IRONIE numéro 71 - Supplément La Follia (Janvier 2002)
IRONIE
Interrogation Critique et Ludique
Parution et mise à jour irrégulières
> Supplément du numéro 71,
La Follia (4e épisode et fin)

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IRONIE numéro 71, Janvier 2002

La Follia (4e épisode et fin)

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"La solitude est bonne, mais garde tes distances
Et tu pourras être partout dans un désert."
Silesius

   "Encore le travers de l'amour courtois. Bien sûr la mort, mais ce n'est pas une raison. Tu pars en laissant derrière toi une traînée de questions. Voilà le casting du romantisme : des lettres enflammées, la frustration de l'objet perdu. Je ne peux cela Lyli. Je continue sans ta voix, voilà, pas le choix. Où es-tu ? Où ? Dis-moi... Je viendrai t'aimer..."

   Chaque jour, le "où" s'érige comme un colossal point d'interrogation. Une lettre vogue vers elle. Et rien. Je pars demain.

   "Revoilà la naïve correspondance sans réponse qui rejoue le sempiternel scénario de la muse. Ça y est : logorrhée du rut. Toute cette chiure sentimentale onaniste. Tout est une question de croyance... L'autre ne sera jamais qu'un mystère. Chaque femme est un voyage. Mémoire giclée au fond de l'autre... Je suis troublé... Tu me manques..."

   J'ai rejoué la scène à ma façon. Je me lève à cinq heures, tout est prêt. Ne rien dire, agir masqué. Aujourd'hui, je serai ailleurs. Je marche un peu vers le fleuve bouillant de l'aube. Je savoure cet instant comme une arrivée. Encore ankylosé et l'âme fondue par tant d'heures immobiles, j'éprouve la vie cahotante d'un vieux taxi, conduit à l'aveugle, tendu vers une situation inconnue. Le paysage file. Le recueillement s'impose. Le choix défonce les particules d'incertitude qui bloquent la respiration. J'ouvre la vitre, les poussières volent... La destination ne me préoccupe pas. Je prendrai le premier avion qui s'offrira à moi. Je m'accommoderai de cette contingence.

   L'aéroport me happe telle une petite ville au milieu du désert, un mirage de la civilisation. L'affairement y demeure constant... Tous les aéroports ont les mêmes caractéristiques... Ils préfigurent la ville en dépliant des couloirs, des boutiques uniformes. En pleine campagne, isolés comme des prisons pressurisées, ils imposent un avant-goût du rythme urbain. Les langues des pistes bétonnées attendent et propulsent les carlingues. Les haut-parleurs et les cliquetis électroniques jonglent avec les horaires et les lieux, panneaux mécaniques du croisement des êtres. L'avion pour Paris est complet; je n'insiste pas. L'hôtesse me sourit une question : "What do you want ?". Je ris du désarroi qu'elle croit deviner en moi. Vous n'y êtes pas jeune fille... Je suis ma logique : "The next". Je vois qu'elle essaye de toutes ses forces de comprendre. Elle fronce les sourcils et m'annonce deux destinations. Deux avions partent à la même heure, l'un vers Téhéran, l'autre vers Palerme : orient-occident, droite-gauche, est-ouest... On s'en remet au hasard et on se trouve en face d'un choix à formuler. Je la sens impatiente, agacée de ce flottement inadapté à la régulation des flux. Je prends mon temps, je la regarde. Un oil Palerme, un oil Téhéran. Je sens la flamme de l'Italie m'envahir, l'Europe me gagner. J'achète Palerme ! Je quitte l'Islam et son recouvrement de l'histoire, la brise bruyante des muezzins, les sirènes surchauffées du culte, pour le silence sécurisant de la Sicile. L'Italie me chatouille déjà; je me rapproche peut-être de Lyli. Je regarde le ciel. Je me sens bien.

16

   Je n'ai pas hésité une seconde dès que j'ai entendu la voix bouclée d'Angelo. "Quoi ? Tu es à Palerme ? Viens vite, ici, à Lipari...". A peine arrivé en Sicile, je me suis souvenu de son rire éclaboussé à la fin d'une de ses performances où il lisait ses poésies sonores illisibles, truffées de signes mathématiques. Il appelait ses compositions en cascade des "éboulements cathartiques", des "poèmes psychanalytiques à géométrie variable", des "rouleaux mystiques". Il donnait l'impression de marcher sur l'eau rêvée de ses mots, dans une métrique pour lui seul compréhensible. Il vivait de peu, un ange en grand, dilaté de sensations éparses... Il a vécu cinq ans, comme ça, à Paris, à retranscrire les phrases de son délire intérieur. Par à coup, le charme de Lipari revenait et blessait son exil. De plus, ses fantasmes n'avaient plus besoin d'une capitale. Je ne l'avais pas revu depuis son départ, il y a un an. Ebouriffé, il m'a embrassé et serré comme un frère de retour à la maison. Merci.


Stromboli – Eruzione

   Toutes les cinq minutes, la bouche gronde et crache quelques caillasses incandescentes. Je tâte mes mollets qui endurent depuis trois heures l'ascension. Je m'accoude à un rocher. La pulpe de la terre distille des vibrations infimes. Je suis là, subjugué devant l'écorce ouverte, cette plaie jaculatoire du sol. Je sors un carnet où je griffonne les courbes du cratère. Je suis resté une heure face au sommet du cône, à sentir la fragilité de la terre qui flanche.

