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La Follia
(2e épisode) |
Blanc tacheté de marron, un serpent léopard surgit d'un corail igné; la murène réticulée, sous l'il figé d'un hippocampe translucide agrippé à une plante sanguine, fonce en direction du poisson joueur en livrée gris piqueté de points bleus. Ça bulle, ça bouffe... Stries noires et blanches, le papillon cocher hachuré de jaune et d'orange se gratte sur les massifs coralliens. Il échappe aux invectives de l'ange de mer en robe bleue. Je suis là au fond. Je vois la raie blanche de l'ange fou constellé de petits cercles blancs et cette légère mue émeraude aux lignes d'or qui ornent la nageoire caudale. Une vive me pique. Etourdi, engourdi d'électricité, je me noie là-dedans. Un long bec pointu passe. Un corps indigo rayé de bandes blanches rougit. Plus besoin d'air. Je me branche à l'eau de mer... Des anges se glissent vers les demoiselles, ces duègnes noires et coquettes, qui me caressent les joues. L'autre au loin fait le bouffon sans en avoir l'air : la blancheur du collier qui entoure sa tête dément le brun de sa bure. Ça chie des couleurs et je ris flasque... Un banc de labridés fouilleurs forme un tapis flottant, camaïeu outremer. Un gros mérou me pousse sans faire exprès; j'évite une peau duveteuse munie d'épines aux piqûres paralysantes. Je flotte à la chance. Robuste sprinter, le chirurgien-voilier déploie son art à l'aide d'une queue stylet épineuse aussi redoutable qu'un sabre. Il nargue un corps gris brun au visage grimé d'un violet suggéré... C'est une orgie orchestrée par des poissons discrets à la nage statique, juges cornus, points irisés bleus : les poissons coffres, lents, habiles, ne laissent rien passer. Ils sont la mémoire de la mer et s'ils viennent à mourir, ils répandent dans l'eau claire le suc toxique qui les fait vivre. Ils engrangent au sein de cette carapace fortifiée par des plaques osseuses hexagonales l'énigme des danses sous-marines. L'un d'eux se rapproche, me questionne : "Qu'est-ce que tu fais là toi ? Tes papiers ?". C'est un glouglou inaudible; je me sens seul tout d'un coup, je perds mon corps, son contrôle...
Et
là, mi-clos, les yeux cernés par ces images aquatiques, floating
dream, un froissement... Lyli est debout. Un rayon gagne la chambre. Ici
l'après-midi n'existe pas; c'est un avant-goût de la nuit...
On renforce l'éclipse à l'aide des volets. On saisit la fin
du jour et son recommencement. Nous vivons dans l'humeur des transitions.
Nous n'avons pas donné de nouvelles depuis
longtemps... Je dois rentrer...
Elle vient sur le lit, s'assoit en tailleur les mains posées devant
les flammèches de son sexe.
Je t'ai déjà parlé d'Hortense
?
Non.
Elle arrive demain à Louxor...
Je tiens son visage. J'essaye de lire en elle, l'avenir, rien... Madone inconstante, elle sait : "Quand je veux un homme, je l'ai; c'est un fruit juteux que je cueille légèrement." Et moi, là-dedans ? J'embrasse son cul.
9
Dans
le hall de l'hôtel, Edouard pose un il inquiet sur nous. Armand,
son mâle du moment, sous-traite une conversation avec Lyli autour d'un
opéra qui le travaille depuis l'enfance, Carmen. Edouard sirote
son thé, incapable de déclencher un récit précis
de notre absence. Il sait qu'il ne saura rien. Tout semble vouer aux convenances,
aux non-dits. La figure de Carmen se couche sur nos bouches comme une moule
espagnole piquée par les banderilles de la jalousie. La culture est
une ravissante idiote qui, par sa présence potiche, offre un liant,
un terrain d'entente, un consensus, à ceux qui ne s'écoutent
plus depuis longtemps, pris dans les rotatives de la politesse. Lyli part
chercher Hortense à l'aéroport. Edouard la suit du regard...
Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
Je ne répond pas. Il fulmine.
Que vas-tu faire maintenant ?
Je ne sais pas... marcher, seul...
