachée dans un bosquet, il a réussi à la trouver. À force d'attendre, elle s'est endormie : la surprise n'en sera que plus drôle. Jeu de cache-cache. Le satyre s'approche tout doucement (« Chut ! Ne faites pas de bruit ! »), il va lui faire peur pour la réveiller. Il s'amuse de la réaction prévisible de la nymphe, qui sera sans doute mécontente.
Jeux de l'amour espiègle, ludique, léger et joyeux.

Satyre et nymphe endormie : Préliminaires sérieux (ou Masturbation) (Cf. Ironie 84)
La nymphe fait semblant de dormir (la position de la tête sur le bras interdit tout endormissement réel) ; elle est sereine, offerte, presque indifférente. Le satyre la contemple, la main sur son sexe (on suppose). Il a vieilli, a perdu la jeunesse et la légèreté qu'il arborait sur la gravure précédente ; concentré sur son sexe caché au creux de sa main, il semble presque souffrir. Le drap tendu sur une branche figure un baldaquin, une alcôve. La suite de cette image serait que ces deux-là fassent l'amour.
Toutefois, le rictus du satyre appelle une autre interprétation possible. La nymphe endormie est inaccessible, imaginaire, et en même temps très proche ; le satyre se plie sous la douleur d'une masturbation substitutive de la réalisation de son désir amoureux.

Satyre fouettant une nymphe : Sadomasochisme (ou Sadisme) (Cf. Ironie 84)
Le diable, à l'arrière-plan avec ses cornes sur le front, dirige la scène.
Recherche de jouissance physique. Le diable s'en mêle, il faudra aller beaucoup plus loin, car le satyre ne bande même pas encore et la pose de la nymphe n'est nullement abandonnée. Il s'agit là encore d'un jeu, mais qui n'a plus rien d'enfantin, de joyeux, de léger ou de naïf. Les corps veulent de la jouissance, une jouissance dont ils n'ont pour l'instant même pas le premier émoi. La suite logique est le sadisme, une scène de sadisme. (Si le mot est anachronique, la pulsion, elle, ne l'est pas.)

Satyre saillissant une nymphe : Union (ou Amour d'adolescents) (Cf.Ironie 84)
Les deux corps s'apprêtent à accéder ensemble à l'union amoureuse en deux poses très symétriques et complémentaires. Front contre front. Ils sont un peu jeunes ces deux-là, ne sachant pas encore se laisser aller au pur plaisir insouciant, détendu et libre, très appliqués, le satyre pénétrant la nymphe qui est tout aussi attentive à l'action que lui. Deux adolescents menant à bien une première tentative de pénétration ? Au final, cette impression prédomine.
L'image rappelle aussi que l'approche de la jouissance rejette le rire, la folâtrerie et le jeu au rayon des accessoires. La jouissance, paroxysme du plaisir, est précédée du plus grand sérieux et du plus grand abandon ; ici, on ne joue plus. L'union des corps renvoie aux sphères célestes ; pour un peu, l'âme s'en mêlerait avec toute la majesté, la grandeur, la lourdeur aérienne, qui la caractérisent.

Loth et ses filles : Ardeur des hommes
L'homme s'apprête à forcer une femme à peine consentante. Il vient d'en saillir une autre, qui est encore en train d'essuyer les traces tangibles de l'acte, tandis qu'une troisième s'éloigne sur le chemin.
Aparté. Pourquoi diable est-ce qu'une fille (jeune) rêverait de coucher avec son père (vieux) ? Une fois de plus, on prête à des femmes des sentiments qui sont la projection d'un fantasme masculin (c'est le père qui a envie de coucher avec sa fille, désir facile à comprendre, et non pas l'inverse). Notre culture a une singulière propension à débarrasser le masculin de ceux de ses désirs qui contreviennent à la morale, et à en rejeter l'origine sur le féminin. [Où l'on met le doigt sur l'extrême imbrication du féminin et du masculin, qui sont beaucoup plus liés, entremêlés et interagis qu'ils ne veulent bien l'admettre ou le reconnaître.]

Suzanne et les vieillards : Concupiscence des hommes
Deux hommes libidineux veulent abuser d'une jeune femme qui est en train de s'enfuir. (Elle leur échappera.)
Comme la précédente, image d'hommes supposés incapables de maîtriser leurs pulsions sexuelles.

Le satyre sondeur : Amour maîtrisé (ou Courtoisie, délicatesse) (Cf. Ironie 86)
Femme sereine, satyre souriant.
Pourquoi le satyre/homme se fait-il diable et cache-t-il son sexe bandant ? Aurait-il peur de sa sexualité ? La femme est plus sereine, elle laisse faire son compagnon. Elle n'a visiblement pas besoin de tant de complications, elle.
Nous somme là dans une alcôve. Amour domestique, car l'oiseau est en cage (et non pas libre). L'enfant aussi est là. Il participe du décor familial, tout
comme le chat ronronnant, mais tous deux sont étrangers à l'action, ils n'interviennent pas.
En regardant plus longuement, j'arrive moi aussi à la conclusion que le satyre, pris d'une érection à la vue de la femme allongée, sonde son désir à elle avant d'aller plus loin, s'assure avant de poursuivre qu'elle aussi a envie de se livrer aux jeux de l'amour. Il sonde le désir de sa compagne. La scène est très
intéressante, montrant une réciprocité, un souci de l'autre, dont les représentations ne sont sans doute pas si fréquentes dans notre culture.

Le vieillard et la courtisane : Mort de l'amour (ou Là où il ne peut pas y avoir d'amour) (Cf. Ironie 86)
L'exacte inverse de la précédente. Le vieillard veut acheter l'amour. Dès lors, il n'y a plus d'amour (le putto brise son arc). On ne peut pas acheter l'amour, qui se situe ailleurs et suppose la complicité des deux partenaires, leur tacite entente, leur complicité.
On peut aussi faire une autre lecture de cette gravure. Que fait le chien ? Ne lèche-t-il pas son sexe ? Tranquillité domestique. Les deux semblent liés – mari et épouse ? Est-ce la femme qui repousse les avances de son mari ou l'homme qui veut acheter une prostituée, ou sa femme ? Tiédeur domestique, absence ou disparition de l'amour.

Ch. Gaudin, août 2003


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