   Revenu de l'hémorragie terrestre, de ce nuage blanc sur Stromboli, je retrouve Angelo à son appartement qu'il partage avec sa sour Louisa. Elle pose la pasta con sarde devant nos mines affamées. Les pâtes baignent dans le fenouil, les pignons, et les sardines écrasées...
Angelo m'emmène au port, il me parle de Lacan, tout le temps... C'est son obsession comique. Il aime la folie parce qu'il sait la rendre tendre et colorée. L'Egypte me semble à des années lumières. Angelo n'est pas surpris de ma présence. Je le préviens que je cherche, que je fuis, que j'essaye le voyage comme une anti-mémoire. Ma conversation se réduit à quelques mots approximatifs d'approbation à son discours. Je lui parle d'une histoire d'amour qui m'échappe. Il balance sa tête bouclée en arrière avec un rire qui fend la mer :
   – Mais c'est ça, c'est incroyable, c'est ça qu'il faut vivre, profites-en !
   Son cœur, à chaque mot, bat dans sa bouche, déplié vers la source vivante de l'autre.
   – Elle joue du violon, c'est magnifique...
   Il ne me lâche plus, me tient :
   – Tu as touché la vérité de la présence, là, le presque dieu de l'instant.
   Je ne m'extasie point devant son exposition réconfortante des faits. Lyli est partie... Je me tais... Il perçoit mon imbécile résistance à l'hilarité de la nuit, et me laisse mariner. Je m'allonge sur un muret à écouter l'île.

   Tard, sans bruit, j'entrebâille la porte de la chambre de Louisa. Elle dort ou fait semblant; elle est étendue sur la toile de son drap avec le sourire du rêve. Dans quelques heures, elle sera plongée dans la foire gueulante du marché aux poissons. Je crois voir Lyli. Sa peau me manque comme un manteau pour le sommeil.

   Tôt le lendemain, j'embarque pour l'île de Vulcain... Louisa vend ses poissons, Angelo écrit... Le soufre, l'odeur jaune, craque, et la fumée s'épanche sur la perspective bleue de l'horizon. Je me délecte à la moquerie des volcans. On grimpe, et une fois en haut, on découvre une montagne à l'envers, un sommet inaccessible noyé dans le bouillon de la lave. Ce que nous venons d'atteindre se dérobe sous nos pieds fatigués. On se sent tout d'un coup ridicule devant l'improbable, le danger. Tu veux savoir et tu ne sauras rien. "Quand ?" "Quand je voudrais !". Les volcans sont imprévisibles. Les machines mêmes ne peuvent sonder leur base en fusion. "Bientôt", tous vivent avec ce "bientôt". La catastrophe sommeille mais l'homme s'en fout.

17

  « Cher Angelo,


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   Après vous avoir quitté, j'ai visité Naples en quatre jours. J'ai contourné le Vésuve, et me suis perdu dans les rues de Pompéi. J'ai souhaité le goût de la cendre. Je n'ai rien vu venir. Je me suis assis en haut du théâtre. Les mots ont disparu dans la cachette du souffleur, la trappe du temps. La proximité du volcan avec les ruines s'apprécie comme une révélation... Le présent menacera toujours le passé...
   J'ai rejoint la pension Daniele Casanova, proche de la gare. La nuit, les putes droguées défilent autour du rond point comme sur une piste de cirque...

   Le spectacle tourne en rond. Les hommes sont tristes. Les femmes sont tristes. Les enfants sont désespérants. Et pourtant, il y aura toujours quelques inopportuns pour brocarder tout ça, y extraire l'excitation nécessaire, la joie risquée de l'ironie.

   A Rome, je ne suis resté que deux jours, j'ai arpenté la ville à l'allure d'un guépard, d'une cage d'art à l'autre, de la Sixtine à Saint-Louis des Français. Puis j'ai loué une voiture. Lancé vers le Nord, j'ai traversé les champs d'églises de l'Italie. J'ai pris des petites routes, tôt le matin. J'aime conduire, seul, les vitres ouvertes sur la campagne... La géographie mamelle de la Toscane atténue ma vélocité interne, mon désir de fuite. Après tout, je me sens moins pressé.
   Je suis passé à Morra, guidé par un simple panneau indiquant des fresques de Signorelli. Pour moi seul, une jeune femme brune a ouvert l'église. Pas un banc, pas un autel, rien de liturgique sur les parois en décomposition. Pas assez d'argent, m'a t-elle dit, pour restaurer l'ouvre qui disparaît avec l'aide humide du temps. Les murs pleurent des peintures joyeuses...Quelle audace que ces corps tordus autour d'un Christ qui jubile sous les fouets... Les bourreaux sont presque nus, musclés, charmés par l'aura pubienne du Sauveur. La perspective marbrée est le socle de leur acharnement ludique. Je suis fasciné. Décidément, l'art m'excite...

   Il faut cesser cette poursuite ridicule vers personne. Être, rester, regarder. Je commence à écouter... »

Epilogue

Photo D.R.

Cliquez sur l'image pour agrandir. Photo D.R.

   Dehors, le soleil tape; je m'étends un peu au bord de l'eau. J'ouvre le journal et lis mon horoscope : "Vénus et Mars sont vos planètes... Un corps lumineux répand la clarté et brille durablement... Concentrez vos forces... Vous êtes tombé; vous avez touché le fond. A présent, il faut vous ressaisir... Une lumière brille au-dessus de vous... Reliez-vous à elle et entretenez-la. Le feu rassemble et éclaire. Le soleil et la lune éclairent le ciel... Vous êtes dans de bonnes dispositions."

Lionel Dax


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