J'intrigue,
ici, sur la terrasse de ce café excommunié des circuits balisés
par la police touristique, insectes blancs traquant l'aiguille terroriste
dans la meule musulmane. Ils protègent, nouveaux gardiens des temples,
les pyramides publicitaires, les hiéroglyphes du marché, les
papyrus du commerce, les mythes falsifiés. Quelques hommes fument le
narghilé. Devant nous, deux chiens dégueulasses traînent
leurs poils mouillés d'urine. Ils se frottent à cet oasis fétide,
excités par la sueur des culs brûlants. Le patron du boui-boui
leur jette à la gueule un seau d'eau croupie. Loin d'être indignés,
les deux bâtards dopés de merde s'ébrouent, jubilent,
grognent d'une reconnaissance maso. Rien n'arrête ce panégyrique
à la boue... Tout durcit leurs muscles transis de crasse. L'un des
deux brandit son fin pistil carmin, les pattes sur le dos du plus faible pour
l'amener à subir une copulation bizarre. Exactement, comme des chiens...
Rien ne limite leurs vibrations canines, leurs râles rageurs de chiens
perdus... J'imagine clairement Edouard et Armand, là, dans la pisse
des animaux, se chamaillant,
s'écorchant au sourire sale de la terre. "J'aime Bizet".
"Carmen, quelle femme !". Très bien sur eux, et derrière
le rideau propre des phrases gominées, Edouard urine dans la gueule
d'Armand qui lui secoue les couilles rasées. Carmen est adulée,
madone brune qui fait valser les toréadors, sautiller leurs ambivalences,
leurs petits culs de danseuses viriles... Prendre le taureau par les roubignoles,
les cornes, le cul, comme vous voudrez... mais prendre le taureau ! D'un coup
de bton, le patron du café sépare les bâtards effrontés
qui continuaient de plus belle. Les chiens aboient... Les hommes se marrent...
Le scénario ne change pas. Je pense à Lyli, à ce soir,
à sa bouche. Je ne m'en lasse pas. Le monde des hommes et des chiens
nous est totalement étranger. Il sent les convoitises tordues, la semence
avariée. Je laisse la rue à son agressivité, à
ses enflures, à son spectacle...
10
Hortense parle très vite, petite brune aux cheveux longs bouclés, nerveuse et drôle; elle ne cesse d'évoquer les polissonneries musicales, les extravagances poivrées de leurs expériences parisiennes, leur chasse à l'homme. Chaque semaine, elles faisaient leurs comptes... deux fêtes, trois hommes... Une journée, deux hommes... Hortense cavalait rondement plus que Lyli, imbattable, boulimique. Elles comparaient les formes, les situations, les imperfections, les signes particuliers : telle queue, telle main, tel cul, telle bouche, quel con, quel fou, quel doux, quelle brute... Ainsi soient-elles... Hortense ne distinguait plus la frontière entre la griserie et la noirceur du coma éthylique ... Lyli jonglait, alors qu'Hortense s'ouvrait les veines du sexe, imprudente par nécessité louche... Elle se plaisait dans la plaie... Piqûres de sperme, course à la queue, bite en train. Lyli louait l'excès d'Hortense parce qu'elle se refusait la démesure totale... La partition avant tout, la clé... Ne pas sauter sans la corde qui permet la remontée lorsque les forces nous lâchent. Hortense montrait sa blessure à tous ses amants et aucun ne daignait comprendre qu'elle attendait la cicatrisation. Ils y allaient plus allegro encore, fourrageaient, agrandissaient la plaie fumante.
Souvent,
elles se lançaient des défis de séduction, garces jusqu'aux
bouts des ongles. C'est l'anniversaire de Julien, l'été, la
fin du conservatoire, la fête dans un pavillon. Hortense arrive tôt
chez Lyli. Elles s'excitent aux préparatifs, temps béni des
ingrédients du charme. Les idées germent... Ça les affole
littéralement... Les seins d'Hortense touchent ceux de Lyli. Siamoises
du sexe, surs de baise, elles prêtent un drôle de serment,
celui qui fixera les règles pour le soir.
Tu es toujours d'accord ?
Oui, à fond.
Elles avaient
décidé du plan la veille au téléphone pour ajouter
à la nuit une matière pimentée, faire crépiter
les zones fantasmatiques.
Je fais couler un bain ?
Attends-moi dans la salle de bain, j'ai mieux.
Lyli file vers la cuisine marquant d'une accélération le processus.
Hortense s'allonge sur l'émail. Lyli jaillit une bouteille de champagne
sur son sexe, branlant le prépuce en liège...
On va se laver au champagne...
Tu es dingue !
Un bain de princesse...
Le champagne coule sur la nuque, lent jet de mousse gelée. La peau
mate d'Hortense pétille. Lyli débouche à tout va... Les
corps se raidissent à la fraîcheur du luxe. Elles se parfument
aux bulles. Une mousse fine les enveloppe d'un picotement sucré...
Elles rient et boivent la tasse avec frissons, mimant une noyade. "C'est
l'apéritif !". Hortense n'oublie pas de se laver le sexe... Lyli
l'imite... Elles frottent leurs mains contre les poils. Elles s'imprègnent.
Ce soir, elles vont choisir un bel homme. Et chacune devra le séduire,
l'entraîner à l'écart et le consommer, sans qu'il s'aperçoive
du truc. Elles ne devront pas se parler... Il ne devra rien soupçonner,
sortir de chez Julien avec la nette sensation d'avoir vécu une soirée
unique, et fait l'amour aux deux plus belles femmes du sérail. Il devra
vivre cette situation comme s'il en était le maître. Tout lui
échappera bien sûr.
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Il
fait presque nuit... Quelques torches de jardin éclairent les forsythias
et le cerisier... Elles l'ont déjà choisi, d'un regard, grand
et roux... Hortense danse déjà avec lui, à l'attaque...
Elle lui semble facile... Elle l'est. Elle s'accroche à son cou duveteux
et dandine des hanches froissant sa jupe violette. C'est le cousin de Julien,
de passage... Entre temps, Lyli se contracte derrière une discrétion
éphémère qui attise en douce l'axe de son sexe. Bientôt,
ce sera à elle. Sur la piste, ils ont disparu. Il existe une heure
où les absences ne paraissent plus suspectes. Les attentions s'amoindrissent.
Tout le monde danse. Tout le monde parle. Et chacun reste arqué sur
ses positions. Les regards se cabrent sur des originaux qui interrogent. Le
travail de l'apparence imprime son sceau. Les musiques s'enchaînent,
les corps se déchaînent... Le volume et les mouvements s'amplifient...
Les cheveux frisent de sueur... De la danse à la transe, il n'y a qu'un
pas, poussé par des rythmes plus vibrants, plus saccadés de
surcharges électriques. Le roux dodelinant s'applique à retrouver
l'haleine d'un rock racé. Il est là... Hortense s'est éclipsée
laissant libre court aux griffes de Lyli qui s'approche, le fixe... Il cherche
du regard celle qu'il vient de quitter évanouie de douceur, afin d'éviter
des complications ridicules. Elle a disparu. Comment avait-il pu ne pas remarquer
cette fille-là, ce cul-là, ces seins-là. Il est happé
par la nonchalance brute de Lyli. C'est clair, elle le veut... "Quoi
?" se dit-il "Qu'est-ce que j'ai ce soir ? Le parfum ? La chemise
? Les cheveux ?". Il se sent le point de convergence de la soif animale
des filles. "C'est mon jour, c'est ma chance, saisit tout !". Alors,
il joue lui aussi... Lyli le serre à la taille de ses mains rongées
d'excitation. Elle pense à sa queue. Une légère douleur
anime le roux. Il bande à nouveau, plus dur, sans conteste. Il est
pris à l'appétit en étant rassasié... Son sexe
le tourmente au point qu'il perpétue la danse. Elle se love dans ses
bras impunément; et l'embrasse au bas du cou. Il fond, c'est sûr...
Il l'entraîne au deuxième étage du pavillon. Ils se roulent
des langues. Elle sent sur sa jupe noire l'empreinte charnue du molosse. Ils
s'allongent sur le lit comme deux anguilles fébriles.
Hortense depuis a rejoint la piste shootée à un reggae répétitif.
Ça y est, le pari est gagné, classé. Suivent après,
le départ prudent des deux héroïnes, une douche glacée
à l'aube, les impressions du sexe levé. Hortense a noté
une excitation souveraine, des gestes imprécis mais amusants, une trop
grande précipitation lui permettant à peine de se régaler
d'un orgasme volé à l'arraché; alors que Lyli a su se
gaver de son endurance, de ses baisers mous mouillés. L'une a profité
de la fièvre convulsive du premier coït, l'autre de la sérénité
entraînée à l'amour. "Nous sommes complémentaires".
Sans aucun doute.
Je les regarde toutes les deux, en face. Elles sont glissantes de beauté, libres, fantasques jusqu'à plus soif, délivrées du joug pénible du regret.
11
Je n'ai pas su y faire. Le téléphone a sonné, il y a une heure. Depuis, elle pleure. Le père de Lyli vient de mourir, brutalement, d'un infarctus. Nue infiniment dans mes bras, le fouet du temps lacère Lyli. Les mots se désagrègent. La peau des mots est lépreuse. Elle gratte, elle s'effrite... Inutile de consoler, de parler. Elle s'allonge en chien de fusil. Je suis ses mouvements. Par bribes, je me souviens de ce père que je ne connaîtrai jamais...
Elle joue sur l'herbe, elle a cinq ans. Son père promeneur fume un cigarillo et la porte sur ses épaules, ses mains dures sur les petits genoux. Ils se dirigent vers la forêt, pas loin du jardin. Là, longtemps, ils cheminent. Ils s'engouffrent sans suivre un tracé précis. Il lui montre les empreintes des animaux, les champignons à ignorer, et les autres, ceux qu'elle retrouve épars dans les omelettes de maman. Il l'initie à ses secrets moussus, à l'odorat des bois, à l'ouïe de l'humus. Elle l'écoute. Halte, un bruit. Il ne faut pas passer par-là. Il faut sans arrêt contourner les pièges invisibles. La forêt est rude. Partout on se sent en danger, d'où l'immense réservoir imaginaire qu'elle contient. Il y a toujours un écueil sibyllin qui rôde quelque part à l'affût d'une faute, d'un pied naïf, d'une assurance trop fière. A maintes reprises, il demande le silence. Se taire, écouter les orgues de la nature, la messe des bêtes. Pour ramasser ce cèpe ou cette girolle, il s'agenouille sans bruit devant la preuve du miracle, l'extase de la découverte. Et d'un vieil Opinel, il coupe ces cierges moisis pour les sacrifier sur l'autel du goût. Je me souviens de ce rituel.
Pour la première fois, je perçois un détachement irrémédiable. Tandis que sa tête largue les amarres, collé à elle, loin d'elle en fait, je m'efforce d'étreindre ses pensées, de nuire à la mort, d'embrasser son père dans sa mémoire bouleversée.
Chaque été en Toscane, dans son village, il présente une pièce de théâtre, là où survit un cirque de verdure. Dans deux mois, il mettra en scène, atteint d'une contagion rieuse, les mes du bled. Lyli se rappelle souvent ces mots chantés, ces costumes bariolés guerriers, comme des gorgées de joie, la fête des artifices. Elle a dix ans. Elle pose ses mains sur les épaules de son père qui pour l'heure rédige la pièce. Elle aime l'agacer gentiment par des clins qui déstabilisent la plus subtile concentration. Il est beau quand il travaille... Lorsqu'il écrit, les sensations de la forêt ne sont pas loin. Des arbres à la page, il y a peu : le silence, la solitude, le partage des solitudes... "Prego Lyli, lascarmi scrivere". Il parcoure sa forêt intérieure... Il cueille des mots, vénéneux, comestibles... Il vénère le bruissement des feuilles, des livres, le sol des bois puissants. Lyli écoute ces chants toscans, la musique du père, sa liberté.
Je
n'en saurais pas plus, murée qu'elle est, calée dans le lit
de son enfance. Ses larmes humidifient mes mains. Je m'écarte un peu,
ne sachant plus quoi faire. La mort perdure, plus pressante que l'amour, ciselée
dans le marbre... Lyli semble absente maintenant... Calmée, elle se
tourne vers moi, pose sa tête sur mon buste paniqué. Elle cesse
de pleurer; je caresse ses cheveux.
Peux-tu me laisser seule, j'ai besoin de dormir...
Je sors de sa chambre à reculons. Une corde a lâché...
(à suivre...)
Lionel Dax